Trevor Paglen, Active Military and Reconnaissance Satellites of the United States of America , 2008.
photo : permission | courtesy Altman Siegel, San Francisco & Galerie Thomas Zander, Cologne

L’exposition collective Universal Code: Art and Cosmology in the Information Age, montée à la galerie d’art torontoise The Power Plant au cours de l’été 2009, présentait toutes les marques d’une grandiloquente célébration de faux lieux communs. Soulignant l’Année mondiale de l’astronomie, l’exposition était composée d’œuvres « créées sur fond d’avancées dans la culture contemporaine, allant de la recherche sur l’ADN au code Morse en passant par les politiques sur le ciel nocturne, les réseaux de communication intégrés et les tendances migratoires. […] Inspirée du cosmos, [l’exposition] reflète la nature changeante du temps et de l’espace1 1 - Passage tiré d’un document promotionnel de The Power Plant dans le cadre de l’exposition Universal Code. [Trad. libre]. »

C’est le genre de rhétorique qui donne mauvaise presse à l’adjectif « universel » ; verbiage signifiant à la fois tout et rien, truffé de bonnes intentions et capable de vider de son air la pièce dans laquelle il est lu ou proféré. « Ère de l’information », expression curieusement désuète, ne manque pas d’éveiller la suspicion… Est-elle utilisée avec ironie ? Car comment pourrait-on l’employer sérieusement ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que Gregory Burke, directeur de The Power Plant et commissaire de l’exposition, s’est trouvé dans la situation peu enviable de devoir tirer des généralités à partir d’œuvres si diverses qu’elles défient presque toute classification. (Ne cachons rien : je suis membre du conseil d’administration de The Power Plant, mais je n’ai participé à l’organisation ni de cette exposition, ni d’aucune autre exposition de la galerie.)

Gabriel Orozco, Black Kites Perspective (front horizontal), 1997.
photo : permission de l’artiste | courtesy the artist & kurimanzutto, Mexico City

La question est profonde. Dans l’un des courts essais de Mythologies (1957), Roland Barthes expose de façon pénétrante la critique générale qu’il adresse à la conception idéologique a-historique de la culture. Réfléchissant sur l’exposition de photographies d’Edward Steichen intitulée La grande famille des hommes – la plus grande exposition de tous les temps, selon le catalogue du Museum of Modern Art –, Barthes rompt le charme superficiel de cette collection de plus de 500 images montrant des gens de partout dans le monde au travail, au repos ou dans les loisirs, et met au jour une troublante irresponsabilité.

« Nous voici tout de suite renvoyés à ce mythe ambigu de la “communauté” humaine, dont l’alibi alimente toute une partie de notre humanisme », signale-t-il. Le mythe agit en deux temps : « d’abord […], on surenchérit sur l’exotisme, on manifeste les infinies variations de l’espèce […]. Puis, de ce pluralisme, on tire magiquement une unité », une nature humaine identique derrière « la diversité des peaux, des crânes et des usages2 2 - Roland Barthes, «La grande famille des hommes», Mythologies, Paris, Seuil (Points), 1957, p. 191.. »

C’est une double manœuvre que l’exposition de Steichen n’a en rien inventée. Elle est aussi à l’œuvre dans les oraisons funèbres obséquieuses soulignant que la mort touche tous les hommes, même les riches et les puissants. Cette assertion de la mort comme point commun à tous les hommes prouve précisément la différence qui les sépare en quelque sorte. Dévoiler en apparence pour mieux cacher, voilà exactement le genre d’adresse qui masque la fonction d’acclimatation de toute idéologie. Les mythes culturels que Barthes analyse dans Mythologies, effluves culturels apparemment inoffensifs, sont en fait des filons discursifs participant d’un mouvement plus vaste qui consiste à « placer la Nature au fond de l’Histoire3 3 - Ibid., p. 192. », discours incarnés d’une cruauté et d’une exploitation réelles.

La notion de famille humaine, mythe d’une condition humaine commune, est l’un des gestes idéologiques les plus puissants et étendus, peut-être ironiquement du fait de la mièvre bonté qui s’en dégage. « [C]’est le règne des vérités gnomiques, soutient Barthes, la jonction des âges de l’humanité, au degré le plus neutre de leur identité, là où l’évidence du truisme n’a plus de valeur qu’au sein d’un langage purement “poétique” ». Les guillemets qui encadrent le mot « poétique » sont essentiels. L’effet « poétique », indéterminé, est lui-même gestuel. « Tout ici, contenu et photogénie des images, discours qui les justifie, vise à supprimer le poids déterminant de l’Histoire : nous sommes retenus à la surface d’une identité, empêchés par la sentimentalité même de pénétrer dans cette zone ultérieure des conduites humaines, là où l’aliénation historique introduit de ces “différences” que nous appellerons tout simplement ici des “injustices”4 4 - Ibid. ».

Cette sentimentalité est le produit de l’échec intellectuel le plus vil, dans lequel le sujet pose sur lui-même un regard narcissique empreint d’un apitoiement emprunté et d’un émoi niais émanant de l’impression de sa fin imminente. Voilà la séduction qu’exerce cette fièvre émotive ; une conscience de soi marginale arrive à ses fins en purgeant toute réflexion de manière à affirmer une culpabilité partagée, un état de péché commun ou des chutes généralisées suivant un présumé état de grâce. On se congratule à l’envi, tout comme on avait doublé d’unité la diversité pour tenir à distance la réflexion, et donc la responsabilité. Vive la vie !

Universal Code aurait pu facilement sombrer dans ces abîmes de sentiments ampoulés et de poésie bidon ; heureusement, ce ne fut pas le cas. Évidemment, certaines des œuvres exposées permettent, voire exigent, de nouveaux revirements de pensée essentiels pour échapper à la perçante analyse que proposait Barthes il y a un demi-siècle. Peut-être existe-t-il un code universel, après tout : non pas un effacement mielleux de l’histoire, ni même un idéal régulateur, mais bien une cible en mouvement, productive, objet de suspicions et de convictions, de célébration et de cynisme.

Angela Bullock, Night Sky: Mars from Venus, 2008.
photo : permission | courtesy Esther Schipper, Berlin

Au moment de passer des assertions rhétoriques douteuses à une expérience esthétique bien réelle, le titre devient un mélange instable d’ironie, d’agressivité cauchemardesque et d’émerveillement authentique, faisant allusion autant au danger sous-jacent qu’à l’ébahissement patent qui accompagnent toute rencontre entre l’universel et le codifié. Cela dit, il n’y a pas de paranoïa à lire l’émotion qui se dégage de ce titre comme une tentative de traduire le monde, globalement, dans une organisation numérique ; il n’y a pas non plus de naïveté à accepter ses échos d’optimisme, l’idée que nous sommes peut-être tous unis, après tout.

Certaines œuvres s’attaquent au côté sombre de la mondialisation. L’installation vidéo de Tania Mouraud montre des tisserands indiens dans un environnement assourdissant. La Fabrique (2006) réunit douze écrans entassés dans une petite pièce et force le spectateur à un contact intime avec les yeux et les visages des habitués de l’oppression, sans possibilité de réaction politique ou économique à leur regard accusateur acéré. D’autres œuvres prêtent à la célébration, par exemple Monarch — The Eternal (2008) d’Henrik Hakansson, une projection sur grand écran de milliers de papillons monarques revenant du Michoacán, au Mexique, lors de la migration hivernale. Dans Earth-Moon-Earth (Moonlight Sonata Reflected from the Surface of the Moon) (2008), Katie Paterson fait se réverbérer sur la lune une transcription de la Sonate au clair de lune de Beethoven en code Morse. La version de la pièce, marquée de failles à son retour de la lune, est jouée sur un piano à queue mécanique dont le son emplit la salle entière.

Certains artistes jouent brillamment avec la conscience mondiale en créant des immersions visuelles et physiques saisissantes. Dans Active Military and Reconnaissance Satellites of the United States of America (2008), Trevor Paglen a suspendu un grand globe transparent au milieu d’une pièce plongée dans l’obscurité. Le globe tourne sur lui-même dans sa lumière, tandis que de petits points blancs, reproduisant la trajectoire réelle des satellites, balaient sa surface luminescente. Night Sky: Mars from Venus (2008), d’Angela Bullock, est une œuvre constituée dans les faits d’une simple couche de néoprène et de diodes électroluminescentes. L’observateur est placé devant une surface noire matte sur laquelle des points dispersés s’allument et s’éteignent selon une séquence programmée et avec une intensité variable.

Certains petits plaisirs nous habitent encore longtemps après la visite de l’exposition ; d’adroits exemples d’art contemporain haptique conceptuel, à savoir des œuvres de grandes idées et d’une profonde fascination, sont présentées non avec un mépris pour la beauté, mais avec une joyeuse foi en son pouvoir. String Theory (2003), d’Antonia Hirsch, est un petit chef-d’œuvre. Un moniteur vidéo numérique est installé au ras du sol, contre le mur de la salle d’exposition, de sorte que le visiteur distrait pourrait passer sans le voir. Sur l’écran bleuté, une figure humaine saute à la corde dans un mouvement ralenti, répétant un motif croisé complexe. Chaque fois que les fils torsadés touchent le sol – celui de l’image sur l’écran, et donc celui de la salle –, un bruit sourd se fait entendre de derrière le mur. Cette pulsation constante, associée à l’écran luminescent, produit un effet hypnotisant et, en définitive, vertigineux. À regarder cette œuvre, on se sent près de perdre l’équilibre, de se jeter contre le mur et d’être aspiré par l’écran. 

Antonia Hirsch, String Theory, 2003.
photo : permission | courtesy The Power Plant, Toronto

Prise dans son ensemble, et malgré quelques faiblesses, l’exposition Universal Code réussit ce qu’une personne cynique pourrait croire impossible. Décrite par un quotidien comme une très grande exposition sur le sentiment d’être petit, l’exposition est un cabinet des merveilles construit délibérément pour ouvrir de nouvelles voient à la pensée et au mouvement. Tablant sur l’étrange espace de The Power Plant (un édifice industriel réaffecté sur la berge torontoise), elle s’ouvre sur de petites salles de visionnement fermées, invite le visiteur à monter et à descendre des escaliers, le conduit dans des corridors étroits et l’accule dans des impasses. 

Peut-être le moment est-il bien choisi pour repenser ou élargir la critique légitime de Barthes à l’endroit du « règne des vérités gnomiques ». Réduire l’histoire à de mièvres lieux communs pour mieux la neutraliser demeure la stratégie de prédilection du mal de la banalité, cette doucereuse oblitération de l’histoire réelle. Mais avec Universal Code, la réflexion collective à laquelle on assiste sur la physique de la conscience rappelle qu’un point sans dimension mais pourvu d’une position peut prendre toute l’expansion souhaitée. L’effondrement en un point provoque une expansion.

Signalons que « gnomique » n’a pas toujours eu la connotation négative de sentencieux, didactique ou tautologique. Le mot vient du grec gignosko, « savoir ». Les tout premiers vers gnomiques étaient des outils mnémotechniques, des aphorismes ou des maximes sous forme de poèmes faciles à transmettre. Des vérités intemporelles portées par la mémoire individuelle. « Gnomique » a ultérieurement été emprunté par le domaine grammatical, où il s’est mis à désigner les actions non circonscrites dans le temps. (Le dictionnaire Oxford donne en anglais un exemple poignant tiré de Beaucoup de bruit pour rien, dont voici la traduction : « Ne sanglotez plus, dames, point de sanglots / Les hommes toujours mentirent. ») Mais un autre terme, gnomon, désignant la partie verticale du cadran solaire dont l’ombre projetée indique l’heure, a aussi cette même racine grecque, cette fois au sens d’un savoir ou de la désignation d’un fait. Le temporel et l’intemporel se trouvent ainsi compressés, éternellement. 

À tout jamais, nous encodons et décodons, enregistrons et repassons constamment la bobine. Il n’y a pas de code universel au sens d’un modèle maître ou d’un métalangage à même de percer des mystères. Seul le miracle de la banalité est universel, un paradoxe prosaïque : la conscience se concevant comme singulière. La nature et l’histoire se rencontrent dans l’émerveillement où vous et moi essayons, maintenant comme toujours, de se communiquer certaines choses – à nous-même et aux autres.

[Traduit de l’anglais par Catherine Leclerc]

Angela Bullock, Gabriel Orozco, Mark Kingwell, Trevor Paglen
Cet article parait également dans le numéro 68 - Sabotage
Découvrir

Suggestions de lecture