[In French]

Ce qui frappe d’abord, avant de s’enfoncer dans le riche réseau de renvois signifiants que tisse le parcours de la récente exposition d’Emanuel Licha au Centre culturel canadien à Paris, c’est bien la force plastique et la beauté povera de l’objet échafaudé.

Soulignons, aux risques d’une très évidente abstraction, la qualité strictement objectuelle de l’artefact qui occupe le centre de l’espace principal d’exposition. Ces sculptures éphémères (Licha les démonte à la fin de chacune de ses expositions) mériteraient un sort moins tragique.

Il s’agit dans ce cas d’une baraque, une sorte de favela construite avec du bois et de la taule luisante à laquelle on accède par une rampe recouverte d’une bâche de plastique translucide, mais non transparent. Cette baraque n’a pas de toit : à sa place, une série de projecteurs sur-illumine son intérieur et laisse dans une semi-pénombre la salle d’exposition : la scène se passerait donc à l’intérieur. En y accédant, on découvre un aménagement contradictoire. D’un côté, des semblants de moulures, un semblant de parquet, des éléments qui essayent d’imiter l’intérieur bourgeois où se trouve la baraque (un hôtel particulier aux Invalides, aujourd’hui quartier du pouvoir exécutif, de l’Assemblée Nationale et des Ministères), et en même temps un papier peint, un semblant de Toile de Jouy, qui surprend par ses motifs : au lieu des classiques scènes bucoliques de bonheur campagnard, des images d’insurrection et de massacres que nous ne tardons pas à identifier. Il s’agit en effet de scènes de la Commune de Paris et de sa très violente répression. De l’autre côté, un couloir en cul-de-sac, qui au lieu de nous faire accéder à la salle d’à côté, nous piège et nous fait reculer.

Mais à quoi bon toutes ces références à la lutte de classes du 19e siècle français ? Que viennent faire ici la Commune et cet anti-couloir ?

Le visiteur attentif aura pu suivre dès son arrivée une visite guidée qui l’aura mis au fait de l’histoire de cette demeure, de cet hôtel particulier parisien, conçu par et abritant la famille du Vicomte d’Harcourt, secrétaire personnel et cousin de Mac-Mahon, qui devint président de la République grâce à la gloire obtenue par sa répression sanglante… de la Commune.

Ce dispositif complexe tissant la facture de l’œuvre elle-même et l’histoire de l’espace d’exposition fut complété par une action le jour même du vernissage, consistant à brouiller les codes du vernissage. Licha organise une fête privée pour ses amis et les gens du milieu dans le salon où le couloir de sa baraque n’accède pas et laisse le public anonyme errer de l’autre côté ; il le laisse accéder à l’évidence de son expulsion, de son non-accès, de son exclusion de l’autre côté, là où ça se passe. Licha boucle la boucle de ces enchevêtrements d’histoires, de couloirs qui ne mènent nulle part et de portes qui ne s’ouvrent ou ne se ferment qu’à savoir prononcer le bon code. Il est donc des deux côtés et met en scène cette doublure, ce in and out qu’opèrent d’ailleurs presque toutes ses œuvres ces dernières années.

Et voilà le public déboussolé, demandant frénétiquement aux gardiens de la porte comment faire pour y accéder, pour être là où ça se joue. Mais ce qu’il est important ici de souligner est le mouvement de Licha lui-même le soir du vernissage : il ne cesse de faire la navette, de passer d’un côté à l’autre, de pratiquer frénétiquement ce va-et-vient, ce in and out, et voici que par là nous touchons au cœur du sujet de son exposition : l’artiste est bien ce personnage qui est des deux côtés à la fois.

Si Licha décide de nous rappeler que le CCC de Paris s’est installé dans la demeure de quelqu’un qui fit de l’écrasement de la Commune son fond de commerce et sa gloire politique, s’il décide de réveiller ces vieux fantômes, ce n’est pas pour succomber à l’anecdote. Cet enchevêtrement de l’institution-art et des classes dominantes fait sens, fait signe. Mais vers quoi fait-il signe ? Cela fait signe vers la situation artistique. Et pourtant, ce jeu de renvois entre la scène contemporaine et la scène que Licha découvre sous les tapis du CCC parisien n’est pas facile à maîtriser. Comment signifier que ces renvois n’ont rien de personnel, qu’il ne s’agit en aucun cas de profiter de façon maline de l’invitation pour soulever les misères du Centre, pour parsemer son intervention de suspicions infâmes pendant qu’on reçoit les bourses et que l’on boit nonchalamment aux frais de l’institution-art de l’État canadien ?

L’appareillage de Licha met en scène cette situation de façon belle, complexe et sarcastique. L’artiste est bien des deux côtés. Exclu et au milieu de la fête. Au sein de l’institution étatique et du marché, en sachant que ce n’est que son milieu de circonstance parce que tout milieu est pour lui de circonstance. En même temps exclu, ne cessant de désirer être parmi eux, courant de bourse en bourse et de foire en foire, essayant de faire sa place et son nom – ce qui l’installerait définitivement et confortablement au sein du « Salon de l’Art » –, pouvant quitter ainsi pour toujours sa « baraque ». Le scénario a l’air daté, il est pourtant bien contemporain. L’artiste est pris dans ce milieu comme ce à quoi il ne peut échapper sauf à se condamner définitivement à devoir habiter les bidonvilles de l’art, une périphérie où l’on ne trouve que les restes de la morale aristocratique et les vaincus. Il couvre les murs de sa conscience de vieux posters révolutionnaires pendant qu’il essaye de prendre place dans les rayons du supermarché de l’art contemporain.

Mais cette triste condition est celle de tous : artistes, philosophes et travailleurs précaires en général ; elle n’est que la forme de vie qu’impose notre système de vie – celle du capitalisme mondialisé –, et sa mise en scène ne peut pas s’en tenir à cela si nous ne voulons pas succomber au cynisme que nous suggère l’énoncé idéologique qui en découle : « il ne peut y avoir que ça et il s’agit de réussir à tout prix ». Est-ce que Licha fait ce pas ?

De toute évidence, la Commune se trouve, comme événement politique, de l’autre côté de notre monde : elle y appartient à peine. Notre monde se veut exempt de ce type d’événements, il se pense comme l’essai de leur achèvement : la Commune est une insurrection violente, armée, au cœur de la IIIe République. Elle est aussi porteuse d’une pensée politique qui conteste notre système de représentation, de démocratie parlementaire, et de la distribution de la richesse. Peut-on la pénétrer, peut-on y accéder au-delà des semblants ? Disons-le à l’envers : comment peut-elle nous pénétrer, par où notre réalité cède à ce qui vient de la Commune, à la tradition de l’insurrection républicaine violente, non « démocratique » ? Ne sommes-nous pas blindés face à la Commune ? Peut-elle être pour nous autre chose qu’un décor, qu’une série de vieilles et charmantes estampes où bercer nos nostalgies révolutionnaires avant de concéder une fois encore notre voix au social-libéralisme et laisser de charmantes mexicaines fabriquer nos chaussures ou des marocaines décortiquer nos crevettes ? Le thème est sans doute lourd, voire écrasant, et le mérite de Licha est évidemment de ne pas le fuir.

Une fois explicité le réseau de renvois que tisse l’exposition, revenons au lien proposé entre la situation de l’artiste et celle des travailleurs précaires. L’occupation éphémère de l’espace d’exposition où Licha loge sa baraque renvoie à l’occupation éphémère des travailleurs précaires non propriétaires, renvoi que le catalogue illustre par une série de photographies d’un baraquement au Bourget.

Une phrase de Jean Borreil nous permet de cerner le sujet avec précision :
Le devenir-étranger de l’artiste est cet exemple que la déliaison peut être tragique, mais qu’elle peut être aussi « heureuse », et qu’il y a du sens à défaire le consensus et les communautés. Parce que c’est dans la défection des communautés que l’on peut faire surgir l’incomplétude de toute communauté, de nature ou de nation, de culture ou de classe, et rendre sa dignité de témoin à cet exemple qui est l’envers de l’artiste, ou plutôt son versant malheureux : le prolétaire ou, aujourd’hui, en Occident, le « travailleur immigré », c’est-à-dire la figure « moderne » de l’exclusion sociale1 1 - Jean Borreil, La raison nomade, Paris, Payot, 1993, p. 96..

La différence essentielle entre l’autre côté de l’art et l’autre côté du travail est que le premier est somme toute affirmé, là où le second est blâmé. La pratique artistique garde un certain rapport avec la philosophie là où elle ne peut être qu’un jeu d’attachement-détachement avec ce qui est. Le potentiel insurrectionnel de l’action artistique est sans doute lié à cette culture affirmative de l’écart. La pratique artistique moderne est une pratique écartante, dé-concertante, aux risques du ridicule et de l’héroïsme, c’est-à-dire de la mise-à-l’écart. L’artiste, de l’autre côté, regarde donc la scène des mondanités de l’institution-et-du-marché, qu’il ne peut manquer en même temps de désirer, d’un certain regard distant, heureux de sa quasi-altérité, de son ex-ception, de son écart intérieur. L’acte ou l’œuvre artistique n’est donc jamais à la maison, chez soi, lorsqu’il séjourne à l’institution publique ou au marché. Cet écart, que l’action-installation de Licha met en scène, fait signe vers un espace para- ou trans-institutionnel, aussi que para- ou trans-marchand. L’espace de l’action-l’œuvre artistique est difficilement repérable comme maison, c’est un espace précisément de circulation qui traverse la différence public/privé et qui ne prend place que circonstanciellement. L’artiste « squatte2 2 - Emanuel Licha, Une autre fête au même instant brille dans Paris, Centre culturel canadien, Paris, du 30 sept. au 3 déc. 2005. Commissaire Cathérine Bédard, catalogue, texte d’Anne Cauquelin, 78 p. » le marché avec ses œuvres-baraque, de la même façon qu’il « squatte » les institutions publiques ou la place publique elle-même3 3 - I Did Not Know, 2002, avec Maja Bajevic, installation-performance, Steirischer Herbst, Hauptplatz, Graz, Autriche. parce que son lieu est le « n’importe où n’importe quand » de la circulation libre des expériences, des idées, des blagues et des discours en général. Le lieu idéal de l’art est « n’importe où pour n’importe qui », il est donc aussi le marché, entre telle et telle autre marchandise (comme si une œuvre n’était que cela), il est donc aussi l’institution publique, entre telle et telle autre fonction. Mais ce qui est ici important de souligner, c’est le « aussi », car il est porteur de cette doublure, de ce chevauchement des exclusions que met en scène Licha : il ne s’agit ni de quitter les lieux de l’art à l’ère capitaliste, ni de faire semblant que c’est « chez soi », mais de remarquer, par la façon d’y être, cet écart qui fait signe vers le lieu inassignable (à résidence) de l’art moderne.

Est-ce que Licha suggère de ce fait que l’artiste occupe encore une position potentiellement insurrectionnelle ? Qu’en est-il du vieux rapport entre art et révolution ? Comment se pose aujourd’hui la possibilité de ce rapport ? Qui sont les communards aujourd’hui et que vient faire encore l’artiste dans toute cette histoire ? Ces quelques questions sont au moins suggérées par l’installation de Licha, et on attend la suite avec impatience, à la recherche de plus d’indices.

Tout tient, pour l’instant, à savoir tenir dans cette présence circonstancielle, dans ce double mouvement contradictoire où l’on « squatte » joyeusement le cœur de l’institution-et-du-marché sans y adhérer tout à fait, sans y avoir tout à fait consenti. Cette position est sans doute souvent grise et pleine d’ambiguïtés, mais elle est la seule qui évite l’héroïsme romantique stérile ainsi que le cynisme rampant. Le jeu de cette inclusion excluante, de cette exclusion incluse, le calcul sans recette de cet équilibre instable et sans solution est la vie des artistes à l’âge capitaliste, leur existence, leur quotidien. De cette situation, la récente occupation de Licha du siège du CCC parisien en aura été une puissante mise en scène.

Felip Martí-Jufresa, Licha Emanuel
This article also appears in the issue 57 - Signatures
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