Art Metropole. Le top 100, l’objet d’un art qui n’en voulait pas

Sophie Drouin
Eleanor Antin, From the 100 Boots series, 1971-1973. photo : collection Art Metropole, don de Jay A. Smith, Toronto, 1999, permission de la Bibliothèque et Archives du Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
La remise en question des normes institutionnelles et des idéologies sociopolitiques, à partir des années 1960, est à l’origine de l’émergence d’une certaine avant-garde artistique. Cette « avant-garde » s’est voulue avant tout une démarche de substitution à l'élaboration d'une œuvre sur un support matériel et tangible, unique et durable, pourvu de l’aura de l’objet d’art apposée par le milieu artistique. Des artistes s’adonnant à des pratiques diversifiées, allant des dérives de Fluxus aux affiches engagées des Guerilla Girls en passant par l’art conceptuel de General Idea et le Land art, ont voulu sortir l’art des musées dans un fantasme collectif d’unir l’art et la vie. Fantasme ou pas, cette utopie voulant établir une symbiose entre la quotidienneté et l’art s’avère toujours d’actualité dans nos pratiques artistiques contemporaines. Récupération d’un héritage laissé par des pratiques qui, depuis près de quarante ans, se sont voulue marginales, l’art d’aujourd’hui réactualise des problématiques issues de ces avant-gardes. L’art conceptuel a été un terreau fertile pour qui voulait, dans un esprit iconoclaste, abolir l’objet d’art, et cette dématérialisation de l’œuvre continue de nourrir plusieurs démarches artistiques contemporaines. Ces propos serviront de prétextes pour aborder une exposition qui a offert à la vue un riche panorama des pratiques artistiques dans lesquelles l’objet d’art a cédé la place à l’idée et qui ont gravité autour d’un des premiers centres d’artistes canadiens établi à Toronto : Art Metropole.

La Galerie d’art du Centre culturel de l’Université de Sherbrooke ­présentait, du 2 mars au 12 avril 2009, l’exposition Art Metropole. Le top 100. Il s’agit d’une sélection de cent objets tirés de la collection Art Metropole, qui compte aujourd’hui près de 13 000 pièces recueillies entre 1960 et 19961 1 - Kitty Scott et Jonathan Shaughnessy, Art Metropole. Le top 100, catalogue ­d’exposition, Musée des beaux-arts du Canada, 2006, p. 91., exposés dans le but de rendre compte d’une diversité de pratiques qui se sont approprié la sphère publique entre ces mêmes années. C’est à l’initiative du collectif torontois General Idea que la ­collection est mise sur pied. En effet, à l’aide de subventions du Conseil des arts du Canada en 1973, le collectif fonde un organisme qui deviendra par la suite le centre d’artistes autogéré Art Metropole et qui aura pour objectif de « collectionner et de documenter la culture vivante, notamment des œuvres d’art produites pour des réseaux de distribution alternatifs qui fonctionnent en marge du système muséal traditionnel2 2 - Ibid., p. 91. ». Il s’agit pour General Idea de récuser l’idée selon laquelle le Canada est un néant culturel et un pays sans histoire de l’art3 3 - Ibid., p. 90. .

Ce qu’on trouve à l’intérieur de la galerie est la documentation, sous diverses formes, des pratiques et des démarches artistiques d’avant-garde voulant s’inscrire dans le social. Livres d’artistes, œuvres vidéo, catalogues d’expositions, disques vinyle, affiches, art postal, objets divers se côtoient sur les murs et les présentoirs coiffés d’une vitre. La ville, lieu de dérive par excellence, s’est posée en théâtre d’action pour plusieurs artistes. Un exemplaire du Drapeau de Gand créé pour une exposition au Museum van Hedendaagse de Gand par General Idea, présente le caniche fétiche du collectif en lieu et place de l’emblème du griffon de la ville. Au moment de l’exposition, entre 1984 et 1985, plusieurs de ces drapeaux flottaient à travers la ville. Truisms, de Jenny Holzer, présente un ensemble de huit affiches sur lesquelles figurent plusieurs énoncés, plusieurs « truismes », disposés sous forme de listes, qui proposent des réflexions sur la culture occidentale, reflétant certaines idéologies ou encore présentant des positions partiales sur des faits problématiques. « An elite is inevitable », « Men are not monogamous by nature » ou encore « Using force to stop force is absurd » sont quelques exemples de ces énoncés-messages regroupés sur les affiches pour l’exposition. Holzer a diffusé ces textes dans le domaine public en utilisant divers supports et formes, notamment le panneau électronique de Time Square, en 1982, lors de sa participation au projet Messages to the Public, ou encore chandails et collants qui, à travers la ville, remettaient en question le pouvoir des médias. L’artiste taïwanais Tehching Hsieh s’est lui aussi approprié la ville, New York, avec son projet One Year Performance, qui consistait pour l’artiste à passer un an dehors sans jamais mettre les pieds à l’intérieur d’un édifice. Plusieurs documents photo, regroupés par saison, rendent compte de la dure épreuve que s’est imposée Hsieh.

La collection comprend aussi plusieurs livres d’artistes dont Un coup de dés jamais n’abolira le hasard : Image créé en 1969 par Marcel Broodthaers s’inspirant du poème du même nom de Stéphane Mallarmé et dans lequel Broodthaers substitue au texte d’origine des lignes noires imitant ­l’espace typographique du poème. Christian Boltanski réalise en 1991 White Shadow, un livre tiré à 500 exemplaires qui se présente sous forme de pliage en accordéon arborant d’étranges personnages fantomatiques et squelettiques. Serpent ouroboros, conçu en 1979 par Jana Sterbak, est un livre-sculpture où plusieurs carrés de papier découpés dans divers ­magazines féminins et revues pornographiques sont enfilés sur une corde de façon à donner à l’ouvrage l’aspect d’un reptile rampant. À partir de 1972, General Idea publie FILE Magazine, un périodique parodiant le magazine américain LIFE. Important moyen de diffusion des projets du collectif et véritable outil de distribution de la correspondance et des œuvres d’art, FILE Magazine utilise le concept d’appropriation pour ­élaborer le programme artistique de General Idea et d’Art Metropole. Aux côtés de ces publications figurent d’autres artefacts témoignant du bouillonnement artistique qui règne autour de General Idea : deux disques vinyle de format 33 tours dans leur pochette en carton sur lesquels a été enregistrée, en 1970, la pièce W in the D – abréviation de Whistling in the Dark – de Michael Snow, un autre disque vinyle se présentant comme archive d’une performance d’Hermann Nitsch qui se produit avec le groupe punk PVC, et dont la pochette montre quatre photographies où les participants simulent un sacrifice humain, ou encore des photographies de la performance de Marina Abramovic et Ulay, Relation in Space, réalisée en 1977, sur ­lesquelles on les voit courir l’un vers l’autre, leurs corps nus se heurtant à ­répétition.

Il est impossible de faire ici l’énumération et la description des cent objets exposés qui se trouvent richement décrits et commentés dans le catalogue de l’exposition.

Art Metropole. Le top 100, vues d’exposition,Galerie d’art du Centre culturel de
l’Université de Sherbrooke, 2009.
photos : François Lafrance, permission de la Galerie d’art du Centre culturel de l’Université de Sherbrooke

Outre l’importance historique accordée à l’aspect documentaire de ces pratiques, l’exposition met en relief la difficile rupture entre la pratique conceptuelle et l’objet. En effet, bien que l’idée prenne le pas sur l’objet (il suffit de constater comment l’exposition « donne à lire » les différentes démarches pour comprendre que le langage prime le visuel), celui-ci demeure présent, voire nécessaire à la ­compréhension de la démarche. Pur acte, la démarche de l’artiste vient s’opposer à la ­récupération de l’œuvre comme marchandise ; elle est un « état de fait temporaire et une intervention dans le réel quotidien4 4 - Christel Hollevoet, « Quand l’objet de l’art est la démarche », dans Exposé, no 2, 1995, p. 118. ». Selon Christel Hollevoet, « la documentation fait exister le geste à l’attention (plutôt qu’aux yeux) d’une mémoire potentielle. […] Ce document en soi ne vaut rien ; aucun travail, aucun talent n’y sont investis, il est souvent anonyme, ­mécanique et reproductible à l’infini5 5 - Ibid., p. 118.. » Aucun travail ni talent, vraiment ? Eau en bouteille, de Christian Marclay, réalisé en 1990, rend compte d’une ­performance et soulève la problématique abordée par Walter Benjamin sur la reproduction mécanique et la fétichisation de l’objet enregistré6 6 - Voir la notice du catalogue d’exposition Art Métropole. Le top 100, p. 74.. Bien que la bande magnétique soit en effet reproductible à l’infini, l’objet (la bouteille contenant ce même ruban) quant à lui est unique. Il en va de même pour les différents documents photographiques, postaux, littéraires ou sonores présentés dans l’exposition. Ils témoignent d’une pratique où l’idée prend le dessus sur l’objet, mais se présentent eux-mêmes comme objets donnés à regarder, à lire et même à écouter. Ces documents, que d’aucuns nommeraient archives, reliques, artefacts ou même ­souvenirs-témoins, sont l’art lui-même sans être l’œuvre. Portant sur l’espace et le temps réels et non plus sur un objet se trouvant au sein du musée, la documentation s’approprie le rôle de mémoire et de trace7 7 - Christel Hollevoet, op. cit., p. 118. d’une pratique qui, sans elle, demeurerait éphémère dans son désir utopique d’unir l’art et la vie. Illustrant le concept ou la performance et compensant le refus de la pérennité de l’œuvre, la documentation est ce qui reste d’accessible au musée.

Hors du musée, point de salut ? La question demeure dans son ­entièreté et continue d’être abordée par les diverses pratiques ­contemporaines. La collection d’Art Metropole témoigne de ce paradoxe qu’engendre le vœu pieux des artistes voulant unir l’art et la vie et de la difficulté pour cet art de s’inscrire dans son histoire sans y laisser quelque trace que ce soit. En effet, que reste-t-il lorsqu’un glissement s’opère de l’art à la vie, entraînant du même coup un glissement de l’œuvre à ­l’artiste lui-même8 8 - Ibid., p. 123. ? Une mémoire matérialisée par des objets-souvenirs. Art Metropole, dans son désir de collectionner et de témoigner de cette culture vivante, a imposé sa collection comme véritable œuvre d’art.

Sophie Drouin
Cet article parait également dans le numéro 68 - Sabotage
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