[In French]

Le 5 décembre 1985, Robert Faguy, Lucie Fradet et Gilles Arteau, avec François Bibeau et Michel Lambert, donnaient la première représentation d’un travail artistique collectif basé librement sur le texte d’Antonin Artaud : Héliogabale ou l’anarchiste couronné. Réunissant de manière inusitée la dramaturgie, la poésie sonore, l’installation et tes percussions, le groupe établissait les fondements de sa démarche artistique. Longtemps associé au centre d’artistes Obscure, ARBO CYBER, théâtre a participé activement à la mise sur pied de la coopérative Méduse et du Studio ln Vitro (maintenant le Studio d’essai de Méduse) voué à la création multidisciplinaire. Faute d’un support financier adéquat de la part des bailleurs de fonds gouvernementaux, ARBO CYBER, théâtre a dû quitter Méduse. Fragilisé par cette dislocation, le groupe a survécu encore quelques années. Il a renoncé à la représentation publique en 2001 pour consacrer ses dernières énergies à la réalisation d’un cédérom, leur pierre tombale ludique. Outre la création et la production d’une vingtaine d’oeuvres artistiques, ARBO CYBER, théâtre a donné de nombreux ateliers/conférences ou des rencontres/animation en milieux scolaires sur les fondements même de sa pratique multidisciplinaire, répondant ainsi à un réel besoin des jeunes de toucher à des formes artistiques non-traditionnelles.

Longtemps réservé au domaine privé ou à la salle de cinéma, l’écran occupe de temps à autre l’espace public, la scène, où se mêlent l’être humain et la machine. Objet réducteur de distances, l’écran géant renvoie à la foule une dimension acceptable de l’artiste rapetissé par l’écart prononcé entre l’avant-scène et l’arrière-salle. Étrange sensation de se croire à la fois chez-soi et au coeur de l’action; l’intérêt de la technologie est alors manifeste. Mais parfois, la présence de l’écran semble inappropriée quand l’artiste de chair et l’image médiatisée établissent, par leur voisinage, un rapport inhabituel, voire incongru. On crie à l’impureté, au viol artistique! Le théâtre n’est plus vraiment du théâtre, la présentation musicale est souillée, la contemplation du mouvement des corps est distraite par ces lumières mouvantes qui attirent trop l’oeil. Oser quitter le confort douillet de sa demeure, payer un montant nettement supérieur à celui d’une entrée au cinéma, vouloir jouir pleinement de la présence d’un artiste, et se retrouver, malgré soi, devant cet écran, qu’il soit petit ou grand, peut, pour certains, pousser l’outrance jusqu’à l’insulte !

La réunion des éléments scéniques et vidéographiques présente un nouvel environnement et un nouveau contenu au regardeur d’écran lumineux. Il peut en résulter un choc de perception qui, par un heureux mariage, apporte à la réception artistique toute sa complétude ou, au contraire, en retire à l’un ou à l’autre une partie de sa puissance évocatrice. Les codes de réception s’intègrent ou s’opposent. Quinze années durant. ARBO CYBER, théâtre a poursuivi dans une perspective multidisciplinaire des recherches qui s’appliquent à chacun des éléments de la pratique théâtrale afin de créer une forme de langage propre. Chacun des projets menés à terme comprend l’utilisation de technologies récentes posées comme puissant instrument de communication et non seulement comme simple outil médiatique. Le groupe se propose de renouveler le rapport au spectateur en lui faisant prendre une part active (avec ou sans participation directe) au spectacle théâtral. Le public est aussi confronté à une approche maximaliste qui se caractérise par la présence simultanée de plusieurs données de signification l’obligeant à en dégager diverses conjonctions possibles, comme s’il disposait d’une large panoplie de directions principales. ARBO CYBER, théâtre tente de développer une approche non linéaire de l’oeuvre en amorçant une prise de conscience sur le rôle de l’individu dans un ensemble social largement médiatisé.

Conçues sur la base d’environnements scéniques non traditionnels comportant, le cas échéant, les conditions de l’installation au sens strict des arts visuels, les réalisations de la troupe explorent le hors-champ en créant de nouveaux espaces au moyen des technologies visuelles et sonores. Chaque discipline assimilée au concept général (littérature, jeu et performance, arts visuels, scénographie, arts audios, éclairages ou arts vidéographiques) y retrouve souvent sa propre autonomie sans obéir à la hiérarchie théâtrale classique. L’oeuvre vidéographique, par exemple, intégrée scéniquement à maintes reprises, n’existe pas seulement pour servir la dramaturgie narrative ou scénographique, mais aussi pour être visionnée pour elle-même.

Jeux de communication

Traditionnellement, la scène unit face à face deux êtres de chair en un même lieu au même moment. L’un cherche à provoquer la réaction de l’autre là où une véritable interaction demeure à tout moment possible. L’écran de cinéma, par contre, offre un produit fini immuable, l’artiste de chair étant remplacé par la machine de projection. Avec la technologie télévisuelle ou vidéographique, qui permet le montage et le mixage instantané de séquences d’images captées en direct et en différé, l’échange entre les interlocuteurs de chair et médiatisés se complexifie jusqu’à modifier les habitudes de perception reliées à chaque média.

Deux groupes de spectateurs sont placés face à face. Un moniteur vidéo renvoie à chacun l’image du groupe opposé. En face de lui, à son insu, chaque spectateur est jumelé à un mime, son double de chair. Au centre de cette arène, deux protagonistes s’échinent en paroles, en actions et en suggestions à mener la représentation où le jeu se disperse graduellement dans les gradins. Le mimé, l’épié, se voit à l’écran posant ses propres gestes à travers un autre corps. Tel un miroir déformant, l’image télévisuelle fabrique un faux autre.

Échange entre les interlocuteurs de chair et médiatisés

Surprise désagréable, une Timide refuse qu’on la prenne au jeu. Elle n’apprécie pas que son image soit projetée sur écran. Elle ne supporte pas de se voir devenir l’un des centres d’attraction. Elle se renfrogne et s’efforce de garder l’anonymat jusqu’à la fin.

Lentement, un Extraverti transforme sa passivité en prenant peu à peu le contrôle de son double et de son image. il se prend vivement au jeu et essaie de transgresser l’ordre établi en défiant son opposé avec des gestes osés ou disgracieux. Il se plaît à manipuler l’autre comme une marionnette.

Un Radical, à regarder ce jeu médiatique, décide de déjouer l’opération et tourne le dos à la représentation, affichant un large sourire jusqu’à la fin d’un spectacle qu’il a choisi de ne pas voir. Il aura testé les limites du système mimétique, un outrage à l’image.

Jeux sur la réalité

Pour faire croire au réel, la télévision et le cinéma offrent du préfabriqué naturaliste. Les espaces tournés sont authentiques, reproduits fidèlement ou inventés en empruntant un semblant véridique. Le montage manipule le regard par le champ-contrechamp qui montre les différents points de vue d’un lieu habité par l’être fondamentalement tridimensionnel. Lorsque l’illusion opère à travers une convention de codes de perception et de représentation, le public se confond avec la réalité qu’on lui présente. À la scène, croire à ce mimétisme demande un plus grand effort de la part de l’assistance. La mécanique de scène et la coulisse à vue, les erreurs humaines ou techniques inévitables, le trompe-l ‘oeil artificiel de la reconstitution spatiale demandent une forte enjambée mentale pour garantir l’illusion, même si la profondeur du plateau apporte une perspective naturelle. Lorsque la source scénique de l’image vidéo et sa résultante sur écran sont perçues conjointement, le regardeur accède à des niveaux de réalités multidimensionnelles. En se confrontant à deux visions du même objet, il est en mesure d’apprécier la valeur documentaire de l’image médiatisée (l’objet filmé comparé à l’objet réel) en la transposant dans un nouveau contexte (l’objet filmé réapparaît dans la main de l’artiste de chair, par exemple). Alors que la caméra choisit pour le spectateur l’endroit où il posera son regard et que les artistes scéniques dirigent son attention, il doit faire un choix et fabriquer sa propre version du spectacle devant cette multitude de réalités nouvelles.

Il n’y a de fil dramatique que l’élaboration d’heure en heure d’attitudes quotidiennes qui se tissent au rythme d’une journée quelconque, celle d’un citoyen ordinaire dont les faits et gestes auront été captés treize heures durant. Diffusée sur autant de moniteurs vidéos, chaque reprise de l’oeuvre présuppose l’addition d’une de ces journées documentées. Tôt le matin, dès 8 h, jusqu’à 21 h, des performeurs reprennent ces gestes banals pour former un tableau qui s’ordonne à la manière d’un peintre, s’accorde aux paroles d’un auteur, se structure aux mouvements mécaniques d’un sculpteur, adopte l’imagerie d’un cinéaste ou la voix tourmentée d’un poète. Microphones et caméras-baladeuses épient, captent et emmagasinent sons et images. Des écrans renvoient les images traitées de ces journées documentées et fabriquées. Elles sont renforcées de couleurs, de rythmes, de ruptures, d’incrustations ou de conjonctions que ce peintre, cet auteur, ce sculpteur, ce cinéaste, ce poète aurait peut-être choisis. À la dernière heure, la treizième, à 20 h, chaque artiste condense sa journée par l’accumulation, l’intensification ou la répétition. Le public est invité à circuler à sa guise dans cet espace-temps.

Des niveaux de réalités multidimensionnelles

Inlassablement, d’heure en heure, un Résistant reste là, comme hypnotisé par ce lent défilement de gestes, de sons et l’écoulement de ces images issues du quotidien. Il reconnaît là sa propre condition de citoyen et l’apprécie sous un autre oeil.

Une Intermittente revient, curieuse, et repère sur l’écran une reprise de gestes vus lors de son dernier passage. Elle a refusé le processus interminable sans perdre totalement l’essentiel.

Une Sceptique éprouve une grande frustration quant à l’absence de ligne conductrice classique ou d’éléments informatifs facilement identifiables. Elle se retrouve obligée de porter son attention sur une partie seulement du spectacle, ce qui la fait rater les autres composantes en mouvement. Elle repart, déconcertée, pour ne plus revenir.

Un Étonné perçoit des relations insoupçonnées entre les éléments et se surprend à prendre plaisir à créer ses propres montages multiplexes de gestes et d’images simultanément simulés qui vont bien au-delà des possibilités et des connexions envisagées par les artistes de chair.

Cadres médiatiques intégrés au cadre scénique… limité ici par le cadre photographique

En raison de la densité du texte et des actions sur scène, un Importuné parvient difficilement à s’abandonner à ces images télévisuelles écrasantes. Paradoxalement, il avoue avoir plus souvent porté attention à l’écran qu’à l’artiste de chair.

Oser ajouter, à un théâtre de la remémoration et de l’éternel recommencement, la mémoire soudaine et fuyante de l’image en mouvement. (Ne pouvant reproduire dans cette salle au plafond trop bas l’immensité de l’espace scénique demandé par l’auteur, la vidéo s’impose et modifie le cadre narratif pour proposer une dramaturgie ludique respectueuse de l’univers de Beckett le vidéaste.) Le personnage de Willie, originellement dissimulé derrière un mamelon de terre, retrouve une certaine présence sur scène grâce à des moniteurs vidéo répartis de part et d’autre du dispositif circulaire. Ceux-ci dévoilent aussi au public le visage expressif de Winnie et le détail d’accessoires fort utiles à ses yeux. L’oeil fouineur du public est dirigé par la caméra, l’oeil de Dieu, pour lui offrir d’autres points de vue.

Distances en jeu

La fébrilité et l’énergie incessantes du vivant traversent la scène pour atteindre l’auditoire. Par contre, l’artiste de chair doit amplifier sa voix et exagérer l’attitude de ses gestes et postures afin de le toucher au détriment de la subtilité ou de la nuance. Quand on présente de façon réaliste, par exemple, une scène d’amour qui appelle normalement le respect d’une distance intime (le murmure suppléant la déclaration) ou une scène épique où l’étendue requise dépasse largement la superficie du plateau d’un théâtre de poche, une distanciation s’installe au détriment de l’identification à l’artiste de chair.

La scène classique impose l’écart avec la salle et englobe la vision des spectateurs en la limitant à son cadre ou à une zone démarquée par un éclairage concentré. Le spectateur est libre de balayer à sa guise la scène du regard et de s’attarder, s’il le désire, sur la main d’un artiste ou sur un objet qui traîne sur une table. À l’écran, la mobilité de l’objectif de la caméra (rapprochement et éloignement du sujet filmé) renouvelle les limites du cadre en cernant d’avantage le regard. Par exemple, les plans rapprochés donnent une impression d’intimité, tandis que les plans éloignés simulent les scènes à grand déploiement. Intégrer des cadres médiatiques au cadre scénique défait les limites imposés par l’un ou par l’autre. L’œil se pose tour à tour sur l’humanité de la scène et sur les détails d’objets devenus accessibles grâce à l’écran grossissant. Remplacer un artiste de chair en direct ou en différé par la machine qui signifie l’image accentue l’importance du personnage qui, comme dieu, le roi, l’étranger ou l’adversaire, traîne avec lui son mythe.

Jeu d’écran

La lumière scénique révèle la chair ou l’objet au regard sans interférer irrémédiablement sur les autres éléments du spectacle. Sans lumière, le contenu de l’écran est inexistant. Pour être perçue, cette lumière doit être projetée sur une surface quelconque (moniteur, écran opaque ou transparent, tulle, fumée, gouttelettes ou chute d’eau, objet ou corps humain). Dans un contexte de proximité, l’intensité de la lumière scénique et de la projection doit être habilement dosée en raison de contraintes techniques. Par contre, même placé dans un environnement fortement éclairé, le tube-écran du moniteur a la capacité d’attirer l’œil du spectateur au détriment d’autres objets qui n’émettent pas de lumière. Si la définition de l’image cathodique perd de sa précision quand cet appareil de petite dimension est visionné dans un contexte scénique de grande dimension, il a l’avantage d’être déplaçable et transformable ou même utilitaire, devenant un élément spectaculaire au même titre que l’artiste de chair.

Cinq voix se font entendre comme un ensemble polyphonique axé autour du pouvoir que crée la possession d’une langue. Une première voix dominante impose son propre langage inventé, les quatre autres, occupant un rang hiérarchique, ont plus ou moins accès à des outils langagiers leur permettant de jouir de leur existence. Sur scène, l’écran vidéo se transpose en écran pseudo tactile par lequel toute forme de bien de consommation est attribuée au mérite. Les quatre acteurs isolés en leur propre espace sont totalement dépendants de l’écran qui impose aussi la durée et le rythme à la représentation. Le public est libre de visiter le lieu de son choix quand il le veut.

Écran-personnage, écran-objet

Croyant” y gagner quelque chose, une Joueuse se munit d’un bout de papier et d’un crayon et s’attarde au décodage du langage drôlement prononcé par les acteurs. Elle aura deviné que les écrans vidéo offrent une clé à ce mystère.

Un Rationnel tourne régulièrement et méthodiquement autour du dispositif. Il tente d’établir un rapport entre les lieux, les costumes et les objets qui apparaissent sur les écrans.

Un Suiveur est attiré par le mouvement de la foule ou le soubresaut d’un son ou d’une voix, mais, perplexe, il n’arrive pas à décoder.

Une Docile reste clouée au siège qu’on lui avait assigné avant le spectacle sans oser visiter les autres espaces. Elle aura été une des rares à voir et entendre entièrement ce qu’un protagoniste avait à livrer.

Jeux d’espace-temps

Le montage médiatique en ellipse, le ralenti ou l’accéléré contribuent efficacement à la traversée du temps passé ou futur et aux différents jeux temporels. La scène reproduit maladroitement ces passages temporels, même lorsqu’elle a recours à de spectaculaires changements de décors et de costumes, même lorsqu’elle casse le rythme du spectacle ou joue de l’éclairage ou du bruitage. Présenter des images sur écran ouvre la scène sur d’autres étendues que les limites de la pratique scénique rendent inaccessibles. Par exemple, le long récit monocorde, narration décrivant souvent une action du passé à grand déploiement, est tonifié grâce à des images animées. Mixer sur scène plusieurs sources charnelles et matérielles réparties en divers temps et lieux offre au regardeur des environnements temporels et spatiaux inusités. Le processus de fabrication des images devient un attrait en lui-même, la reconstitution de la réalité, un complexe de relations ludiques entre les éléments.

Des tabliers, des damiers stylisés grandeur nature reposent sur des tables disposées devant un mur d’écrans vidéo qui cache au public les acteurs de chair. Ceux-ci sont privés autant du regard et des réactions des spectateurs que du support de leurs collègues. Isolé dans l’étroitesse de son espace désigné, chacun fait face à sa caméra; son image est assignée à l’un des écrans vidéo. Le sujet est tragique et sanglant; la surface plane des écrans est froide : contraste, incompatibilité, un jeu se prépare. Une microcaméra se balade à travers un damier. L’écran central renvoie l’image grossie de celui-ci pour créer le décor là où les acteurs reprennent toutes leurs dimensions, une rencontre médiatique insoupçonnée.

Support de jeu

La durée d’une transmission d’images préenregistrées est fixe. En scène, bien que la plupart du temps la durée d’un spectacle vivant soit délimitée lors des répétitions, elle reste plus ou moins flexible d’une représentation à l’autre, en accord avec la réponse du public. Cependant, quand les artistes de chair embrassent le rythme du défilement d’images médiatiques, c’est le monteur de la bande magnétique ou le vidéaste improvisateur qui impose la durée du spectacle. A la manière d’une trame sonore, la vidéo renforce l’impact du message véhiculé, fournit un contrepoint ou annihile l’effet recherché. Elle invite le spectateur à une expérience sensorielle différente des stimuli du quotidien au moyen de rythmes, de couleurs, de lignes, de textures et de sons, pour créer une atmosphère singulière ou esthétique. Utilisée comme outil mnémonique, la vidéo devient une référence, un témoin, une preuve, un repère, un élément de réflexion, de confrontation et de comparaison repoussant les justifications, les mensonges ou les déformations du passé. L’écran sur scène renvoie inévitablement les spectateurs à leurs habitudes de consommation des images du petit et du grand écran. Ramener ces images sur scène peut susciter un regard critique sur l’industrialisation de la fabrication des images et le pouvoir des médias à la manipulation des auditeurs.

Un jeu sert de prétexte aux protagonistes pour explorer l’intégration de trois disciplines : théâtre, audio et vidéo, dans une prestation unique où l’autonomie de chacune des formes est respectée, où elles ne sont pas limitées à une fonction de complémentarité à la narration. Le spectateur, sollicité tant par le détail de chaque forme que par l’ensemble de l’action, peut s’insinuer dans le déroulement du récit. Il dispose d’un droit d’interférence que lui refuse le théâtre habituel. A des fins de provocation, un montage d’images salaces (sexe, violence, horreur) est présenté au public. Sans raison apparente, sa propre image lui est soudainement retournée à l’écran. Considérées comme objets de consommation inconvenants, les images salaces perdent un peu de leur sens quand chacun se voit regardant tout en voyant d’autres le regarder attentivement…

Des environnements temporels et spatiaux inusités 

Un Attentionné désire initier son fils à la tragédie grecque. Plutôt techno, ce dernier lui apprend à décoder tout le dispositif servant à fabriquer les images.

Une Brave est conviée par Dionysos à participer au rituel des Bacchantes en filmant les coulisses du tournage en direct. Rapidement gagnée par le plaisir de la découverte des espaces occultés, elle perd tout le fil narratif du spectacle.

Regard sur la consommation d’images

Une Pudique se retire discrètement du champ de la caméra.

Un Orgueilleux semble impassible, mais on voit ses muscles se tendre peu à peu.

Un Voyeur prend plaisir à observer la foule s’observer.

Une Exhibitionniste est bien heureuse de se voir à l’écran, au centre de ces images excitantes.

Joute cybernétique

La scène vivante et son assistance captivée forment un véritable espace virtuel, surtout lorsque des artistes de la performance s’y manifestent. Par leur spontanéité et leur capacité d’improvisation, ceux-ci rappellent constamment au public que l’instantanéité spécifique à la scène renferme un large potentiel d’interactivité même si les spectateurs adoptent habituellement une attitude passive. En comparaison, l’écran qui diffuse des images pré-enregistrées est donc naturellement associé à une action passée. La vidéo en direct laisse aussi une impression de rigidité. Agissant comme simple véhicule du vivant à distance, elle n’est qu’une reproduction de l’instant présent.

Alors que les modes d’expression issus de la tradition scénique, médiatique ou littéraire figent le déroulement de l’action, contrôlent et dirigent le regard du spectateur, l’informatique contribue à développer une approche non linéaire de la transmission d’informations. L’écran informatique et ses périphériques maniables, qui donnent accès à plusieurs cadres-fenêtres et à des espaces sonores et visuels, permettent une approche personnalisée de l’information dont l’interactivité est cependant restreinte à seulement quelques utilisateurs à la fois.

Le plateau scénique devient l’un des seuls lieux où l’on peut voir et observer l’être de chair interagissant avec la machine médiatique. Au sein de ces rapports entre l’écran, l’artiste et le spectateur, une relation cybernétique s’établit, l’un se nourrissant des autres. Devant ces deux systèmes visuels en concurrence (le vivant et le médiatisé), l’aptitude du spectateur à aborder l’oeuvre de façon non linéaire est mise à contribution dans un contexte où l’interaction est soumise aux contraintes d’appartenance à l’espace collectif.

Évidemment, le consommateur d’oeuvre scénique n’arrive pas neutre à la représentation. Il a certaines attentes déterminées par son habitude à fréquenter ce genre ou cette forme d’oeuvre, sa connaissance de la thématique abordée, sa perception de la réalité quotidienne en opposition avec l’univers imaginaire qui lui est proposé… La vidéo, en présence de l’artiste de chair, contribue à favoriser une pensée de communication multipliant les imageries venues d’autres univers : celui des artistes s’amusant à recréer leurs propres visions du monde et celui de l’assistance au potentiel créateur infini, pour une union lumineuse de la machine et de l’être de chair.

Un écran géant montre deux voisins qui se battent pour la possession d’une fleur (Neighbours/Voisins, animation de Norman Mclaren). Chacun des spectateurs est muni d’un casque d’écoute, seul moyen d’entendre les sources sonores incitatives ou indicatrices de sens. Sur la corde raide, deux performeurs modulent gestes, actions et accessoires au rythme d’un canevas ouvert, au gré de l’écoute et des réponses du public. Des écrans latéraux montrent le mixage d’images prises par la caméra du reporter scénique et par la caméra sans fil qui circule parmi les spectateurs. Ces images saccadées et incompréhensibles sont traitées en direct par un Video Jockey. Subliminales, elles appuient la tension qui monte autant sur la scène que dans la salle.

La scène vivante, un espace virtuel

Des Sportifs s’amusent à encourager l’un des voisins à assaillir l’autre. Après le spectacle, quelques-uns se montrent déconcertés par l’expression de tant de violence, insoupçonnée en eux.

Une Courageuse descend sur scène, écarte la caméra indiscrète, retire les accessoires de défoulement, étreint chacun des voisins dans ses bras et tente en vain d’arrêter leur confrontation devenue trop violente pour elle. Impuissante, elle demande l’intervention de l’assistance : « Ils ne veulent pas arrêter ! Il faudrait leur dire d’arrêter ! » … Aucune parole, aucun geste pour l’appuyer dans sa démarche, elle retourne, penaude, dans les gradins.

Elle croit son intervention inutile, car aucun résultat apparent n’en ressort. Et pourtant … Plusieurs Estomaqués, restés rivés à leurs écouteurs, avoueront après coup leur malaise devant cette situation où ils se sentaient directement interpellés.

C’est là que la performance rejoint la vie. C’est devant cette question non résolue qui continuera de hanter la conscience de chacun que l’acte artistique prend toute sa signification. La mémoire survivra, tout a été capté par la caméra.

Cette action ultime et prophétique, sans le vouloir, s’est passée le 25 mars 2001 à 15 h 25. C’était la dernière représentation d’ARBO CYBER, théâtre (?), signifiant l’arrêt définitif de ses activités scéniques.

Cyber Arbo, Faguy Robert, Gilles Arteau, Louis Ouellet, Lucie Fradet, Lucie Fradet, Robert Faguy
This article also appears in the issue 46 - Un regard sur la vidéo
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