Le 1er décembre dernier, au centre d’artistes Caravansérail, à Rimouski1 1 - Lors de la soirée d’ouverture des Rencontres de musiques spontanées, organisée par le collectif Tour de bras, spécialisé en musique actuelle., Dominic Gagnon livrait Le Miroir, une courte performance introduisant un désordre dans le circuit fermé d’une caméra vidéo.

Par la mise à l’épreuve de sa propre résistance physique face à l’effort, et par le truchement de la vidéo – laquelle attirait la plus grande part de l’attention des visiteurs –, l’artiste a mis sa propre cassure en relief. En faisant de la caméra la complice de sa propre défaillance, Gagnon a su stimuler un propos inattendu sur l’autoportrait.

En introduction, Gagnon a retranscrit sur le mur un extrait traduit de l’anglais d’un commentaire du critique Chris Fujiwara : « La caméra de Tarkovsky dans Le Miroir est utilisée pour tester la réalité des gens qu’elle photographie, une réalité qui est confirmée par les imperfections, les signes de l’âge et la décadence2 2 - « Tarkovsky’s camera is intent on testing the reality of the people and things it photographs, a reality that for him is confirmed by imperfections, dirt, signs of age and decay ». Texte paru en 2003 dans une édition de l’hebdomadaire The Phoenix à l’occasion de la rétrospective des films de Tarkovsky au Musée des beaux-arts de Boston.. » Comme embrayeur, la citation donnait le ton à une action simple mais efficace, dont les premiers instants ne permettaient toutefois pas d’en soupçonner tout le potentiel. À même la simplicité de son dispositif, la performance allait décupler la force d’évocation des paramètres en jeu.

Une fois le texte recopié, Gagnon s’est dirigé derrière une cimaise pour gravir les échelons d’un grand escabeau. Il s’est alors emparé d’une caméra vidéo reliée au sol par un attirail de fils. À bout de bras, l’artiste a retourné l’objectif vers lui, se positionnant comme sujet de l’image et laissant apparaître sur le mur de face l’image projetée de son propre visage. Au bout d’un certain temps – peut-être une quinzaine de minutes –, employé à tenter de maintenir la caméra au-dessus du vide à hauteur de visage, l’artiste devait renoncer à maintenir une pose qui n’avait au départ déjà rien de confortable. Le déroulement de cette performance à la mécanique limpide devait s’interrompre avec le décrochage complet du corps. Gagnon a toutefois activé un paramètre propre à l’art de la vidéo, à savoir l’exploration des propriétés plastiques du médium, alors que le brouillage de la trame et les effets de dématérialisation de l’image allaient s’en prendre à la stabilité du portrait vidéo.

À en croire l’interprétation de Fujiwara, du moins si l’on considère sa dimension la plus évidente, la caméra chez Tarkovsky ne serait rien d’autre que le relais de la réalité redoutable dans laquelle évoluent les gens. Au mieux, elle serait le révélateur de ce déclin. La traduisant pour ainsi dire en acte, Gagnon a développé davantage cette réflexion. L’artiste a testé à la lettre la résistance physique de son propre corps. La pertinence de sa performance a tenu davantage au déplacement opéré sur le médium de la vidéo. Son action a perturbé la boucle du circuit fermé dans lequel circulait son image, permettant même qu’advienne une déconstruction de l’idée de portrait. Au fil de la performance, le théâtre de la dégradation de l’image vidéo s’intensifiait, la déformation du visage s’amplifiait au gré des tremblements du corps. De surcroît, le degré de fatigue de l’artiste pouvait être mesuré grâce à un emploi judicieux d’un dispositif sonore dont le timbre distorsionné ondulait des graves aux aigus, selon que le bras tendu dans les airs, au gré d’efforts renaissants, ployait ou se redressait.

L’intérêt de la performance se trouvait moins dans le fait, classique, de réitérer un discours sur les limites du corps, que dans son rôle d’agent perturbateur de la structure du circuit fermé. Avant que l’effet de la fatigue ne vienne graduellement altérer la teneur de l’image, le circuit fermé avait permis d’établir entre elle et le sujet filmé une relation de soi à soi. Cependant, cette relation à peine instaurée, le rendu devait s’éloigner du sujet.

C’est chose entendue, il se joue dans l’autoportrait l’obsession de la ressemblance : pour reprendre les mots de Jean-Marie Pontévia, qui s’est intéressé de près à cette question : « il faut que le visage qui nous apparaît soit tout entier tourné vers sa propre ressemblance, c’est-à-dire, le rassemblement de sa semblance3 3 - Voir Écrits sur l’art et pensées détachées III, Bordeaux, Éd. William Blake and C°, 1986.. » Ici source de la distance entre sujet et image, l’irruption du mouvement dans le circuit fermé a miné la conformité du portrait à son sujet et du coup rendait possible le discours sur la semblance, un discours inopérant dans l’immédiateté du circuit fermé. Avant même la fin de la performance, au moment où l’image semblait incapable de coller à son sujet, il n’était plus possible de dire que l’image de l’artiste lui ressemblait. Instable, tremblante, la caméra devait cesser de rendre une image reconnaissable.

Ouvertement dramatique, Gagnon fait correspondre sa propre perte, sa bataille contre soi, à l’effacement des traits de son autoportrait. Cette réalité était induite par les secousses agitant ce bras et ce corps occupés à maintenir péniblement la caméra à sa position et affairés à garder un équilibre empêchant une éventuelle chute. À son extrême, le double mouvement du visage et du bras soumis à l’effort a précipité le changement de régime. Le projecteur ne portait plus à l’écran les traits de l’artiste, mais l’agitation même de son corps, voire les signes de son inconfort.

Pourtant générée au départ par le contexte de la performance, l’image devait à la fin la prendre carrément en charge. Les soubresauts du corps étaient si bien amplifiés par l’image brouillée, que le spectateur en venait même à imaginer une souffrance que la performance toutefois n’avait rien pour causer à son auteur. La mise à l’épreuve a été largement dépassée par le spectacle d’une image projetée qui, prise dans le remous, ne semblait pouvoir témoigner de rien d’autre que de sa propre dégradation. À l’écran, le portrait vidéo du début était entièrement ravalé dans la dissolution totale de la représentation. Les secousses étaient telles que la tête entière de l’artiste semblait se heurter au cadre de l’image, comme celle, secouée, du coureur automobile soumis dans son bolide à des forces inouïes.

Entre l’entêtement de l’artiste à maintenir la pose et sa volonté de capter sur vidéo sa propre face en eaux troubles, s’est glissée la figure de la dépossession de soi. L’autoportrait échouait alors, se parant graduellement de souffrance, puis s’enveloppant dans le violent emportement des spasmes de l’artiste. De cette façon, l’autoportrait semblait s’ouvrir sur tout autre chose, un portrait de la souffrance elle-même. Vacillant et rompu par son propre entêtement, le corps vidéo de l’artiste a fini par se faire étêter.

Andreï Tarkovsky, Bernard Lamarche, Dominic Gagnon
Cet article parait également dans le numéro 57 - Signatures
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