Forget_Hier est aujourd'hui
Nadège Grebmeier Forget Hier est aujourd’hui., capture d’écran, extrait du journal de bord photographique Instagram du 19-02-2016
Photo : permission de l’artiste

Féminismes et incertitudes. Un corps à soi et hors de soi

Thérèse St-Gelais
Dans une préface intitulée « De la beauté des (mauvaises) filles », Michelle Perrot, historienne féministe de renom, relève que « la peur du corps et du sexe des femmes »1 1 - Véronique Blanchard, David Niget, Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles, Paris, éditions Textuel, 2016, p. 8. est une récurrence dans les représentations qui sont faites à travers le temps des femmes et – pour diverses raisons, ajouterai-je – des féminismes, lesquels provoquent parfois également quelques craintes.

Partant de l’idée qu’il n’existe pas de phénomène tel qu’un féminisme ayant pour support écrit, visuel ou sonore un manifeste qui en traduirait toute la teneur non plus qu’un féminisme relevant d’une école qui en dicterait les règles d’appartenance, il est néanmoins convenu que les féminismes partagent des enjeux identitaires où le corps se trouve à la croisée de leurs réflexions, peu importe, dans le présent contexte, l’approche qu’ils mettent de l’avant. Or, c’est parce que le corps relève à la fois du privé et du public et qu’il peut s’avérer, parfois malgré lui, porteur de revendications, voire d’agentivité, qu’il m’intéresse de le commenter ici. « Le corps implique mortalité, vulnérabilité et puissance d’agir (agency), dit Judith Butler. […] Le corps a toujours une dimension publique ; constitué comme un phénomène social dans la sphère publique, mon corps est et n’est pas le mien. Offert aux autres depuis la naissance, portant leur empreinte, formé au creuset de la vie sociale, le corps ne devient que plus tard, et avec une certaine incertitude, ce dont je revendique l’appartenance2 2 - Judith Butler, Défaire le genre, Paris, éditions Amsterdam, 2006, p. 35.. » Une « incertitude » qui m’apparait significative sur le plan critique quant aux artistes et aux œuvres choisies pour cet essai.

Je me concentrerai sur des œuvres de Nadège Grebmeier Forget et de Manon Labrecque qui, bien que je ne leur connaisse pas de liens avoués avec le politique et l’engagement, dirigent parfois la lecture que l’on peut en faire vers des regards féministes, aussi hétérogènes soient-ils. Une hétérogénéité qui permet d’ailleurs, à mon sens, une compréhension élargie des enjeux multiples et croisés soulevés par les féminismes. Je tenterai également quelques détours vers des planches dessinées de Julie Delporte, parce qu’elles me semblent relever d’un regard autofictionnel où la représentation du corps « vulnérable » interroge, semblablement à Grebmeier Forget et Labrecque, sa « dimension publique ».

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Manon Labrecque
apprentissage, 2015, vue d’installation, Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, 2016.
Photo : permission de l’artiste & Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe

Proposant en apparence des productions aux antipodes l’une de l’autre, par l’éclatement de l’une dans ses manifestations du corps et le repli de l’autre qui « tradui[t] un sentiment d’impuissance, d’inaptitude à dire3 3 - Nicole Gingras, Manon Labrecque – Corps en chute, Montréal, éditions Nicole Gingras, 2002, p. 62. », Nadège Grebmeier Forget et Manon Labrecque se rejoignent toutefois par la dimension en un sens intimiste, voire « corporalisée » (embodied) de leurs représentations de soi. Or, ces représentations appellent, chez moi, ce regard féministe qui ne peut faire l’économie d’une conscience genrée chez les deux artistes. À l’opposé d’une action asservissante sur le corps, les actions tant chez Grebmeier Forget que chez Labrecque cherchent à en faire voir l’illusoire domestication depuis longtemps dénoncée par de nombreuses féministes.

Lors de son exposition performative — Hier est aujourd’hui.4 4 - Vu, centre de diffusion et de production de la photographie, Québec, du 11 février au 13 mars 2016., Nadège Grebmeier Forget a joué de son corps, de sa représentation, et de l’espace qu’elle occupait de manière pour le moins éclatée. À l’intérieur d’un cube rose, dont le format et la couleur allient les clichés de la salle d’exposition dite neutre et cette teinte associée à un féminin construit de toutes pièces, apparait l’artiste en transmission vidéo directe et continue depuis son atelier-maison. Pour voir l’artiste, nul autre choix que d’entrer dans ce cube. Pour être vue, nulle autre possibilité pour l’artiste que de s’ajuster au mode contraignant du « panoptique », qu’elle a délibérément choisi par ailleurs, et qui lui permet d’exister par le regard de l’autre ; l’autre qu’elle oblige, le temps de la visite, à la voir telle qu’elle se montre, en même temps qu’elle s’abandonne à une autofiction dont elle ne semble pas nécessairement connaitre le dénouement.

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Nadège Grebmeier Forget
— Hier est aujourd’hui., capture d’écran, extrait de la performance du 25-02-2016.
Photo : permission de l’artiste

Peut-être à la conquête d’un corps, ou plutôt des identités changeantes qui le façonnent, l’artiste performeuse fait dans la démesure, appuyée des nombreux accessoires, des artifices, qui l’accompagnent dans des mises en scène dont la multitude de variables gestuelles liées au corps nous entraine dans une frénésie visuelle. Impossible de tout voir, et conséquemment de tout nommer, ce qui surgit dans l’image. Avec assurance toutefois, il est aisé d’affirmer que ces choses et les gestuelles déployées traduisent un féminin par trop stéréotypé et qui répond en quelque sorte à des attentes et des normes sociales. « Défier la notion de féminité est l’acte féminin par excellence, dit Judith Butler, une protestation qui peut être interprétée comme la preuve de ce qu’elle cherche à contester5 5 - Butler, op. cit., p. 204. Je souligne.. » Un défi que Grebmeier Forget m’apparait laisser entendre par ses mises en scène et l’exhibition de ses matériaux. Paillettes, perles, rubans, dentelles, miroirs, regards séducteurs, jeux de chevelure, mais aussi parole assiégée par une caméra insérée dans la bouche, maquillages outranciers, voire grotesques, matières solides et fluides agissant sur la résistance d’un corps plusieurs fois mis à l’épreuve, tout cela et bien plus encore étalé sur plus d’une centaine d’heures où parfois la langueur se manifeste. Une fatigue « de faire », peut-être.

En conversation avec Martine Delvaux6 6 - À la Maison des arts de Laval, le dimanche 30 octobre, lors de l’exposition de Nadège Grebmeier Forget : LIVE 11-03-16, 12 h – 17 h, du 28 aout au 6 novembre 2016., auteure féministe de l’ouvrage Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot, l’artiste avoue pressentir des liens avec ces « filles » présentées telles des « natures mortes », des « filles fétiches » ou des « tableaux vivants ». Non pas pour en faire voir ce qui en serait la nature, mais bien plutôt pour tenter une transgression des limites qui la définissent. Une action qui, à l’évidence, semble demander du temps et beaucoup d’énergie, ce qui explique peut-être la lassitude ressentie par l’artiste. Toujours en mouvance, l’image d’elle qu’elle nous propose n’est pas en confrontation avec un idéal, que l’on sait irréalisable, mais une représentation qui met l’accent sur sa perpétuelle construction dont l’échec est assuré si le but en est de se diriger vers une vérité identitaire.

Les performances de Nadège Grebmeier Forget sont vertigineuses quant à l’enchainement d’images qu’elles donnent à voir7 7 -  Dans le cas de la pièce — Hier est aujourd’hui., un fil d’images Instagram (@mirrorspapillon), généré et partagé en temps réel, permet d’assister au déroulement des actions.. C’est d’ailleurs ce qui constitue, en grande partie, sa signature. Comme si le temps et l’espace donnés ne suffisaient jamais chez elle à cibler le sujet qui est à se faire et qui se confond, malgré elle, avec la représentation d’un corps « public ».

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Nadège Grebmeier Forget
— Hier est aujourd’hui., vue d’exposition, centre de diffusion et de production de la photographie, Québec, 2016.
Photo : © VU / Hubert Gaudreau

Là où « se faire sans cesse » ne garantit pas une image réelle de soi chez Grebmeier Forget, ailleurs, chez l’auteure Julie Delporte, c’est « rien produire » qui laisse croire que l’on n’est personne. Je pense plus précisément ici à une planche dessinée de Journal8 8 -  Publié à Paris, aux éditions L’Agrume, en 2014., quand le personnage féminin dit : « Encore cette idée fausse que si je ne dessine rien, n’écris rien, ne publie rien… je ne suis personne (et qui m’a refilé cette foutue maladie de vouloir être quelqu’un ?) » Cette phrase de Delporte est accompagnée du dessin d’un ordinateur de table ne montrant que des cases sans images – signe, parmi les autres, de ce malaise identitaire – et qui se présente dans un espace vide, sans âme qui vive. « Si je ne peux être sans faire, dit encore Butler, alors les conditions de mon faire sont, en partie, les conditions de mon existence9 9 - Butler, op. cit., p. 15.. » Et que me permettent-elles d’être, ces conditions ? Entre « se faire sans cesse » et « je ne suis personne », la représentation de soi ne se montre-t-elle pas empreinte d’une indiscernabilité qu’il est légitime d’interroger ?

Un corps à soi ou hors de soi

Ce que Nadège Grebmeier Forget cherche à faire voir dans l’éclatement de son atelier-maison, Manon Labrecque tente de le circonscrire dans les œuvres touchée (2015) et apprentissage (2015), présentées dans le cadre de l’exposition L’origine d’un mouvement10 10 -  L’exposition, qui s’est tenue à Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe du 27 aout au 23 octobre 2016, était commissariée par Nicole Gingras.. Dans les deux cas, il s’agit d’une expérience de corps contraint ou mis à l’épreuve de se représenter, voire de se donner une réalité11 11 - Judith Butler a longuement commenté ce que peut vouloir dire une vie « réelle » en évoquant les femmes et les minorités sexuelles, entre autres, dans un contexte où la violence se manifeste. Voir Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, éditions Amsterdam, 2005..

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Manon Labrecque
touchée, 2015.
Photo : permission de l’artiste

Dans touchée comme dans apprentissage, Labrecque se montre en quête d’elle-même, elle qui ne semble jamais se résoudre à demeurer là où elle se trouve. Dans touchée, une vidéo en boucle fait voir une femme aux yeux fermés, l’artiste, qui avance à tâtons dans un espace restreint. De fait, c’est le contour de mains tracées sur un écran suspendu et placé devant le corps filmé que l’artiste cherche à atteindre, pour aussitôt s’en détacher, prendre ses distances. Comme si la concordance, et plus encore la conformité, des deux représentations ne tenaient qu’à l’espace-temps d’un toucher rapidement dissipé et constamment retenté. Comme un ressenti dont la durée trop courte impose d’être reconduit pour ne demeurer finalement que le vestige d’une rencontre entre soi et la projection de soi, dans toute l’inconstance et la fugacité de cette rencontre. Chez Labrecque, l’impression d’un raté est plus forte que celle d’une résolution, d’un aboutissement, ce que Nicole Gingras avait déjà souligné pour l’ensemble du travail de l’artiste, qui semble « prendre un malin plaisir à cultiver l’erreur, le ratage d’un mouvement, d’une parole, le manque dans l’image12 12 - Gingras, op. cit., p. 34. ». Or, ce « ratage » s’apparente à ce que Judith (Jack) Halberstam a revendiqué de l’échec13 13 - Dans son ouvrage The Queer Art of Failure, Duke University Press, Duke et London, 2011. pour ce qu’il a de bénéfique, et peut-être même de salutaire, dans la mesure où il apparait ici comme une résistance à la maitrise (mastery) d’un corps, de soi, à une possession de soi dans sa totalité. Halberstam formule ainsi un impératif, « Resist mastery », qui précise que « l’échec peut se lire, par exemple, comme un refus de la maitrise14 14 -  Ibid., p. 11. [Trad. libre] Le mot maitrise est entendu ici dans ses nombreuses acceptions : virtuosité, contrôle, domination… ». Ce refus engage une reconsidération des savoir-faire qui a un impact direct sur la construction des savoirs et des identités, dont l’objectivité est interrogée de longue date par les épistémologies féministes15 15 - oir Elsa Dorlin, « Vers une épistémologie des résistances », Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 5-18..

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Julie Delporte
Journal, extraits, L’Agrume, Paris, 2014.
Photos : permission de l’artiste
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S’approprier son corps, l’habiter, le faire « soi », prendre corps, voilà des actions qui semblent à l’œuvre dans apprentissage, où le corps d’une femme cherche à nouveau à rejoindre ce qui est peut-être le profil de son alter ego. Combiné à l’image vidéo d’une femme, ici dans un espace relativement grand et dépouillé, un tracé est dessiné sur le mur où apparait la projection. Or, c’est à l’intérieur de ce tracé représentant un corps à la verticale – celui de l’artiste – que cherche à s’aligner, voire à se mouler, le corps flouté de la vidéo dont la résistance est mise à l’épreuve. Constamment, elle vacille, comme si un confort ne pouvait trouver satisfaction dans un arrêt sur image. Se repliant sur elle-même, la figure femme se retrouvera au sol, laissant devant elle un corps évidé, pour ensuite reprendre en boucle le mouvement depuis la verticale jusqu’à l’horizontale. Ce mouvement, à nouveau, ne prétend pas se déployer avec l’objectif d’un accomplissement qui permettrait de contenir dans sa totalité ou son ensemble le sujet femme en représentation. Anna Khimasia reconnait également ce déploiement sans achèvement dans l’œuvre de Labrecque : « Son exploration du corps en mouvement dans le temps et l’espace semble reproduire l’actualisation perpétuelle, jamais définitive, de notre sentiment d’exister16 16 - « Manon Labrecque, L’origine d’un mouvement », Etc Media, nº 106 (automne-hiver 2015-2016), p. 93. [Trad. libre]. »

« [J]e ne m’habite pas entièrement », conclut le personnage du Journal de Julie Delporte, exprimant une tension entre la fille et la femme. « Il faudrait cesser d’être cette petite fille dans mon corps de femme » – et l’on voit alors le profil vide d’un torse vraisemblablement féminin dans un décor plutôt abstrait. Comme si, là encore, une quête de soi se trouvait en cours sans chercher à arriver à ses fins, ni même penser pouvoir y arriver. Ce qui vacille chez Labrecque, ne prend pas corps chez Delporte et se réitère sans cesse chez Grebmeier Forget atteste que la représentation de soi n’est pas sans manques, ce qui, paradoxalement, lui donne son pouvoir et sa résistance.

À la suite de ce qu’Halberstam propose, à savoir que les féministes pensent à une résistance « […] qui ne parle pas la langue de l’action ou du mouvement, mais se formule plutôt en termes d’évacuation, de refus, de passivité, de dédevenir, de désêtre17 17 - Halberstam, op. cit., p. 129. [Trad. libre] », et considérant « l’incertitude » avec laquelle le corps jauge notre (mon) appartenance, il est opportun de penser que les œuvres ici commentées offrent des résistances aux représentations prescrites des corps, des femmes et même des féminismes – et ceci, même si elles en laissent voir des manifestations silencieuses.

Julie Delporte, Manon Labrecque, Nadège Grebmeier Forget, Thérèse St-Gelais
Julie Delporte, Manon Labrecque, Nadège Grebmeier Forget, Thérèse St-Gelais
Julie Delporte, Manon Labrecque, Nadège Grebmeier Forget, Thérèse St-Gelais
Julie Delporte, Manon Labrecque, Nadège Grebmeier Forget, Thérèse St-Gelais
Julie Delporte, Manon Labrecque, Nadège Grebmeier Forget, Thérèse St-Gelais
Julie Delporte, Manon Labrecque, Nadège Grebmeier Forget, Thérèse St-Gelais
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Cet article parait également dans le numéro 90 - Féminismes
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