[In French]

En 1991, alors que se tenait pour la première fois en Amérique le prestigieux festival international de poésie sonore, de performances et d’art audio Oralités, Polyphonix 161 1 - Théâtre le Périscope, produit par Le Lieu, centre en art actuel, Québec., et auquel participait Félix Guattari, Joseph Mackenzie, vénérable octogénaire innu de Schefferville, avait ouvert l’événement, s’accompagnant au teweegan (tambour en montagnais) et chantant les bienfaits de la Terre-Mère.

Cette référence introduit bien l’éventail des manifestations qui se déroulent sous le signe de l’interdisciplinarité et qui caractérisent aujourd’hui l’imaginaire amérindien au Québec. Pas étonnant que des artistes autochtones s’y sentent à l’aise. L’oralité des récits mythologiques et des légendes fonde toujours l’imaginaire; la transmission culturelle amérindienne et les actuels jumelages entre arts visuels, art action et arts médiatiques, où s’enchevêtrent contes oraux (story telling), théâtre hybride et art audio renouvelant cette assise de création.

De facto, les liens étroits, chevauchements, emprunts et allers-retours d’un genre à l’autre circonscrivent un pan de l’art de création autochtone au Québec et permettent de « penser l’indiscipline » artistique. Pour ce dossier, il m’a semblé important de mettre en relief certains de ces liens étroits entre les arts visuels et le théâtre qui ont pris forme en deux espaces/temps :

–  l’importante exposition à New York, Draw and Tell : Lines of Transformation par Narval Morrisseau/Copper Thunderbird au Drawing Center, à New York, anticipe le thème d’un projet d’opéra amérindien Copper Thunderbird, mis en lecture au Festival de théâtre des Amériques, Montréal;

–   Le Cabaret de la Grande Tortue, soirée de performances et d’improvisation au Kateri Hall du centre culturel Kanien’kehaka Onkwawéen : na Raotitiohkwa de la communauté mohawk de Kahnawake sera un moment de création jumelé au colloque dans le cadre de la 3e Rencontre nationale des théâtres autochtones au Canada, dans lequel aura lieu une incontournable conférence de Tom Hill, directeur artistique du Woodland Culturel Center sur la lutte des artistes amérindiens contemporains contre les stéréotypes culturels et visuels.

La ligne de Vie de Copper Thunderbird

Copper Thunderbird, surnom chamanique du grand peintre ojibwe Norval Morrisseau, aura été le fil conducteur d’une série d’événements à l’hiver et au printemps 2001. Précédant (avec succès) la déroute de ce qui se voulait l’automne artistique Québec-New York, peu ou pas d’échos sont parvenus au Québec du succès de l’exposition new-yorkaise Draw and Tell: Lines of Transformation par Norval Morrisseau/Copper Thunderbird au Drawing Center, Wooster Street (du 24 février au 7 avril 2001 ).

Composée de dessins réalisés d’un seul trait par cette légende vivante de l’art amérindien contemporain alors qu’il croupissait en prison en 1972, et qui révèlent formellement le fabuleux univers chamanique qui appartient à l’oralité de la réserve de Sand Point du lac Nipigon près de Thunder Bay, cette exposition a été saluée comme exceptionnelle par la critique d’art de la grosse pomme. Ces dessins appartiennent au Musée canadien des civilisations Hull et n’ont jamais été montrés ici…

Depuis le peintre Huron-Wendat Tehariolin Zacharie Vincent, reconnu il y a plus de 150 ans, Narval Morrisseau est le premier artiste autochtone à être à son tour reconnu, durant les années 1960, dans le champ de l’art. Ouvrant la voie aux générations suivantes d’artistes amérindiens, il fera école.

Le Musée du Québec présentera, en 1966, suite à une initiative privée, une petite exposition des dessins de Morrisseau – la seule exposition individuelle d’un artiste amérindien contemporain, à ce jour, dans un musée d’art majeur au Québec.

En 1967, Morrisseau est du nombre des huit artistes qui intègrent leurs œuvres au Pavillon Indien, autonome par rapport à ceux du Canada et du Québec lors d’Expo 67, l’exposition universelle Terre des Hommes à Montréal. C’est un moment important dans la conjoncture politique et culturelle d’affirmation des Premiers Peuples. Pour la première fois, les visiteurs du monde entier étaient confrontés à un portrait de la réalité moderne des Amérindiens au pays. On retrouvait même dans le pavillon l’agrandissement du Traité de la Grande Paix de Montréal de 1701-2001 entre les Iroquois et les Hurons-Wendats et autres nations algonquines, ainsi que leurs alliés français. Ce sont là des faits qui sont passés sous silence lors des festivités (à grands frais) célébrant le 300e anniversaire de la signature, célébrations et activités institutionnelles reproduisant les Amérindiens sous forme de « culture de spectacle ».

Dans la série d’événements produits par Ondinnok2 2 - La création interdisciplinaire fondée sur l’oralité mythologique, les rituels de guérison et la création multimédia traverse l’œuvre du dramaturge Yves Sioui Durand et d’Ondinnok. La création sur la réserve de Manawan de Sakipitcikan et sa tournée en 1997-1998, l’ouverture des 12 Messes par Le secret le mieux gardé de Montréal en 1999, la parution en livre de la Conquête de Mexico, non seulement posent les jalons du renouvellement de l’imaginaire amérindien au Québec, mais préfigurent aussi l’importance de la conception du spectacle M’entends-Tu ? et des performances solos d’Yves Sioui Durand à Tokyo, comme dissidence face aux festivités folkloriques de la Grande Paix de Montréal 1701-2001. Au printemps 2002, la nouvelle création d’Ondinnok, le Nid de l’Aigle, au Jardin Botanique de Montréal, liait de manière mythologique les civilisations chinoise et iroquoienne., et sous le parrainage du prestigieux Festival de théâtre des Amériques (FTA) de Montréal deux mois plus tard, la mise en lecture du livret d’opéra Copper Thunderbird de Marie Clements, qui s’inspire de la vie et de l’œuvre de Narval Morrisseau, est à souligner. Cette mise en lecture par Yves Sioui Durand, avec la collaboration du conseiller dramaturgique Keith Turnbull et du Playwrights’ Workshop de Montréal, a été un moment prometteur et fort prisé des gens du milieu théâtral européen. Le texte lu par plusieurs comédiens autochtones présentait une nouvelle voie dans la dramaturgie autochtone, avec des images scéniques fulgurantes.

Comme art amérindien, le passage entre les arts visuels et les arts de la scène, entre thématique et scénographie, s’incarne dans un espace-temps civilisationnel qui transgresse les genres picturaux et théâtraux. Essentiellement, cette plateforme de création interdisciplinaire a un dénominateur commun autochtone : le sacré à la base de l’imaginaire et de l’art lié à la trajectoire des déchirements identitaires vécue par un artiste à la fois en rupture et en continuité avec la tradition (créer des œuvres à portée universelle qui révèlent le savoir chamanique objibwe) et qui cherche à se distinguer de la culture canadienne (l ‘Amérindien en ville, dans le marché de l’art, etc.). Copper Thunderbird en a fait sa matière.

Ce sont des métissages de sens qui vont se poursuivre sous forme de créations collectives au Cabaret de la Grande Tortue et de réflexions en colloque, notamment avec la conférence de Tom Hill sur l’évolution des arts visuels amérindiens au pays.

« Narval Morrisseau, d’origine objiwe et surnommé Copper Thunderbird, est l’un des peintres autochtones les plus importants de la période comprise entre 1959-2000. Sa trajectoire est le témoignage de la souffrance qu’endure chaque Amérindien plongé dans le gouffre de l’acculturation. L’œuvre et la vie de Copper Thunderbird nous amènent au cœur du delirium tremens mythologique d’un artiste auto divinisé qui, tel un chaman, tente d’élaborer une cosmogonie de lui même et ainsi transcender tous les tabous. Saints et démons, monstres et thunderbird (oiseau tonnerre) s’affrontent au milieu d’un désert où la soif s’oppose au feu de la purification3 3 - Livret d’invitation produit par Ondinnok.. »

« Les fleuves sont à la fois des lieux de frontière naturelle et mythologique qui nous obligent à passer d’un monde à l’autre. Ici, le Saint-Laurent sépare et unit historiquement, en amont des rapides, les communautés de Lachine et Kahnawake. Audacieuse traversée réelle du monde des apparences et des frontières culturelles : la présentation du Cabaret de la Grande Tortue réunit des auteurs, des acteurs et des actrices amérindiens en provenance de plusieurs régions du Canada et du Québec, ainsi que des personnalités et artistes de Kahnawake dans une rencontre de l’imprévu. Une expérience de la différence, intime et ludique, sous le signe de l’ouverture et du dépassement4 4 - Id.. »

Le cabaret de la grande tortue

Le Cabaret de la Grande Tortue a été présenté au Kateri Hall du centre culturel Kanien’kehaka Onkwawéen :na Raotitiohkwa situé sur les terres de la réserve de la communauté Mokawk de Kahnawake. Il regroupait des créations collectives d’improvisation et de performance, et montrait l’importance de ces allers retours interdisciplinaires. L’événement a eu le mérite de transporter cet univers dans un territoire culturel réel, parmi la population mohawk, pour parler de l’urgence « d’un ressaisissement collectif pour la communauté autochtone » (Ondinnok). Les métissages artistiques y furent donc aussi sociaux, interculturels et politiques, une décennie après les déchirements de la crise de 1990. La 3e rencontre nationale des théâtres autochtones dans le cadre de la 9e édition du FTA aura été une première5 5 - Pour ce faire, Ondinnok s’est associé avec le Kanien’kehaka Onkwawéen :na raotitiohkwa de Kahnawake, l’École Nationale de Théâtre du Canada, le Centre for lndigenous Theatre de Toronto et le Playwrights’ Workshop de Montréal.. En effet, cette rencontre se déroulait non seulement dans l’Est du pays, mais encore en territoire mohawk et pas seulement à Montréal dans un espace-temps théâtral. Une quarantaine de directeurs et artistes de compagnies autochtones du Canada se sont réunis pour tracer le portait des pratiques théâtrales amérindiennes actuelles dans le contexte de la mondialisation, et participer à des ateliers autour d’une thématique de réflexion sur la tradition et la modernité. La conférence de Tom Hill sur l’évolution des débats en arts visuels aura été un temps fort au colloque, alors que des interrogations de fond, des problématiques et des points de vue essentiels ont été énoncés. Cette citation de l’artiste ojibwe Robert Houle6 6 - L’essai « L’héritage spirituel des anciens » de Robert Houle publié en 1992 dans le catalogue de l’exposition Terre, Esprit, PouvoirLes Premières Nations au Musée des Beaux-Arts du Canada(Ottawa) est un texte de référence. Les réflexions qu’on y trouve font le pont entre le passé et le présent, l’héritage et l’avenir, l’oralité et les nouvelles formes d’expression, la spiritualité et l’engagement politique. Étudiant en enseignement des arts à l’Université de McGill, il se passionne pour l’abstraction picturale, surtout pour son ouverture spirituelle. Encore étudiant, on le mandate pour observer la reputée École d’art de Santa Fe afin de contribuer au projet visant à implanter au Canada un type d’école similaire. Le Collège Manitou à la Macaza au Québec ne vivra que de 1972 à 1976, mais il aura une influence considérable sur tous les intellectuels et artistes autochtones qui y séjourneront. En 1982, Robert Houle est co-commissaire de l’exposition New York for a New Generation, réunissant des artistes amérindiens du Canada et des Etats-Unis à la Mackenzie Art Gallery de Regina. La sélection de ces artistes, qui innovent dans toutes les disciplines, est remarquée. Pour Houle, l’art actuel est aussi un territoire autochtone. qui, en 1992, participait au colloque de l’exposition Nouveaux Territoires 350/500 ans après à Montréal, résume bien une dimension clé de cette relecture de l’histoire de l’art amérindien :

« Les œuvres présentées par les artistes constituent une puissante proclamation visuelle malgré un demi-millénaire d’hégémonie occidentale. Elles reflètent une indépendance d’esprit et montrent une remarquable appréciation du véhicule matériel que fournit l’art. Ces objets sont tirés d’un capital culturel ayant macéré dans le passé autochtone – un héritage qui a été conservé mais aussi pillé. Par moment des nerfs à vif ont été touchés par le sujet de l’appropriation culturelle, néanmoins il ne faut pas oublier que l’une des valeurs les plus traditionnelles des autochtones est l’inclusion. Faire une guerre artistique au nom de l’égalité avec pour arme l’exclusivité en termes de description reviendrait à s’approprier les valeurs de la culture dominante sans comprendre les valeurs originales. Bien que les artistes qui participent à cette exposition, pris sous l’angle de leurs œuvres, représentent une multitude d’identités culturelles, d’héritages spirituels et de territoires ancestraux, ils partagent néanmoins une histoire commune : une histoire d’annexion culturelle, de transgression spirituelle et d’appropriation territoriale. C’est à la fois un lien commun basé sur une souffrance collective faite d’humiliation et d’aliénation et aussi une particularité qui les arme de la volonté de continuer à se battre pour la reconnaissance du droit inhérent à l’autodétermination. »

Lors de la récente édition de la Biennale de Montréal organisée par le Centre international d’art contemporain de Montréal à l’automne 2000, Houle présentait Kanehsatake X, une œuvre où abstraction picturale et héritage politique, spiritualité des anciens et enjeux territoriaux se conjuguaient.

Cooper Thunderbird, Guy Sioui Durand, Norval Morrisseau, Ondinnok, Robert Houle, Yves Sioui Durand, Zacharie Vincent
This article also appears in the issue 45 - Amérindie
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