Tout du long du nez, un encan

En compagnie de Pinocchio

Catherine Lavoie-Marcus
Michel F Côté

Religions, voilà un thème rassembleur. Tout le monde s’y intéresse, mais personne n’est d’accord. La discussion, passionnante, dure depuis des siècles. Toutes les hypothèses semblent avoir été imaginées, sans unanimité. Depuis la fin du 19e siècle, l’une d’elles prend tranquillement de l’ampleur : Dieu serait philosophiquement mort, et cela, en dépit des massacres qui se poursuivent en son nom.

Notons que l’art survit à Dieu pour un bref moment : des philosophes de tradition analytique en mal de scandales lui enlèvent la vie un siècle plus tard. Pendant cette période de veuvage, l’art se retrouve en surcharge. Avec les moyens du bord, il récupère massivement l’Expérience Abstraite et, partiellement, la sacralité. Le modernisme est, autrement dit, la façon qu’a l’art d’avoir le dos large. Durkheim a à peine le temps de prononcer « les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas nés » qu’il a déjà tort.

Tout ceci est peut-être histoire du passé, mais nous en ressentons encore quelques douleurs lancinantes ; ces jours-ci, les églises catholiques se transforment en spas et les spas en galeries d’art d’un jour. Puisque tout ce qui est mystérieux se trouve récupéré par la psychanalyse et le new age, nous avons les sanctuaires que nous méritons.
Nous avons réfléchi à celui ou à celle qui pourrait nous éclairer à propos de l’art et de la religion, anciens projets fédérateurs dont subsistent encore et toujours quelques incarnations. La liste fut immédiatement courte et féconde : Pinocchio ou Marie. Nous avons choisi le premier. Conception pour conception, artistes, nous avons choisi celui qui fut sculpté.

Pinocchio est le mythomane ayant été le plus fâcheusement récupéré par le commerce et la politique – pourtant le pantin mentait mal. Aujourd’hui, il est un trésor national italien et une référence universelle en matière d’affabulation. Nous l’avons rencontré en Toscane – ce ne fut pas simple. À notre arrivée, Pinocchio flottait candidement dans sa luxueuse piscine Renaissance située dans le domaine arrière de son incroyable villa, toute d’essences de bois rares construite (mensonge et droit d’auteur forment un joli copinage lucratif, le commerce des petites tromperies fut une occasion que notre ingénieux pantin sut saisir : de fantoche bariolé à la vocation éducative, il est passé à produit dérivé. Avec flair, il a su construire son empire).


Schizes : T’es-tu religieux ?

Pinocchio : Je ne sais pas. Pouvez-vous me vouvoyer s’il vous plait !

S. : Certainement. Que pensez-vous de l’Expérience Abstraite ?

P. : L’Expérience Abstraite ne peut pas être représentée. Dès lors, elle n’est pas visible dans l’art, même si elle s’y trouve parfois ressentie. L’Expérience Abstraite dans l’art détrône le chef-d’oeuvre visible.
Prenez-moi, par exemple, je suis à la fois visible et abstrait, à ce titre je suis unique. Et malgré tous les cancans, je n’ai pourtant rien à cacher ; même nu, on ne me censure pas !

S. : N’y a-t-il pas une problématique de véracité dans l’Expérience Abstraite ?

P. : L’art comme la religion a le pouvoir d’asservir celles et ceux qui s’y livrent avec ardeur, et c’est à cause de ce potentiel tyrannique qu’il y a une inquiétude sur l’authenticité de l’Expérience Abstraite.
La solution se trouve peut-être du côté de l’Exposition Totale. En rassemblant tout, nous n’aurions plus besoin de nous abstraire. Ainsi, l’art serait supérieurement tautologique.

Ne serait-il pas fantastique d’imaginer un évènement dans lequel toutes les postures de l’art se retrouveraient amalgamées : objets d’art de toutes époques et de toutes provenances, oeuvres d’art médiumniques ou muséales, artistes de toutes esthétiques, commissaires, collectionneurs, profanateurs, historiens, faussaires, ratés, critiques, spéculateurs, poseurs, mécènes et galeristes.

Une idée me pend au bout du nez : l’exhaustivisme pourrait naitre des cendres du minimalisme. Là où le « presque rien » était attaché à tout, le « presque tout » ne serait attaché à rien.

S. : Voilà qui suscite l’ivresse ! Mais comment créer une Exposition Totale, affranchie de toute obligation normative, de toute logique esthétique ?

P. : Comme dans une bottega, avec la marinade comme axiome : par la création d’une série de petits pots/lots qui formeraient une offre variée, quasi infinie, un encan qui s’étalerait sur quatre-vingt-dix-neuf jours et plusieurs centaines de lots, une vente aux enchères publique dans laquelle toutes les saveurs se retrouveraient !

Notre hôte entre alors dans un délire verbal progressif. Fascinés par sa logorrhée surréaliste et le va-et-vient incessant de son appendice nasal, nous décidons de le suivre dans sa turlute freestyle en haut débit.

De toute évidence, la marionnette était en transe, catégorie 1…

P. (fébrile et s’adressant tour à tour à nous, à lui-même ou la foule imaginaire).

(À la foule) : 69, 69, 69… Nous en sommes au 69, à la vente du lot 69 ! Les sœurs de la congrégation de Sainte-Croix font un important ménage de printemps dans les sous-sols de l’Oratoire Saint-Joseph. Elles espèrent accueillir dans les mois qui suivent un important lot de béquilles envoyées des quatre coins du monde par les miraculés du Frère André, au lendemain de sa canonisation. Pour libérer le sous-sol, elles doivent se débarrasser d’une grande quantité d’œuvres approximativement liturgiques empilées au fil du temps. La plupart sont des offrandes de fidèles, artistes peintres aux talents inégaux, dont les tableaux vont de « dignes d’un intérêt passager » à « somme toute passables ».

(À nous) : La salle, pourtant bondée, reste muette. Adjudication zéro. Sensible à cette déconfiture instantanée (j’ai un faible pour les bonnes sœurs), je cherche alors dans les poches de mon bermuda une carte joker. J’y trouve une citation de Joseph Beuys, et je la vocifère à l’auditoire : « l’art est la production de tout le reste ! » Spectaculairement, en quatre secondes mon nez allonge de 1, 33 mètre. Des sourcils se lèvent momentanément puis s’abaissent à nouveau. Le lot demeure au prix fixe de zéro dollar. Au fond de la salle un homme portant du cuir se lève, c’est le propriétaire de la Déchèterie Centrale. Il propose aux sœurs un arrangement : pour la symbolique et modique somme de 69 $, il les débarrasse des encombrants tableaux. Elles déclinent l’offre, refusant de jeter des œuvres créées dans un élan de foi (mais aussi parce que l’homme en cuir a des manières rustres : il éternue sans cesse en proférant des jurons).

(À lui-même) : Puttana !

(À nous) : Les sœurs sont victimes du déplorable phénomène du « ni-ni-ni » : ni vendable, ni jetable, ni montrable. Un statut ontologique réservé à une poignée d’œuvres dont il parait qu’elles suscitent l’intérêt distant d’un historien de l’art d’Utrecht nommé « le vieil original ». La scène a une tonalité tragique. Je mange un anchois par le rectum pour me punir. Je suis un être courbé et noueux, j’ai appris l’autodiscipline tardivement et mal. On me reproche un nez qui barre la route, alors que mon problème est l’inaptitude. Je me sens responsable du déclin des utopies.
(À lui-même) : Geppetto se fait une ligne de coke. Merda ! Notre pattern relationnel remonte à la surface. Ah, dio santo, che delirio…

Pinocchio s’empourpre, il s’autoflagelle d’une branche souple de saule. Notre petit pantin malin devient soudainement incontrôlable, précipité dans un vortex cellulosique et mental.

(À lui-même) : Enfin une valeur sure, le lot 143 ! Evviva, evviva, che trionfo !

(À la foule) : Le lot 143, mesdames et messieurs ! Voici une jarre cristalline qui contient deux objets : tout d’abord, une liste d’épicerie du peintre Riopelle qui indique un unique mot, « lait ». Elle comporte dans le coin haut à droite une tache de confiture. La jarre contient également une bouteille de rince-bouche à demi vide avec laquelle se seraient gargarisées les soeurs McGarrigle.

Étonnamment, son nez demeure stable.

Monsieur devant me donne cinq mille, cinq mille-mille-mille-mille-mille, five thousand, cinq, cinq, la liste d’épicerie, le rince-bouche, glougrrr glourrrggg, combien ? Cinq mille ! Derrière, Johnny ton client, combien, cinq mille, gotta be fifty-five, cinquante-cinq cinquante-cinq-cinq-cinq, en avant, la liste, le lait, glouglou, combien, ici, madame, oui vous, non vous, vous oui ! Six mille, on monte, on monte, six mille, ici, six thousand, did you hear, six ! Oui monsieur on vous écoute, vot’ papier, montrez vot’ papier, plus haut, oui, glouglou priiischhh, lait, bouche, six mille !

Il accélère.

R-R-R-Riopelle mar-gargargigoggllle, on monte, on goggle, rio-rio-péelle, mic-mac garigoggle, confonfonfittuture, le lait le lait le la li lo, boubouche, le lot le lolo rigolo !

Il est pris de secousses. Six, wanna give, wanna give-give-give, gimme gimme more more more !
I want more, ça monte ça monte !

Il est rouge vif.

Vendu ! Le lot 143 est vendu au monsieur devant, avec la cravate Disney.

Il souffle, et ressent un épuisement professionnel.

(À lui-même, plus calmement) : Olive verdi…

(À nous) : Des mains se serrent, des marchés sont conclus, les tailleurs se ramollissent. Le moment est maintenant venu de la vente des articles du lot 250. Plusieurs se sont déplacés uniquement pour gager sur ce large lot devenu légendaire.

(À la foule) : Nous avons ici un lot exceptionnel d’ectoplasmes (manifestations matérielles d’esprits divers) ayant poussé sur les corps d’artistes célèbres. Séquestrés en laboratoire pendant un mois, sans accès à la lumière extérieure, les artistes, choisis sur présomption de leur génie, ont vu apparaitre des excroissances à des endroits précis de leur anatomie. Pour vous aujourd’hui, ces exceptionnels ectoplasmes sont maintenant en vente à l’unité ! Le premier est contenu dans ce petit pot Mason. L’oeuvre est inclassable : un artiste chinois subversif très célèbre, dont nous tairons le nom, a vu apparaitre sous son aisselle une volute de fumée de soupe Rãmen dans laquelle s’est dessiné le visage de Mao arborant des piercings et des tatouages tribaux.

Pinocchio connait bien le monde des excroissances ; la sienne lui a volé la vedette.

(À nous) : Les propositions fusent de toutes parts, d’innombrables mains se lèvent, les bras fendent l’air dans de dangereuses diagonales. La foule entre en oestrus, le désir devient une expérience concrète, totale. Le président de Rãmen International livre un duel enflammé à Jerry Golddriver, un magnat des Prairies canadiennes. Ils font sauter les prix. Les musées sont muselés. Dans l’incroyable brouhaha, un collectionneur me demande d’ouvrir le petit pot afin d’attester la vraisemblance du lot. J’ouvre et la fumée s’échappe instantanément dans la salle de l’Exposition Totale. On crie, une soeur lâche un vent malgré elle. L’artiste chinois subversif très célèbre dont nous taisons le nom veut récupérer son génie, il pleure. Le génie de l’artiste est partout. Mon nez barre la route. Les corps s’entrechoquent. Ma che palle ‘sto cazzo di naso… L’homme de cuir glisse sur un anchois. Mon nez s’enflamme. Des coudes cognent des yeux qui rebondissent. Les doigts veulent leur part de génie. Le sang recouvre les cravates. Les journalistes se font déjà une opinion. Gepetto est vieux, il cède. L’historien d’Utrecht mange ses notes. Les murs de l’Exposition Totale prennent feu. Une déflagration s’ensuit. On envoie des ectoplasmes en renfort. Il est trop tard. Tout s’écroule.

Pinocchio sombre alors dans un état de grande mélancolie.

(À nous, comme à lui-même) : La combustion fut intense, rapide, un enfer inimaginable. Une température de plus de neuf-cents degrés et un souffle titanesque atteignant deux-cent-cinquante kilomètres à l’heure annihilèrent toute manifestation de vie ou d’ordre.

Je péris instantanément dans ce cyclone de flammes. Depuis, il n’y a plus rien.


Les auteurs n’ont pas la même taille, c’est pourquoi un nez à nez leur semble invraisemblable. Depuis qu’ils sont à quatre mains, ils ont imaginé une foule de petites entreprises : soins du corps par l’application ectoplasmique, culture du navet rebondissant, création de figurines fantastiques, élevage de tiques savantes, etc. Une encyclopédie rassemblera tout le reste. Ils entendent la suite.

Catherine Lavoie-Marcus, Michel F Côté

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