Favela Café à Art Basel : signes conflictuels dans l’espace semi-public

Hervé Roelants
Tadashi Kawamata,
Favela Café, Art Basel, 2013.
Photo : MCH Messe Schweiz (Basel) AG, © Tadashi Kawamata
Le 14 juin 2013, la police suisse est intervenue à coups de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc pour disperser les manifestants occupant le Favela Café, faisant apparaître (involontairement) certaines des tensions inhérentes à une esthétique de la construction précaire. Favela Café est un ensemble de 18 cabanes reliées entre elles par des passerelles, un petit village apparemment bricolé de planches et de tôles rouillées qui fait office de café-terrasse ouvert au public. C’est aussi une œuvre de Tadashi Kawamata, représentative des formes que l’artiste japonais développe dans le monde entier depuis plus de 20 ans. Utilisant le plus souvent des matériaux pauvres ou récupérés sur place – l’assemblage de planches brutes vissées est pratiquement devenu une signature –, les interventions de Kawamata s’articulent aux sites dans lesquels elles prennent place, qu’elles contribuent à révéler et à redéfinir. Elles détournent et reconfigurent des architectures existantes : l’œuvre est ainsi à la fois un commentaire, une transformation et une réactualisation du site. En ce sens, plutôt qu’une construction autonome et indépendante, le travail de Kawamata s’apparente à une forme de rénovation ou de réactivation critique des configurations spatiales auxquelles il est indissociablement lié.

Favela Café a été commanditée par le comité d’organisation d’Art Basel, probablement la plus grande foire commerciale d’art contemporain au monde, et prend place devant l’entrée des bâtiments où celle-ci se tient. Ostensiblement, il est immédiatement évident que les matériaux utilisés, tous récupérés dans le port de Bâle, ne relèvent pas ici d’une nécessité économique, mais d’un choix esthétique : avant d’être un espace récréatif, la proposition de Kawamata est d’abord conditionnée par son statut d’œuvre d’art. En ce sens, Favela Café ne prétend pas être un réel café de favela, mais une image, c’est-à-dire une forme symbolique qui, comme toute production symbolique et comme toute œuvre d’art, est par définition ambiguë. Bien que la position explicite de Kawamata soit claire, elle ne lève pas cette ambigüité : c’est le principe de construction qui intéresse l’artiste, le matériau, l’échelle, l’organisation, les processus… et non les clichés faciles sur l’habitat pauvre. Favela Café ne se veut donc pas une illustration complaisante de la misère du monde, mais elle prend pourtant le risque d’être (mal) prise pour telle parce qu’elle se place au croisement de différents marqueurs de signification. C’est une construction simultanément utilitaire, formelle et symbolique, et amenée à se situer plus ou moins explicitement par rapport aux intérêts de son commanditaire (Art Basel). À vrai dire, cette tension n’est pas spécifique à Favela Café, elle traverse en permanence le champ de l’art. Seulement ici elle est rendue plus particulièrement visible par l’occupation protestataire de l’œuvre et la brutalité de l’intervention policière qui s’en est suivie. L’enjeu se situe dans l’usage – et le contrôle – de l’espace. Bien qu’elle soit accessible gratuitement au public, et qu’elle se présente donc comme une œuvre publique, Favela Café est une propriété privée. L’œuvre est construite sur une place publique, mais celle-ci a été temporairement privatisée à l’occasion de la foire. C’est une procédure courante, qui autorise une installation privée sur une portion de l’espace public en échange d’une redevance. L’accès libre à l’œuvre n’est donc pas un droit, contrairement aux apparences ; il est laissé à la discrétion du locataire Art Basel – et c’est d’ailleurs cela qui fournit une base légale à l’évacuation de la place : l’intrusion dans un espace privé (et le tapage nocturne).

Juridiquement, le statut des surfaces sur lesquelles les favelas brésiliennes se sont construites n’est pas très assuré. On considère généralement qu’il s’agit de terrains publics occupés illégalement, mais la réalité est bien plus complexe puisqu’elle doit tenir compte de droits élémentaires acquis par l’usage. Les favelas n’obéissent pas à une planification préétablie – elles sont une somme de réponses particulières à des problèmes spécifiques. On peut voir dans les favelas une intelligence architecturale et une construction sociale extraordinaire, et c’est sans doute à cela que le titre de l’œuvre de Kawamata fait référence, bien que l’artiste intervienne dans des conditions bien différentes. Il doit respecter (et a les moyens de le faire) toutes les normes en vigueur dans la réglementation suisse, ce qui suppose une planification minutieuse du projet. S’inspirer de l’ingéniosité et du savoir-faire à l’œuvre dans les favelas est une chose, mais en Suisse cela ne peut se traduire matériellement qu’en s’appuyant sur une expertise qualifiée. Cela revient à préempter des inventions non signées, à les nettoyer, puis à les faire réintégrer le marché financier et symbolique sous une forme assimilable – par l’intermédiaire de l’art, en l’occurrence.

Tadashi Kawamata,
Favela Café, Art Basel, 2013.
Photo : © Stefan Bohrer

Ce processus semble en résumer et en cautionner un autre, cette fois à l’échelle du réel. Alors que Rio de Janeiro s’apprête à accueillir la Coupe du monde de football (2014) puis les Jeux olympiques (2016), la Ville a lancé de nouveaux programmes de réhabilitation de ses favelas. D’un côté on construit des infrastructures, on assainit et on rénove l’habitat, mais de l’autre, on déplace certains des habitants parce que leurs logements sont considérés comme dangereux ou doivent laisser la place à de nouveaux équipements. L’amélioration de ces espaces urbains pourrait aussi en augmenter la valeur immobilière et engager un processus de remplacement d’une population par une autre, économiquement plus aisée. Pour certains, la rénovation tournerait alors à l’éviction.

Dans ces conditions – et on sait qu’un événement aussi médiatisé qu’Art Basel agit comme une caisse de résonance amplifiant tous les signes visibles –, l’installation Favela Café peut devenir une attraction exotique, complaisante sinon complice, que les manifestants entendent dénoncer. Que le supposé désintéressement de l’artiste ait souvent du mal à concilier son intransigeance artistique avec les inévitables concessions qu’implique sa valorisation financière n’est pas un problème très original. Mais ici, il est souligné par la juxtaposition de références et de connotations en principe inconciliables. D’une part, les matériaux usés recyclés et la favela renvoient à une idée de pauvreté ; de l’autre, l’œuvre est investie du prestige de l’art et de la puissance économique de son commanditaire. De plus, la favela ne revêt pas les mêmes connotations que n’importe quel bidonville violent : c’est aussi le Brésil, la samba et la fête…Sous cet angle, Favela Café peut être lue comme une transposition récréative de la pauvreté à l’usage des riches ou, en d’autres termes, une forme de tourisme esthétisant. L’œuvre est donc politiquement inconfortable. Son usage comme café, dans un contexte de circulation dense de capitaux, entre en conflit avec l’image de pauvreté à laquelle semblent faire écho les matériaux qu’elle utilise, et ces signes mutuellement exclusifs se télescopent d’autant plus violemment que leur confrontation a lieu dans l’espace public.

Pour Kawamata, les processus de construction et de constitution de communautés priment, et cela se traduit dans son travail par une forme assez subtile d’analyse, de transformation et de subversion des ­topographies existantes. Forcément, il y a une connivence entre son travail et les favelas. Kawamata reconnaît cette proximité, mais insiste aussi sur les différences : son problème relève de l’expérimentation artistique, et il ne prétend pas proposer une solution d’urbanisme. Mais il y a une résonance. Lorsque Kawamata fait des Field Works, il construit des volumes approximativement géométriques dans la rue. Ses assemblages précaires de cartons et de matériaux divers trouvés sur place ne sont ni des refuges pour sans-abris ni des sculptures minimalistes, mais une confrontation délibérément problématique de ces deux références dans l’espace urbain. Pourtant, Favela Café fonctionne un peu différemment. Sa réintégration dans le contexte de l’art – et dans le circuit économique du marché de l’art – est beaucoup plus visible. Et comme l’économie de l’art est justement liée à celle du visible, Favela Café passe pour le signe coopté d’un marché qui représente à ce jour une des formes les plus accomplies d’un capitalisme financier sans véritable régulation. C’est vraisemblablement cette idée qui sous-tend la commande d’Art Basel : pas une œuvre destinée à la vente (elle sera donnée pour devenir un café associatif au port de Bâle, assumant ainsi une fonction sociale réelle), mais un investissement en capital symbolique. Le financement par une institution du marché d’une œuvre semi-invendable est une façon d’attirer l’attention sur le fait que le flot de capitaux qu’attire Art Basel peut aussi être (partiellement, mais spectaculairement) réinjecté dans une démarche artistique, culturelle et sociale non rentable. Grâce au mécénat, le marché se présente comme un élément de support du bien commun – et l’on reconnaît ici la démonstration classique qui fait de l’économie de marché la condition nécessaire de l’art et de la démocratie.

Tadashi Kawamata,
Favela Café, Art Basel, 2013.
Photo : MCH Messe Schweiz (Basel) AG, © Tadashi Kawamata

On a donc reproché à Favela Café – ou plutôt à Art Basel à travers Favela Café – une démarche cynique qui consiste à valoriser financièrement et symboliquement une esthétique du matériau pauvre, et par conséquent à réduire la misère à un spectacle de plus, avec tout ce que cela comporte de simulacre et de déni. L’esthétique de la construction pauvre ne serait alors qu’un divertissement particulièrement efficace pour occulter les injustices sociales qui sont à l’origine de son vocabulaire. « Respect favelas », réclamaient les manifestants. Cela voudrait-il dire que toute représentation d’une favela – forcément misérable – est moralement obscène si elle n’est pas chargée de suffisamment de pathos pour ne laisser planer aucune ambiguïté en termes de jugement de valeur ? Au vu de la forme qu’a prise l’occupation du site, il est peu probable que ce soit ce que réclamaient les protestataires. Ayant commencé par un débat public (autorisé), la manifestation s’est transformée en fête avec sono (non autorisée). Quand la police a chargé, la centaine de ­participants présents dansaient – comme si les manifestants avaient pris très au sérieux l’invitation à la convivialité que suggère Favela Café, mais en la déconnectant complètement de la figure d’autorité experte et de pouvoir économique que représente Art Basel. Ce n’est pas tant l’œuvre qui est contestée, mais le circuit qui l’a produite dans l’intention qu’on lui prête – et ces intentions supposées changent non pas en fonction des usages, mais des usagers : en remplaçant les touristes complices par des touristes alternatifs, ou le champagne par la bière. Présenté ainsi, cela paraît ridicule, mais il ne faut jamais oublier que ce déplacement s’inscrit dans un système de signes. De ce point de vue, il s’agit bel et bien d’une expropriation, ce qui n’est pas si dérisoire puisqu’elle teste la légitimité des institutions économiques et artistiques fondées sur la propriété.

Cette remise en question est nécessaire. Le système de l’art a depuis longtemps la capacité (et l’habitude) d’esthétiser n’importe quoi – mais cette esthétisation est aussi devenue de plus en plus ambivalente. Elle agit comme valorisation ou comme subversion, ou encore comme récupération ou comme neutralisation, selon les circonstances et les intentions politiques. Toutes ces configurations existent dans le cas de Favela Café. Mais une des forces de l’œuvre de Kawamata est sa capacité à négocier son insertion dans l’expérience du lieu et à faire apparaître des tensions et des relations de pouvoir habituellement invisibles. Le processus de construction matérielle n’est possible que s’il est aussi un processus de construction sociale, et cela dans le monde réel, pas seulement dans celui de l’art. Pour Kawamata, cela suppose de décider que l’œuvre est achevée, et d’en céder le contrôle. Mais à qui ? À ce moment-là s’ouvre une négociation ou une lutte pour décider de l’entité qui en aura l’usage et lui donnera sens. Si le processus de construction d’un village de cabanes doit déboucher – comme dans une véritable favela – sur la constitution d’une communauté, le débat devient politique et l’alibi de l’art ne suffit plus. Lorsqu’on en perd le contrôle, le consensus est fragilisé et les aspects politiquement et économiquement inconfortables de l’art en général (ceux qu’on préfère ne pas trop remuer, même et surtout quand on se réclame d’une position éthique) reviennent sous le feu des projecteurs. Et là, les investisseurs et les experts – dans l’hypercentre du monde de l’art, celui qui a le pouvoir et dans lequel il n’y a pas vraiment de place pour les artistes – s’inquiètent. Alors ils activent leurs droits de propriété privée et les réflexes autoritaires qui vont avec, puis envoient la police éteindre la lumière. La fête est finie.

Hervé Roelants, Tadashi Kawamata
Cet article parait également dans le numéro 80 - Rénovation
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