Voir : un acte d’interprétation informé

Quelques notes sur le festival Actoral

Anne-Marie St-Jean Aubre
Dana Michel Yellow towel, 2014.
Photo : © Ian Douglas
La vision nous montre ce que nous voulons bien voir quand la mémoire retient uniquement ce dont elle a envie. Elle parvient à faire un tri dans tout ce qu’elle enregistre, invitant la remémoration à précéder l’oubli, l’oubli, à succéder à la remémoration, enchainement devenu la condition même du souvenir.  
Un souvenir n’existe donc pas, il se fabrique, il s’invente.  

Marcelline Delbecq, Oublier, voir 

Suivre un festival ou voir une exposition implique des expériences de réception différentes, les deux types d’évènements s’offrant au visiteur selon deux types de temporalité. L’exposition, pensée comme un tout, est habituellement complète en elle-même lorsqu’elle devient accessible au public, qui peut en faire le tour d’un seul coup s’il le souhaite. Bien que de plus en plus de commissaires et d’artistes s’adonnent à des expérimentations quant au format temporel de l’exposition – en y incluant des performances, en changeant l’accrochage à mi-chemin, en ajoutant ou retirant des œuvres, etc. –, il reste que le modèle traditionnel de l’exposition, construite selon un parcours où les œuvres sont autant de pierres qui contribuent à l’édification d’un récit résultant du travail de réflexion mené par le commissaire, constitue encore la norme. De son côté, le festival implique naturellement une expérience marquée par la succession de représentations échelonnées sur plusieurs jours. Ainsi, suivre la programmation d’Actoral, qui s’étendait du 24 septembre au 11 octobre et qui comprenait plusieurs spectacles par soir présentés dans près d’une dizaine de lieux aux vocations multiples situés aux quatre coins de Marseille, sollicitait la mémoire et la mettait au travail de manière singulière. En effet, au fil des représentations, il devenait évident que mon regard s’affinait et que ma compréhension des spectacles vus précédemment se transformait, certains détails refaisant surface et prenant tout à coup des significations tout à fait différentes. 

Éclaté, Actoral conviait tout autant des écrivains et des metteurs en scène que des performeurs, des danseurs et des cinéastes afin de donner un aperçu des écritures d’aujourd’hui. Traiter d’un festival centré sur l’exploration de l’écriture m’a semblé l’occasion toute désignée d’expérimenter à mon tour dans la forme et le récit de mon expérience de spectatrice. Comment rendre compte, à l’écrit, des spectacles, des lectures, des mises en espace, des performances, des œuvres d’art visuel et de la musique que le festival, dans un souci de pluridisciplinarité, présentait ? L’objectif du festival étant plutôt vaste, il m’est apparu inutile de chercher une intention précise dans la programmation. Plutôt, c’est à un regard singulier, totalement subjectif, que la couverture de ce festival invitait. Je me suis donc prêtée au jeu de la découverte, me frayant un chemin dans une offre touffue remplie de noms et de projets inconnus, avec le désir boulimique d’en voir le plus possible pour cerner les résonances qui reliaient les propositions entre elles. Ce texte, dont la structure propose des allers-retours qui suivent ma réflexion à mesure qu’elle s’est construite, respecte le travail de recréation mis en œuvre par ma propre mémoire des évènements, dirigé par un réseau d’échos croisant les thèmes du travail, du regard et de la violence. Il se veut le reflet d’une perception subjective, conditionnée par les intérêts qui sont les miens. 

4 octobre, Marcelline Delbecq, Oublier, voir, lecture 

Debout au micro, Marcelline Delbecq lit d’une voix posée un texte traitant d’une photographie de Brassaï vue il y a plusieurs années, dont elle ne réalise que maintenant que celle-ci ne l’a jamais quittée, mais a plutôt infusé – pour reprendre ses mots si justes – et teinté son regard à son insu. C’est autant de la photographie projetée sur un écran à côté d’elle que du travail de la mémoire en relation avec la vue qu’il est question. La mémoire, cet appareil qui n’enregistre que ce qui happe l’attention d’un regard avalant en continu ce qui est offert à son champ de vision. Mais qui, derrière la vitre du regard, préside réellement à la sélection ? Combien de fois ce qu’on croyait oublié refait-il surface, alerté par un détail, invité par un écho, alors que ce qu’on souhaitait retenir s’enfonce sans laisser de traces ? Toute image arrachée au continuum visuel, au contexte de la scène, porte en elle une part du mystère lié à son hors-champ spatio-temporel. Ce flou qui l’entoure invite à la suggestion, à la projection et à l’interprétation, laissant une place importante à l’imagination de celui qui la regarde et la réinvente à partir de sa sensibilité. Portée par de telles remarques, je réalise que celles-ci évoquent ma manière d’approcher l’art en général et les propositions programmées dans ce festival en particulier. 

3 octobre, Dana Michel, Yellow Towel, spectacle 

Une scène entourée de rideaux blancs sur trois côtés. On dirait des draps suspendus au plafond telles les cloisons séparant les patients dans les salles d’hôpital. Fausse intimité aseptisée. Illusion de sécurité. Une table recouverte d’un tissu blanc, une bassine, quelques accessoires. Entre une jeune femme noire en survêtement foncé chaussée de creepers. Elle se tortille, marmonne en anglais des mots difficilement compréhensibles à propos d’une recette de poulet frit, pose des gestes déstructurés, incohérents, et se déplace laborieusement. À la frontière entre le handicap et l’animalité, elle se suspend au bout de la table comme un singe, pèle une banane qu’elle mastique avant de recracher, se couvre le visage d’une pommade blanche ou tente de jouer de la trompette en soufflant sans produire autre chose que des sons. Citant les stéréotypes associés à la culture noire, elle place les spectateurs dans la position d’autorité du spécialiste jugeant de l’état d’un patient à travers la vitre de la salle d’examen, figurée ici par le quatrième mur de la salle de spectacle. Jamais elle ne lèvera les yeux vers la salle. L’humanité passe par le regard, par l’expressivité du visage, et c’est son refus d’admettre ma présence, le fait qu’elle me maintient ainsi à l’extérieur de son monde, qui me transforme en voyeuse et qui contribue à mon malaise. 

Flashback. 

24 septembre, Gisèle Vienne, Kindertotenlieder, spectacle 

Des gestes brusques percent soudain l’atmosphère alanguie du concert funèbre mis en scène par Gisèle Vienne, révélant une violence tapie depuis le début de la représentation. Cette violence éclate en coups de pied et transpire de la rudesse des actes dirigés vers ceux qui, debout face à la chanteuse automate, continuent de la fixer sans bouger. Je les découvre n’être que de simples mannequins, et c’est l’absence de leur visage caché par le capuchon de leur coton ouaté qui, tout à coup, m’apparait comme le dispositif qui rend acceptable la violence dont le protagoniste fait preuve à leur égard. L’humanité passe par le regard, disais-je.

Michaël Allibert,
35 000 grammes de paillettes en fin de journée, cartonnerie, La friche La belle de Mai, Festival Actoral, 2014.
Photo : © Andrés Donadio

3 octobre, Michaël Allibert, 35 000 grammes de paillettes en fin de journée, performance 

Des chaises sont alignées le long des quatre faces d’un espace dessiné au sol avec un amoncèlement de paillettes multicolores. À la frontière de cet espace se tient Michaël Allibert, debout, un bouquet de fleurs dans les bras, un sourire forcé collé au visage au moyen d’un appareil qui lui étire les commissures des lèvres et l’empêche de fermer la bouche. Durant cinq heures, deux jours d’affilée, il répètera son manège avec la régularité d’un métronome : effeuillage progressif qui l’amène à se rouler dans la mer de paillettes, à y effectuer des poses avant de se rhabiller consciencieusement et de reprendre, résigné, sa position de départ. L’environnement est silencieux, mais des écouteurs sur le dossier des chaises diffusent de la musique pop joyeuse, de la musique trip-hop mélancolique ou encore une conférence expliquant que le travail n’est pas une valeur morale. Une valeur morale – l’amour, la justice – n’a pas de prix ; elle n’est pas soumise aux aléas du marché. C’est parce que le travail n’a pas de valeur en soi qu’il est payé, nous explique-t-on. Le travail est un châtiment, ce que rappelle l’appareil porté par le performeur, dont la salive lui coule le long des joues et du menton pendant qu’il continue, le regard éteint, neutralisé, à faire ce pour quoi il a été engagé : danser. 

7 octobre, Noé Soulier, Mouvement sur mouvement, performance 

Vêtu d’habits de tous les jours, Noé Soulier entre en scène dans une salle qui n’est pas plongée dans la noirceur, comme si le spectacle n’était pas encore commencé. Refus de l’artifice, de la distance créée par le contraste de luminosité entre le performeur et l’assistance. Il transforme en phrases gestuelles les Improvisation Technologies de William Forsythe tout en dissertant sur le travail du danseur, sa technique, son conditionnement, l’histoire de la danse et ses critères d’évaluation, sans jamais laisser son activité modifier son débit. Une véritable dissociation entre le corps-machine et la tête pensante est à l’œuvre, bien que le discours porte parfois directement sur les gestes effectués, au moment où ils le sont : « Mon genou devient un objet manipulé par le reste de mon corps et mon corps devient hétérogène. Il se scinde en lui-même entre une partie motrice et une partie mobile. […] Au lieu de manipuler un objet extérieur, je manipule une partie de moi-même, que je traite comme un objet. Mon corps se rétracte en lui-même et mon genou devient extérieur à mon propre corps. » Ce processus d’objectification de soi ne fait-il pas écho au processus d’objectification du danseur par le spectateur, dispositif maintes fois critiqué, mais sur lequel semble se fonder inévitablement l’industrie du spectacle, reposant sur la consommation par le regard qui lie regardeur et regardé ? 

Flashback. 

25 septembre, François-Michel Pesenti et Suzanne Joubert, Les gens sont formidables, mise en espace 

Plusieurs acteurs sont alignés à l’avant d’une scène sans décor, debout derrière des lutrins qui soutiennent leur texte. Répétition ou mise en scène ? À cheval entre leur réalité de comédiens en train de jouer et de personnages incarnant un rôle, ils prennent la parole, dialoguent sans réellement interagir, se font reprendre, se bousculent dans leur empressement à aller manger pendant de courtes pauses ou boivent du champagne goulument et disgracieusement, à la manière de bêtes assoiffées et affamées, tout ça sous les yeux du metteur en scène qui, assis à l’arrière, préside de loin à l’action. Superposition intéressante des registres de la fiction et de la réalité où le travail du comédien devient central, alors que le texte, décousu, fait du spectacle dans son ensemble une proposition difficile à suivre. 

Latifa Laâbissi
Adieu Et Merci, Grand Plateau, La Friche La Belle de Mai, Festival Actoral, 2014.
Photo : © Andrés Donadio

11 octobre, Latifa Laâbissi, Adieu et merci, spectacle 

En règle générale, c’est à la vigueur des applaudissements que se mesure l’appréciation du public des arts de la scène. Cette réalité, Latifa Laâbissi l’a très bien saisie, elle qui interroge les conditions mêmes du spectacle dans un solo où elle n’a comme partenaire qu’un rideau de scène violet qui se déplacera tout au long de la représentation, nous plaçant successivement, en tant que spectateur, dans l’assistance et dans l’arrière-scène. Ornée d’une barbe noire et vêtue d’une robe de la même couleur que l’étoffe suspendue, elle entre en scène en la traversant, s’y fond au point de disparaitre, jette des regards mi-inquiets mi-amusés entre ses parois et rejoue les gestes attendus des saluts et des remerciements, se tenant tantôt devant, tantôt derrière les rideaux. Aux sons de grognements d’animaux, les feux des projecteurs se réveillent et la scène se transforme en arène où la danseuse, nue, sans artifices, entre dans un corps à corps énergique avec l’accessoire, courant rageusement de tous les côtés. L’acte chorégraphique tient plus de l’épreuve que de la grâce et l’intensité des gestes est telle que j’y lis presque du désespoir. Laâbissi rappelle la bête de cirque, exotique femme à barbe, piégée et méfiante, farouche, livrée en pâture à la violence des regards qui n’ont rien de tendre. Lorsque les lumières s’éteignent pour signaler la fin du spectacle, sous les applaudissements réels des spectateurs, celle qui a joué sa sortie tout au long de la représentation ne reviendra pas remercier l’assistance. 

1er novembre, Jardin d’acclimatation, Paris

En sortant de la Fondation Louis-Vuitton, je décide de passer par le Jardin d’acclimatation pour retourner vers la station de métro. Il fait soleil. De nombreuses familles se promènent dans les allées. C’est dimanche et il fait incroyablement chaud pour la saison. À la sortie des grilles, une plaque au sol attire mon attention : « En 1931, la Fédération française des anciens coloniaux, avec l’accord du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, a recruté une centaine de Kanaks en leur faisant croire qu’ils allaient représenter leur “île” à l’Exposition coloniale de Paris. Après avoir débarqué à Marseille le 31 mars 1931, ils furent conduits au Jardin d’acclimatation, dans le Bois de Boulogne, où depuis 1877 des exhibitions ethnographiques avaient lieu régulièrement. Des milliers de visiteurs sont alors venus voir ceux que l’on présentait comme des “sauvages polygames et cannibales”. Ce n’est que le 11 novembre 1931 que les 104 Kanaks exhibés pourront enfin retourner chez eux. Ainsi prenait fin l’un des tout derniers “zoos humains”, symbole d’une époque où l’autre avait été regardé comme un “animal” en Occident. » 

À la lecture de cette plaque, certaines images de Yellow Towel, d’Adieu et merci et de 35 000 grammes de paillettes en fin de journée me sont revenues en tête. Curieux travail que celui de la mémoire qui, provoqué par des associations, fait d’un simple élément étranger aux spectacles – une plaque commémorative – un déclencheur activant une réflexion qui jette un éclairage différent sur les expériences déjà vécues et modifie du même coup ma vision de ce que je n’ai plus sous les yeux. Bien entendu, il existe tout un monde entre l’expérience des Kanaks et celle des danseurs, acteurs et performeurs, mais c’est la violence potentielle contenue dans l’acte de consommation par le regard – qui lui-même repose sur le processus d’objectification au fondement de toute représentation –, qui m’est alors apparue évidente. Remémoration. Construction. Ma compréhension de l’espace scénique comme lieu d’exhibition du performeur qui, en tant que travailleur, traite volontairement son corps comme un outil qu’il livre en pâture aux regards, s’est précisée. Certes, le performeur choisit ce travail – qui ne lui est donc pas imposé –, mais le rapport de force qui s’établit entre celui qui regarde et celui qui s’expose reste un lieu de tension abordé directement dans certaines des œuvres présentées. Des détails reliant entre elles ces propositions qui rendent cette tension visible et perceptible m’ont frappée : l’évocation d’une arène ou d’une salle d’hôpital, un regard fuyant, un sourire-rictus maintenu de force, une nudité affichée dans une situation d’intimité et de proximité avec le spectateur, qui pourrait presque y toucher. Je découvrais à rebours une nouvelle facette de ma position de spectatrice à laquelle je n’avais pas été sensible en voyant ces spectacles. D’ailleurs, ce texte témoigne-t-il de ce que j’ai vu ou agit-il à la manière d’un souvenir, comme le laisse entendre Marcelline Delbecq, qui reconstruit, en les traduisant dans un autre langage, des œuvres qui sont offertes autrement qu’en mots ? 

Anne-Marie St-Jean Aubre, Dana Michel
Cet article parait également dans le numéro 83 - Religions
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