Il était trois heures. La faim commençait à devenir un peu terrible. J’étais exténué, et j’avais des nausées. Tout en marchant je vomissais de temps à autre à la dérobée. Je descendis au restaurant populaire, lus le menu et haussai ostensiblement les épaules, comme si le petit salé et le lard fumé n’étaient pas du manger pour moi.

– La faim de Knut Hamsun1 1 - Le livre de poche (biblio), p. 71.

Rédigé en 1890, La faim de l’écrivain norvégien Knut Hamsun (1859-1952) a pour seul sujet, comme son titre l’indique, l’expérience de quelqu’un qui a faim et qui souffre de ce besoin, vital pour tout vivant, de manger afin de ne pas mourir. En ayant subi lui-même la sensation de la faim jusqu’à ne plus savoir ce qu’est manger, notamment lorsqu’il se trouva forcé à errer de ville en ville à la recherche d’un gagne-pain, quelque part du côté de l’Amérique, Hamsun devait explorer l’un des aspects les plus inconcevables de l’existence humaine. Il a ainsi décrit l’autre versant de l’attitude moderne qui consiste, selon Baudelaire, à «l’héroïsation de la vie quotidienne». Mis à part ce roman, l’expérience de la faim a été peu relatée en art. Cependant, puisqu’elle s’expose difficilement, surtout dans le domaine des arts visuels, cette pudeur peut aussi se comprendre. Mais faut-il, pour autant, l’ignorer?

Il y a moins de un an, l’exposition Comer o no Comer – manger ou ne pas manger –, présentée à Salamanque en Espagne, a eu le mérite de poser la question2 2 - L’exposition Comer o no Comer a eu lieu de novembre 2002 à janvier 2003 à la Casa (Centre de Arte de Salamanca). Un très beau et volumineux catalogue en version espagnole ou anglaise (To Eat or not to Eat, or relationships of art with food in the 20th Century, CASA, 2002, 536 p., 231 ill.) accompagnait l’exposition.. Cette exposition retraçait diverses avenues qu’entretiennent les arts visuels du 20e siècle avec la nourriture. Y étaient exposées les œuvres de 112 artistes internationaux – Beuys, Broodtaers, Delvoye, Duchamp, General Idea, Hatoum, Lavier, Matta-Clark, Spoerri, Vostell, etc. – qui, d’une façon ou d’une autre, ont représenté ou intégré dans certaines de leurs propositions des substances comestibles. Parallèlement à ces œuvres, le directeur du projet et co-commissaire, l’artiste Dario Corbeira, a aussi choisi d’exposer, comme en exergue à l’exposition, une nature morte de Luis Meléndez, peintre espagnol du 18e siècle. Intitulée Bodegón con madroños, cette toile montre ce que bien des œuvres de ce genre ont la particularité de reproduire, soit des fruits, une carafe de vin accompagnée d’un petit baril et un verre à demi rempli, le tout déposé sur une vieille table de bois. Considérées longtemps comme un genre mineur, les natures mortes n’en représentent pas moins le monde des choses terrestres et l’abondance nouvelle sur le plan alimentaire, laquelle accroîtra les plaisirs de la bouche. Toutefois, les raisons qui motivèrent Corbeira à exposer cette œuvre sont ailleurs. Le tableau se trouve ici moins important que son auteur. En effet, Meléndez avait beau être reconnu comme un spécialiste des natures mortes, il était aussi quelqu’un qui régulièrement souffrait de la faim3 3 - Voir le texte Eat, Create, Think, Enjoy de Dario Corbeira paru dans le catalogue (op. cit.), p. 15 et suiv..

Certes, le phénomène n’est pas nouveau. Et de le soulever ici comme problème pourrait paraître déplacé. Puisque l’histoire de l’art n’a jamais considéré, au dire de Nicolas Bourriaud, la création de soi comme une catégorie esthétique4 4 - Voir Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi, Éd. Denoël, p. 103.; à plus forte raison, elle n’a pas cherché à regarder, ou rarement, du côté de la condition matérielle d’existence. De plus, à l’époque classique, la jonction entre l’œuvre et le processus artistique avait peu d’importance et correspondait à deux sphères d’activités tout à fait différentes. Par contre, en prenant pour référence la vie et l’œuvre de Meléndez, c’est justement cette séparation entre l’art et la vie que l’exposition Comer o no Comer voulait souligner. En présentant l’œuvre d’un artiste qui avait le talent de peindre à merveille des fruits, du pain et du vin, mais qui ne pouvait trouver pour lui-même les moyens de se les procurer, l’idée nous était lancée que le phénomène de la faim comme sensation qui parfois devient douloureuse – sinon mortelle – lorsqu’elle n’est pas satisfaite, a aussi son importance lorsqu’il s’agit de la relation entre l’art et la nourriture. En somme, l’exemple de Meléndez ouvre sur la question de la place de l’éthique au sein de l’esthétique et, sans doute aussi, sur les limites de la modernité face à une certaine idée de l’éthique. Je m’explique.

La modernité est d’abord une attitude, un comportement, un style. Bourriaud, à la suite de Michel Foucault, l’interprète, en se référant à Baudelaire, comme «passion du présent». Mais la modernité n’est pas qu’un rapport vif au présent, il est aussi un rapport à soi. Les deux, en somme, vont de pair. C’est d’ailleurs ainsi que l’esthétique de l’existence s’associe d’emblée à une éthique. Le projet artistique moderne étant bien sûr de faire de sa vie une œuvre d’art. Or, nul doute, c’est dans ce même esprit que la liaison entre art et nourriture pouvait, au 20e siècle, avoir lieu. Que ce soit avec les Futuristes et leurs soirées culinaires, ou encore avec le Eat Art apparu dans les années 1960, le matériau alimentaire associé au domaine de l’art viendra célébrer, d’un point de vue gastronomique, la fin d’une certaine esthétique qui concevait le produit artistique comme un objet autonome. Par cette esthétique de la fête qui fait appel au corps hédoniste, les artistes-cuisiniers questionnaient les bases idéologiques du jugement de goût. En incorporant les sens du gustatif et de l’odorat dans le processus artistique, ils cherchaient à contester la pureté du jugement esthétique basé sur la contemplation désintéressée. Et c’est ce genre d’expérience, où les activités quotidiennes s’introduisent au sein de la création, qui caractérise, au dire de Bourriaud, l’attitude moderne dans les arts visuels. Paul Valéry avait déjà prophétisé cet art d’attitude qui valorise les «activités ordinaires» au détriment des «arts spécialisés». Pour le poète, toutefois, à l’intérieur de cette esthétique élargie, la faim comme sensation n’est pas complètement délaissée5 5 - Voir «L’infini esthétique» dans Œuvres, tome II (Pléiade), p. 1342.. Puisque l’esthétique est dorénavant comprise comme faculté de sentir, la faim est dans «l’ordre des choses esthétiques» la première sensation. Dès l’instant où elle est comblée, elle se transmue en plaisir de manger. Or, même si ce plaisir nous est commun avec les animaux, «puisqu’il ne suppose que la faim et ce qu’il faut pour la satisfaire», seuls les humains auront le loisir de développer les plaisirs de la table à partir desquels est présupposé l’art de manger6 6 - Sur cette distinction entre le plaisir de manger et les plaisirs de table, voir de Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Éd. Flammarion (Champs), p. 170.. Or, cet art de manger, que Valéry inclut parmi les activités quotidiennes, contribue aussi à l’art de vivre, tel que souhaité par la modernité artistique.

Comme on le sait, le sociologue Michel Maffesoli a également pour projet d’analyser cet art de vivre au sein de ce qu’il appelle un hédonisme au quotidien7 7 - Cet hédonisme du quotidien fait l’objet d’un ouvrage intitulé Au creux des apparencesPour une éthique de l’esthétique, Le livre de poche (Biblio/essais), 1993.. Dans le cadre des sociétés postmodernes, la vie comme forme d’art se développe désormais dans différents champs d’activités sociales. Comme partage du sensible, comme sensation mutuelle, l’esthétique se trouve ainsi intimement liée à l’éthique comme rapport à l’autre au sein de la socialité. L’être-ensemble génère des espaces communs de convivialité, voire même de fusion, où l’identité personnelle perd sa notoriété au profit de l’identification à des aventures partagées. Fait à noter : parmi ces points de rencontre, le fait culinaire occupe une place importante puisqu’il participe, dit-il, à la «centralité souterraine» de nos vies. Ce qu’il faut aussi retenir, c’est que l’union de l’art avec la vie accélérera la dévalorisation de la pratique artistique proprement dite. Il spécifiera d’ailleurs qu’assimilé à un fait existentiel, il est permis de penser que l’art célébré dans les moindres choses devienne un jour «notre pain quotidien8 8 - Voir Au creux des apparences, op. cit., p. 97.». À cette vision postmoderne du lien social qui unit l’art et la vie, Bourriaud aurait certaines réserves. Faire de sa vie une œuvre d’art est-il vraiment devenu, comme le pense Maffesoli, une injonction de masse? Même si l’art moderne du 20e siècle invente «des points de passage entre l’art et la vie» et qu’il demeure intrigué par l’idée de l’œuvre d’art totale au sein d’une esthétique unitaire, toute son analyse consiste également à montrer que cette esthétisation de la vie passe d’abord par un travail sur soi, une manière d’être, une attitude d’artiste. Ainsi, l’artiste moderne en intégrant sa vie dans un processus d’invention de soi – créer, c’est se créer – met en priorité l’existence avant les œuvres. Il a beau être animé par la fin de l’art au sein d’une existence unifiée, le geste artistique subsiste peu importe l’œuvre en tant que produit. Paul Ardenne dans son livre Un art contextueldéveloppera des idées similaires9 9 - Paul Ardenne, Un art contextuel, Flammarion, 2002.. Il s’agit de rendre compte du réel dans le contexte de la vie en société. Et même si cela nécessite l’abandon du mythe romantique, le statut de l’artiste moderne et contextuel ne disparaît pas pour autant. Chez Bourriaud, l’esthétisation de l’existence assumée par l’artiste moderne produit des «formes vécues», des personnages singuliers, qui les rapprochent des philosophes pré-socratiques; alors que chez Ardenne l’artiste contextuel se doit de conserver un lien ambigu d’association et de dissociation avec la société, de sorte que toutes activités artistiques en tant que «morale créative» génèrent une distance avec la vraie vie, celle où la faim est aussi, pour certains, une réalité.

Faut-il s’en étonner? Ce n’est pas avec l’assiette futuriste que les commissaires de Comer o no Comeront fait débuter leur survol du 20e siècle en ce qui a trait à l’art et la nourriture. Ils lui ont préféré des œuvres d’artistes associés au mouvement expressionniste allemand. Celles notamment de Baluschek, de Grosz, et de Dix, qui dans l’ensemble rappellent la misère humaine dans un contexte politique et économique en crise mais aussi, celles de Käthe Kollwitz, et tout particulièrement Brot! et Hunger! – Du pain! et La Faim! À la même époque, Bertold Brecht devait soutenir en paroles ces images de souffrance et de désespoir par cette formule lapidaire : «D’abord la bouffe, ensuite la morale!» Dans certaines circonstances la faim pour certains justifie les moyens, mais la morale n’est pas l’éthique, surtout pas lorsqu’elle s’identifie aux impératifs de la volonté bourgeoise axée sur le travail et la propriété. C’est que l’éthique comme rapport à l’autre, comme socialité, sous-entend d’ores et déjà le droit à l’alimentation10 10 - On trouve dans le catalogue de l’exposition de Comer o no Comer un texte de Jean Ziegler, écrit en collaboration avec Sally-Anne Way et Christophe Golay, sur le droit à l’alimentation. Voir The Right to Food : What Does it Mean?, p. 53 – 72.. Et ce droit a beau être aujourd’hui reconnu par les Nations Unies, il a d’abord pour fondement l’existence du corps dans sa naturalité brute. Manger, comme le rappelle le philosophe Hans Jonas, est «une nécessité ontologique absolue qui ne souffre pas d’exception11 11 - Voir «Sur le fondement ontologique d’une éthique du futur» paru dans Pour une éthique du futur, Rivages poche, 1998, p. 73.». Pour Jonas, il ne s’agit donc pas de manger ou de ne pas manger : nous devons manger. Il sera par conséquent déçu de constater que son maître en phénoménologie, Heidegger, qui a pourtant brillamment mis en lumière une analytique de l’être de l’homme comme souci devant la mort, a omis de considérer le phénomène de la faim comme donnée fondamentale de l’existence humaine.

Et pourtant, c’est indéniable : il y a la faim. Elle survient lorsqu’il y a manque de nourriture. Elle agit en absence de l’aliment susceptible de l’apaiser. Elle nous presse d’abréger cette sensation qui nous sépare physiologiquement du monde, et qui au même instant nous rend dépendants des autres. Le duo français Art Orienté objet, formé de Marion Laval-Jeantet et de Benoît Mangin, nous donne à entendre cet événement par l’intermédiaire d’une œuvre sonore mise sur le Web et intitulée Faim (2001)12 12 - www.synthesie.com/heterophonies/audiorama/aootxt.html. de l’artiste israelienne vivant à New York a d’abord été créée dans le cadre d’une résidence artistique à l’Academy of Media Art de Cologne (Allemagne). Elle a été présentée en France du 19 septembre au 26 octobre 2003, et à Oboro du 13 septembre au 19 octobre 1997, durant le Mois de la Photo (Montréal).. Pendant plus de trois minutes, on entend les pleurs d’un enfant qui a faim. Évidemment, cette banale supplication à satisfaire le besoin d’être nourri ne se réduit pas à un simple enregistrement des cris d’un bébé. Avec la collaboration d’une conceptrice sonore, ces plaintes ont été mixées à ceux de deux chats eux-mêmes en manque de nourriture. De toute évidence, les artistes ont pris un malin plaisir à brouiller ici des cris humains avec ceux des félins; à confondre notre faim à celle de l’animal. Soyons clair : ce qui intéresse avant tout ce duo, c’est le rapport prédateur qu’entretiennent les humains avec le monde animal par lequel s’établit un pouvoir devenu de plus en plus pernicieux grâce aux nouvelles technologies, ce qui, dans certains cas, peut nous faire basculer dans une méfiance face à ce que nous ingérons. Pour s’en amuser, le duo avait installé, en 1993 la gigantesque photographie d’une vache dans une vitrine du quartier de la prostitution à Arnhem aux Pays-Bas, et sur laquelle était inscrit en néerlandais : «En cas d’empoisonnement, n’absorbez rien et surtout pas de lait». Mais si le soupçon et le désir de protection eu égard à la consommation de l’autre furent ici soulignés sous l’angle de l’ironie, comment aborder plus sérieusement notre engagement face à la faim de l’autre ?

Pour rendre hommage à la pomme de terre, qui a sauvé en temps de guerre des millions de gens condamnés à la famine, Ben en a signé une en l’an 2000 et l’a laissée se putréfier lentement en œuvre d’art. Mais la faim de l’autre ici n’avait pas vraiment de visage. Par contre, récemment, l’artiste Irit Batsry présentait à La Ferme du buisson située à Marne-la-Vallée (France) une installation-vidéo intitulée To Leave and to Take – À laisser et à prendre (13), où le problème de la faim de l’autre était directement suggéré. Déjà présentée chez Oboro en 1997, cette installation consiste d’abord en un étalement sur le sol de milliers de gants de plastique transparent remplis de riz. Dans cette dernière version, trois mille tonnes de riz ont été nécessaires à la confection de ces gants transformés en autant de mains qui s’offrent au spectateur soit de façon éparpillée, soit encore rassemblées en amas, comme pour rappeler des barricades de protection en forme d’abri. Mais ces gants modelés par le riz sont évidemment accompagnés par deux vidéos projetées en alternance. L’une montre des images d’une femme assise par terre, dans une rue populeuse d’un pays du tiers-monde, et qui racle inlassablement le fond d’un récipient; l’autre présente une main qui déplace de manière répétitive, d’un tas à un autre, des grains de riz. Batsry, qui a effectué au moins deux voyages en Inde, est tout à fait consciente de la difficulté de montrer la faim dans le contexte d’une exposition. Elle raconte dans une interview que son propos est bien sûr celui de la faim dont souffrent des milliers de gens dans le monde, mais que l’on peut aussi y voir la question de l’altérité, du donner et du recevoir dans un contexte de mondialisation des marchés et des rapports de pouvoir entre le nord et le sud. Mais la difficulté de son engagement persiste : le souci de la faim de l’autre, parce que livré à une mise en scène visuelle et plastique, voire même sonore, reste cantonné au domaine des sensations. Dans un article paru dans Le Monde (édition du lundi 6 octobre 2003), Batsry reconnaît son impuissance en expliquant qu’avec le temps elle a appris que l’art n’est pas une transaction binaire, car «on ne donne pas forcément aux gens à qui l’on a pris».

Afin de contourner ces difficultés, les artistes fidèles aux principes de la modernité ont mis en place comme on l’a vu des attitudes d’éthique créatrice qui permettent de sortir du monde de l’image et de favoriser par la même occasion des espaces de rencontre qui organisent autrement la relation artiste-spectateur. La question de l’altérité se résout alors sous la forme de participation ou tout au moins de proximité avec le dispositif d’exposition de l’œuvre. Autrement dit, la modernité, en favorisant de nouvelles possibilités d’existence, invite également à de nouvelles formes de relation à autrui. C’est ce que Ardenne appelle au niveau de l’art contextuel, l’autrisme. L’autre dont il s’agit alors est ce quelqu’un que l’on peut immédiatement toucher, solliciter, et avec qui on peut également dialoguer. Par conséquent, l’éthique recherchée à l’intérieur de l’esthétique des artistes modernes devient effective seulement au niveau du micro-politique. Les bons sentiments humanitaires, pourrait-on dire, font rarement de bonnes œuvres. Comme le souligne Bourriaud, même si les artistes sont aussi «producteurs de morale», ils refusent par contre la morale universaliste, tout comme ils ont refusé les prétentions à l’universalité du jugement de goût. Le travail qu’élabore Massimo Guerrera depuis les années 1995 avec Cantine, redistribution et transformation de nourritures terrestres, ou encore avec Porus, en 1999 et Darboral, en 2000, est tout à fait exemplaire à ce sujet. En mettant en scène une «œuvre» qui se concentre sur l’expérience de l’incorporation alimentaire, ces diverses interventions stimulent la rencontre et le dialogue à partir desquels la cuisine comme lieu de partage est centrale. Ici, pas de crainte, la faim est toujours rassasiée et convertie en jouissance. Et cette jouissance esthétique est loin de celle que recherche l’esthétique de la contemplation, puisqu’elle s’élabore dans le face à face, comme le suggère cet extrait d’un texte de 1998 accompagnant l’exposition Porus : «Au fait, je ne t’ai pas demandé si tu avais faim, viens on va partager un sandwich aux oeufs».

Contrairement à l’installation-vidéo de Batsry, la question de la faim chez Guerrera ne se réduit pas à des images. Elle est d’abord ce qui rend possible une mise en relation des formes vécues, laquelle débouche sur une éthique du dialogue. Par ailleurs, puisque la faim de l’autre est prise en charge dans une forme artistique, cette faim partagée s’insère toujours dans un espace de jeu où l’esthétique s’impose. Normal : l’éthique dont il est question au sein de la modernité est nécessairement confinée à des pratiques où le visage de l’autre s’expose, d’une manière ou d’une autre, dans le processus artistique. On est alors loin de l’éthique telle que la comprend Lévinas c’est-à-dire comme remise en question de mon être sensible par le visage de l’autre. Chez Lévinas, la nudité du visage éthique ne peut en effet se confondre au visage esthétique. En voulant toucher au plus près le réel dans un rapport à soi, la modernité artistique se voit donc contrainte de demeurer à l’écart du visage d’autrui, comme si le visage de la faim était toujours ailleurs. Par contre, cela ne signifie pas pour autant qu’elle est dégagée de tout souci. Surtout pas lorsqu’on en est soi-même victime.

André-Louis Paré
Cet article parait également dans le numéro 50 - Nourritures
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