En revoyant le travail photographique que Nan Goldin accomplit depuis les années 1970, on se rend compte que la plupart des thématiques qui dominent les années 1990 y sont déjà présentes : la vie privée, l’intimité, le corps, la sexualité, la communauté, la vie et la jouissance partagée, la participation vécue du photographe dans la vie de ses «modèles», l’intrication de la vie et de l’art, l’expérience, etc. Et pourtant, l’évidence de cette continuité cache une coupure remarquable que le retour sur les années Goldin permet de reconnaître et même d’éprouver. Étonnamment, dans les photographies de Goldin, la relation entre les êtres ne fait pas l’objet spécifique et distinct d’une interrogation. Ce qu’elle cherche à saisir, c’est l’expérience de la subjectivité face à l’altérité radicale que constituent l’amour, le corps, la sexualité, la jouissance, la violence et la mort. Les relations sont alors déterminées par la façon dont cette altérité s’impose aux sujets du «dehors». C’est pourquoi toutes ses œuvres touchent à l’indépassable, l’infini, l’inépuisable. Comment survivre à une demande d’amour infini qui nous saisit? Comment vivre avec un corps qui nous assujettit à ses exigences? Et le travail formel utilise alors le médium photographique de façon très précise pour la monstration de l’insaisissable, grâce notamment au caractère instantané de l’image qui permet de mettre en relation ce qui est montré et ce qui est «à venir», ou le moment déjà dépassé. La non-coïncidence devient alors la voie de l’invisible et de l’infini.

Par contre, lorsque les mêmes thématiques de l’intimité, du privé, du corps, de la jouissance sont reprises dans les années 1990, elles s’inscrivent dans des problématiques tout autres. Ce que l’on cherche alors à montrer, c’est ce qui fait les relations entre les êtres : nos modes de vie dans le privé, les différentes manières de trouver et de partager les plaisirs, la convivialité qui rassemble et unit les êtres hétérogènes, les traces de la jouissance passée et présente sur le corps, etc. La nuance est subtile et pourtant radicale dans ses effets. La question de la subjectivité et de son assujettissement à l’Autre n’est plus à l’ordre du jour. On ne montre plus l’impossible, l’infini mais l’accessible quand bien même il ne le serait que virtuel ou imaginaire. Ainsi, lorsque le photographe Wolfgang Tillmans documente à son tour la sexualité, l’intimité et le plaisir partagé, il le fait en montrant les signes de ce qui a déjà eu lieu ou ce qui est en train de se produire à même la surface des corps. On voit des individus au lendemain de fête, satisfaits et fatigués, des couples qui se désirent, des individus contents, parfois même excités, d’être pris en photo. On révèle la réalité telle qu’elle se donne à voir, laissant de côté l’inaccessible ou le non advenu. Le spectateur participe alors de façon quasi-immédiate à l’expérience montrée.

À ce tournant, on peut proposer plusieurs explications, certaines esthétiques, notamment une modification du lien entre le regard photographique et l’invisible. Le regard photographique est-il moins tourné vers l’invisible, moins centré et structuré par le point de jonction entre le visible et l’invisible? On peut aussi remarquer, dans un tout autre ordre d’idées, un changement dans la conception de la subjectivité. La subjectivité des années 1990 est beaucoup plus technicienne que celle à laquelle se réfère Goldin, et que celle, entre autres, de Marguerite Duras ou des théories psychanalytiques de Lacan et de Kristeva. On serait passé d’une subjectivité assujettie à l’Autre et ses exigences à une subjectivité qui prend et invente les moyens de sa satisfaction. La première se constitue d’assujettissement à ce qui la dépasse, son corps, sa jouissance, bref à ses conditions d’existence. Sa dépendance est son moment de vérité. La forme nouvelle de subjectivité se définit par les moyens qu’elle se donne d’accéder au plaisir, sans considération pour une vérité existentielle, et sans quête de l’infini. Elle se situerait plutôt dans l’indéfini, faisant abstraction des limites, pour explorer tout le champ du possible.

On constate alors que pour une subjectivité qui a un rapport technique à soi, la relation devient un moment et un lieu distinct d’action. La relation est désormais extérieure à soi, à ce que le Soi est, pour devenir une création en elle-même. Elle fait partie des moyens que l’on se donne, elle est instrumentalisée. On le voit clairement dans les formes de plaisir suscitées et partagées à travers les drogues ou encore les sexualités collectives. La disponibilité en est la condition de réussite et non la vérité de ce que l’on est. La sincérité prend le sens d’un bon vouloir, et non d’une fidélité à soi. Ironiquement et paradoxalement, la sincérité même devient un moyen, et non plus une forme de vérité à soi. Il est alors tout à fait frappant et instructif de se rendre compte rétrospectivement que la relation à l’autre n’est pas, chez Goldin, distincte du rapport du Soi à l’Autre. Pour elle, c’est à travers notre assujettissement à la vie, à l’Altérité radicale, que l’on rejoint l’Autre dans une relation essentielle. La relation même n’a pas à être inventée, créée. Elle est donnée avec le rapport à l’altérité; sa forme et son contenu sont imposés par l’Autre qui assujettit le sujet à ses conditions d’existence. Inversement donc, lorsque la relation devient un objet et un moyen distinct et spécifique, cela signifie que nous sommes désormais dans un rapport à soi où la vérité du Soi ne compte plus. Seules comptent l’invention de soi, la technicité du soi.

Il ne s’agit pas de porter un jugement et d’accuser l’époque d’être inauthentique. Au contraire, on peut trouver beaucoup de raisons à ce changement de notre rapport à soi, notamment la souffrance et le poids qu’impose notre assujettissement à l’Autre, et la fluidité et la légèreté que l’on acquiert avec le droit de s’inventer. Par contre, il est essentiel de ne pas confondre les formes de subjectivité sous-jacentes à ces deux manières si différentes d’être. «Nous», dans «nos» années 1990, n’avons pas résolu les questions existentielles tragiques de Goldin, nous avons tout simplement pris une autre voie, une voie détournée.


Note : Ce texte est inspiré des questionnements de Michel Foucault sur la subjectivité et les différentes formes de rapport à soi. Voir notamment «Usage des plaisirs et techniques de soi», dans Dits et écrits 1976-1988, Gallimard (Quarto), Paris, 2001.

Jean-Ernest Joos, Nan Goldin
Cet article parait également dans le numéro 50 - Nourritures
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