La peur et son double : peurs réelles et imaginaires en art performance latino-américain

Alexander Del Re
Patricia Contreras Fuentes
David PérezLo que dice la piel, Caracas, Vénézuela, 2005.
Photo : permission de David Perez

La « cohérence » et la « continuité » de « la personne » ne sont pas des traits logiques ou analytiques du caractère de personne ; ce sont plutôt des normes d’intelligibilité ­instituées et maintenues par la société.

Judith Butler

La production artistique exprime-t-elle le contexte social et politique dans lequel vivent et travaillent les artistes ? La réponse serait peut-être affirmative à plus d’un titre. Mais que peut-on dire d’une discipline donnée, en un temps et un lieu donné ? Quel est le degré d’incidence du statut sociopolitique d’un pays ou d’une région sur les œuvres de performance ? Lorsque l’on étudie une région ayant connu des peurs et des tensions sociopolitiques continuelles, retrouve-t-on en ­parallèle des peurs personnelles et (ou) sociales au sein du travail en art ­performance dans cette région ? La présence de la peur dans la pratique contemporaine de l’art performance reflète-t-elle une « peur sociale » contextuelle ou s’agit-il de l’indice d’un état autre de ­l’humanité dans lequel la peur envahit tous les domaines de l’existence ? Le présent texte propose une réflexion sur la présence de la « peur » dans la pratique contemporaine de l’art performance en Amérique latine, en relation avec l’histoire récente des régions de production des œuvres, et ses conséquences pour les futures stratégies artistiques de la ­discipline.

La politique latino-américaine a été dominée par des dictatures militaires depuis le milieu des années 1960 jusqu’au début des années 1990. À commencer par le coup d’état brésilien de 1965, l’armée s’est emparée du pouvoir dans la plupart des pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud jusqu’à la fin des années 1980. L’influence de la politique extérieure des États-Unis est manifeste dans cette partie du monde, avec le développement de la prétendue « doctrine de la sécurité nationale », un programme visant à juguler l’expansion de l’influence de la politique cubaine dans cette région. Dans la plupart des pays latino-américains, les régimes autoritaires équivalaient à la perte partielle ou totale des libertés civiques pour les citoyens et, dans les situations les plus extrêmes, jusqu’au sacrifice de leurs vies dans le cadre des ­systèmes de répression dirigés par l’État. 

Entre la fin des années 1960 et les années 1980, les artistes de ­performance ont dominé la scène artistique de l’avant-garde ­latino-américaine, principalement en réaction à la situation politique dans leurs pays respectifs. Mais depuis les années 1990, puisque l’ensemble de cette partie du monde – à l’exception de Cuba – a connu un ­processus démocratique complet, l’art performance est devenu un outil plus important entre les mains d’une génération d’artistes actuels.

Il existe une tradition de l’art performance en tant qu’indice radical des sociétés dans lesquelles les artistes ont grandi et comme moyen d’approche des processus de pensée et des sensibilités en un moment historique donné ou dans une certaine région. « L’identité ­performative n’est ni homogène, ni stable, ni essentielle, ni unifiée (et, par ­conséquent, limitée à un type de personnalité et (ou) un type ethnique) ; elle est non fixée et déstabilisée, de telle sorte que ses imbrications politiques sont primordiales1 1 - Jane Blocker, Where Is Ana Mendieta : Identity, Performativity and Exile, Durham et Londres, Duke University Press, 1999, p. 24. [Notre traduction, comme pour les suivantes.. » On peut se demander si les « identités » ­latino‑­américaines actuelles – diverses et complexes – sont, jusqu’à un certain point, une construction des actions militaires passées dans une contrée donnée ou bien une représentation idéale et stable sans rapport avec la réalité. « Dans quelle mesure “l’identité” est-elle un idéal normatif, plutôt qu’un trait descriptif de l’expérience2 2 - Ibid., p. 16.  ? ».

Guillermo Gomez-Peña & La Pocha Nostra
Mapa Corpo, Glasgow, Écosse, 2007 (haut).
Calixto Saucedo
Ar-Chi-Bo, Rosario, Argentine, 2006 (bas).
Photos : Alexander Del Re

Pour débuter l’analyse de l’art performance et la présence de la peur au sein de l’avant-garde latino-américaine, il faut nous arrêter ­brièvement et étudier les artistes dont le territoire imaginaire ne se situe pas dans les pays de cette partie du monde, ceux qui vivent en exil, ­principalement aux États-Unis.

L’artiste d’origine cubaine Ana Mendieta, qui a vécu et est décédée aux États-Unis, a développé un corpus célèbre avec la série intitulée Silueta (1973-1981), dans laquelle elle performait en laissant des traces de son corps dans plusieurs sites naturels, documentant l’action performative par des photographies. Dans cette série, elle fait référence à sa présence/absence en tant que citoyenne exilée de son pays, suggérant ainsi sa peur ontologique de la disparition, au sens d’une impossibilité de retourner dans les lieux qu’elle a été forcée de quitter. Son travail englobe également la présence immanente de la frontière : en tant qu’exilée, son existence est inscrite dans les lieux où elle ne peut résider. On pourrait désigner cette première approche comme étant la « peur ontologique ». 

La tension et la peur « à la frontière de l’Amérique latine » est manifeste dans l’œuvre de Guillermo Gómez-Peña, artiste et auteur d’origine mexicaine. Dans son travail individuel et dans le cadre de La Pocha Nostra (avec Roberto Sifuentes et d’autres collaborateurs), il traite de l’état du monde après les événements du 11 septembre 2001 par le biais de l’immigration, de l’interculturel et de la mondialisation. Sa diatribe en spanglais, au caractère souvent apocalyptique, cite les interventions américaines à travers le monde comme étant la principale source des troubles de la planète. Dans l’œuvre récente intitulée Mapa Corpo, La Pocha Nostra propose une vision des « body politics » dominée par la guerre, en montrant un corps nu livré à l’acupuncture, les aiguilles étant coiffées des drapeaux des « forces de coalition », métaphore de ce qui devait inévitablement se produire. Nous sommes ici en présence d’une « peur discursive/territoriale », alors qu’une peur réelle et imaginaire est dévoilée, sans pouvoir y trouver de solution.

Toutefois, l’art performance mexicain actuel est beaucoup moins imprégné du rapport  redoutable avec le pays qui le limite au Nord. Dans le travail d’Elvira Santamaría, l’intime est lié au politique par la ­confrontation avec l’espace public. Dans son œuvre Arrastrando un cuerpo (Traîner un corps), datant de 1995, elle enveloppe le corps d’un collaborateur dans un drap blanc pour le traîner à travers la grande place du Zócalo, à Mexico. Son père venant tout juste d’être assassiné, sa provocation/invocation publique est un appel aux habitants de la mégapole, où règnent malheureusement le crime et les enlèvements. En abordant sa peur et sa douleur ­individuelles, elle met l’autre en présence de sa propre insécurité personnelle.  

D’une certaine façon, l’approche de Santamaría est caractéristique de la génération actuelle des performeurs mexicains : au lieu d’être des œuvres « radicales », elles sont le reflet subtil – et donc plus intense – de la vie d’individus qui ne s’étonnent de rien. « C’est comme si l’absence de limites dans cette société, trop ouverte pour être mise en échec au cours des vingt dernières années, incitait [les artistes] à prendre des positions plus radicales, à la fois sur les plans artistique et politique3 3 - Mónica Meyer, Rosa Chillante. Mujeres y Performance en México, Mexico, Pinto mi Raya, 2003, p. 45.. » Dans ce cas-ci, les peurs personnelles deviennent publiques, peut-être afin de communiquer leur imminence. La peur personnelle atteignant la confrontation publique sur différents plans est également présente dans le travail d’artistes d’Amérique centrale. Cette partie du monde était un terrain très propice aux dictatures à la fin des années 1980 ; jusqu’à aujourd’hui, dans certains pays, l’armée est encore au pouvoir dans une large mesure. 

Jonathan Vivanco
The Man who (…) the world, Valparaíso, Chili, 2003.
Photos : Alejandra Herrera
David Perez
Isla abierta, Saint-Domingue, République Dominicaine, 2006.
Photos : permission de David Perez

Dans certains pays des Caraïbes, les tensions sociales, la violence et l’immigration forcée ont conduit à l’acceptation sociale de la « peur de l’autre ». En République dominicaine – pays situé dans les Antilles, avec une frontière ouverte en commun avec Haïti sur l’île d’Hispaniola – la question de l’immigration haïtienne est synonyme de « malaise social ». Les immigrants haïtiens, qui parlent leur propre language (le créole d’Haïti), ont souvent inspiré « des peurs et de la méfiance » aux Dominicains, bien que les Haïtiens occupent les pires emplois et soient fréquemment maltraités. Le travail de l’artiste dominicain David Pérez (alias Karmadavis) explore la peur continuelle de l’autre. Ayant décidé de tatouer une phrase en créole d’Haïti sur son avant-bras, il a demandé un texte à un immigrant haïtien vivant dans sa ville, texte dont il ne ­connaissait pas la signification au moment du tatouage. « Je lui ai demandé un commentaire sur la situation politique et historique de nos deux pays4 4 - Sandra Somaya, Primer Encuentro Mundial de Arte Corporal, Caracas, Ministerio de la Cultura, 2006, p. 64.. » L’artiste a choisi d’affronter sa peur et sa méfiance de l’autre en se forçant à faire confiance à un étranger, dans le but de créer une impression durable (mais inconnue) d’un message sur son corps, transformant ainsi sa peur en empathie pour la peur et la souffrance de l’autre. Il en résulte une sorte de processus de purification : la peur est transformée en une autre forme d’échange humain et se trouve ainsi surmontée. Depuis une décennie, cette transformation de la peur en empathie est présente dans la production artistique de plusieurs régions des pays les plus instables d’Amérique latine.

Il existe cependant une transformation plus radicale de la peur dans des pays comme la Colombie. Tandis que le pays était aux prises avec une flambée de violence au cours des deux dernières décennies – violence due aux bandes criminelles liées à la drogue, de même qu’à l’agitation politique –, la production artistique a suivi deux voies différentes. La première est fondée sur le « rejet » de la peur individuelle et sa ­transformation en « rage », tel qu’en témoigne le travail de Rosemberg Sandoval. Dans son œuvre intitulée Mugre (Saleté), il porte un sans abri sur ses épaules depuis un point dans la ville jusqu’à la salle blanche d’un musée d’art et laisse les traces des vêtements sales de celui-ci sur les murs du musée, dessinant un trait noir qui souligne notre propre négligence de ceux qui nous entourent. La peur qu’éprouve l’artiste d’être consommé, regurgité, puis finalement oublié par la société, nous est renvoyée sous forme de rage. « Je me sers [du sans abri] comme d’un chiffon sale ; je le porte sur mes épaules et je dessine un trait de souffrance et de saleté sur le mur blanc du musée5 5 - Rosemberg Sandoval, Rosemberg Sandoval, catalogue d’artiste, Bogota, 2004, p. 25.. » Dans ce cas-ci, l’amplification des peurs ­individuelles se transforme en rage, de telle sorte que les autres deviennent des « ­victimes » qui doivent affronter ces peurs par eux-mêmes. 

La seconde approche se rencontre parmi la génération plus jeune, qui transforme la peur individuelle en une chaîne de compassion ­mondiale. Pertuz réalise cette approche grâce à Internet. Il confronte sa peur de la mort avec la peur mondiale, et demande à l’auditoire de rendre publique sa peur de la mort en envoyant des messages à un site Web, en vue d’une publication ultérieure. La dissolution de la peur individuelle ne se produit alors qu’à l’échelle mondiale. 

Juste au moment où le président vénézuélien Chávez promulguait une nouvelle constitution en 1999, des pluies torrentielles, qui avaient tué des milliers de personnes, dévastaient la capitale, Caracas. La peur d’une destruction imprévisible due à l’élément le plus répandu, c’est-à-dire l’eau, a inspiré l’œuvre de Consuelo Méndez, dans laquelle elle chante l’hymne national vénézuélien la bouche remplie d’eau, jusqu’à l’épuisement et la suffocation. Très subtilement, elle exprimait aussi la peur d’une situation sociopolitique potentiellement explosive dans son pays. 

L’Argentine a vécu une des dictatures les plus brutales d’Amérique du Sud durant les années 1970 et 1980. Depuis le retour de la ­démocratie, le pays a subi plusieurs crises économiques, et connu l’instabilité sociale au cours de la dernière décennie. L’équilibre économique et social ­précaire entre l’Argentine et les pays voisins est l’une des sources de la peur que l’on retrouve dans le travail des artistes argentins de la performance. Dans son œuvre intitulée Ar-Chi-Bo (titre formé des premières lettres des mots Argentine, Chili et Bolivie), Calixto Saucedo réfléchit sur le poids des intérêts économiques en lien avec sa peur de l’instabilité parmi ces trois pays limitrophes ;  son corps fait office de symbole de la « peur ­collective ».

Au Chili, l’art performance dialogue avec le passé politique dans le travail de Leonardo González. L’artiste évoque de nouveau la terreur dans son œuvre ayant pour titre Intro, présentée à l’ancienne prison de Valparaiso en 2002. Cette performance s’est avérée un puissant ­dispositif mnémonique dans ce pays ayant grandement souffert pendant la dictature militaire. La peur était omniprésente, intense et conflictuelle, investie d’une violence qui outrageait la mémoire, faisant en sorte que le corps de l’artiste, aussi bien que le corps social, subissaient de ­nouveau les épreuves de l’histoire. L’artiste altérait et intensifiait ce rapport ­problématique et particulièrement violent avec l’histoire, transformant le site en un laboratoire hostile qui ravivait la torture, ­l’emprisonnement, les exécutions et les disparitions des corps survenus ces derniers temps dans son pays. L’hostilité et la violence ont persisté en raison de la durée de l’œuvre (huit heures), donnant lieu à l’épuisement physique et ­mental.

Leonardo González
Intro, Valparaíso, Chili, 2002.
Photo : Alejandra Herrera

On retrouve un genre plus global de peur dans le travail des artistes de la jeune génération, comme Jonathan Vivanco : au lieu de s’adresser à tel citoyen dans un pays donné, l’artiste s’adresse au monde entier. Son corps privé de territoire, de nation et de politique, en rapport constant avec la technologie et la virtualité, devient un corps neutralisé, un corps post-humain davantage accordé au nouvel ordre mondial. Dans son œuvre intitulée The Man Who (…) the World et élaborée à Valparaiso en 2002, l’artiste présente la paranoïa latente comme un phénomène sous-jacent aux politiques antiterroristes ayant cours principalement aux États-Unis, phénomène découlant aussi des catastrophes naturelles dues au réchauffement de la planète. L’installation audio présentée en galerie laisse transparaître un sentiment de peur déterminé par le caractère ingérable d’une situation dans laquelle des corps vulnérables subissent un danger omniprésent et virtuel imposé par le nouvel ordre mondial, à cause de la technologie. Une sonnerie d’alarme plonge les visiteurs dans un lieu apocalyptique où l’on entend le son de la « mort potentielle » ; ces derniers deviennent des victimes, et la seule alternative à la « ­survie » est un code qui peut désactiver le son désagréable. Nous sommes ici témoins des traces d’une certaine « peur globale et générationnelle » déclarée omniprésente, et dont l’imminence n’est, par conséquent, ni remise en question ni discutée.

Il semble exister une corrélation problématique entre, d’une part, les peurs individuelles et collectives telles que perçues par les ­artistes et d’autre part, les apparentes conditions sociopolitiques de leur ­propre ­existence. La présence de la peur dans le travail des artistes de ­performance latino-américains nous renseigne sur les stratégies de « ­l’artiste-entité sociale » qui se nourrit de la réalité pour en proposer une ­interprétation, élaborer une réflexion ou transformer cette ­réalité en une autre chose. « Étant déjà immergés dans le flux chaotique et ­désorganisé de la société de la fin du capitalisme, la seule stratégie demeure la “­cartographie” du social depuis l’intérieur6 6 - Janet Wolff, « On the Road Again : Metaphors of Travel in Cultural Criticism », Resident Alien : Feminist Cultural Criticism, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 224.. »

La compréhension des différentes stratégies liées au « sentiment de peur » dans les performances latino-américaines actuelles nous apporte des traces de la multiplicité des processus sociaux en cours dans les cultures présentes sur le continent. En dépit de leur richesse et de leur complexité, les approches artistiques de cette partie du monde ont de grandes similitudes. Le passé récent sert de toile de fond ­contemporaine et tragique à toute cette région qui n’est pas si différente de son histoire coloniale partagée. 

La peur dans la pratique de performance latino-américaine agit comme catalyseur dans la compréhension des processus sociaux vivants qui ont cours dans nos sociétés et qui composent un labyrinthe au sein duquel coexistent le passé récent, le présent et l’avenir.

Traduit de l’anglais par Denis Lessard

Alexander Del Re, David Pérez, Patricia Contreras Fuentes
Cet article parait également dans le numéro 61 - Peur
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