Entre présentation et représentation : à propos de Cellar Door de Loris Gréaud

Jérôme Glicenstein
Loris Gréaud, « La Bulle Néon », Cellar Door, Palais de Tokyo, Paris, 2008.
photo : Pierre Dumont, permission Gréaudstudio, Yvon Lambert Paris, New York & DGZ research
[In French]

« Et pourtant – le fait est étrange –, on n’a jamais vu personne entrer ou sortir du Studio. Il semble tout entier verrouillé de l’intérieur, impénétrable, sans personne aux commandes. La rumeur veut qu’il y ait mille manières d’accéder à l’atelier, et mille et une d’en sortir, mais il n’y a pas de porte. Et c’est précisément ce dont le Studio rêvait… Où est la porte1 1  - Extrait du texte placé à l’entrée de l’exposition Cellar Door ; texte reproduit dans Palais/Magazine, no 05, printemps 2008, p. 11.  ? »

Une visite doublement « obscure »

L’exposition Cellar Door consacrée à Loris Gréaud au Palais de Tokyo au printemps 20082 2 - Cellar Door, Paris, Site de création contemporaine du Palais de Tokyo, du 14 février au 27 avril 2008. était l’un des événements les plus notables de la scène récente de l’art contemporain parisien ; elle a bénéficié d’une importante couverture médiatique et est l’objet d’innombrables commentaires. Au-delà de sa complexité et de ses ambitions elle semble témoigner exemplairement des difficultés rencontrées par la présentation des ­processus créatifs au sein de l’espace muséal. 

Il est malaisé de rendre compte en termes simples de cette ­exposition. D’ailleurs, faut-il rendre compte de sa propre visite ou bien des intentions de l’artiste telles qu’elles s’expriment dans les nombreux textes d’accompagnement ? De fait, la description de l’ensemble – qui n’est pas sans évoquer les récits de Raymond Roussel –, pose elle-même problème. Une sculpture faite de tubes de néon donne à voir l’écrasement des plans successifs du Palais de Tokyo. Un motif de moquette s’inspire des dômes géodésiques de Buckminster Fuller. Des maquettes d’arbres démesurément agrandies et recouvertes de poudre à canon côtoient des tubes emplis de gaz propane. Des films périmés sont projetés sans public. Des distributeurs automatiques proposent des bonbons sans goût. Une exposition est reconstituée, agrémentée de tableaux peints d’après des photos détruites. 

Loris Gréaud, « Le pavillon Merzball », Cellar Door, Palais de Tokyo, Paris, 2008.
photo : Olivier Pasqual, permission Gréaudstudio, Yvon Lambert Paris, New York & DGZ research 

L’ensemble est obscur au propre comme au figuré ; les ­quelques ­informations transmises laissant entendre que les objets sont plus ­complexes que leur apparence. Il est question, nous dit-on, de la ­représentation d’un atelier en forme d’« usine qui rêve », de l’anticipation d’un atelier à construire et de la partition d’un opéra. L’artiste apparaît comme un chef d’orchestre qui organiserait autour de lui des compétences diverses ; son activité s’apparentant à une entreprise multiforme. 

Bien entendu, ce programme a un air de « déjà-vu » pour qui s’intéresse un peu à la scène de l’art contemporain, et les différents ­dispositifs ne sont pas sans évoquer tel ou tel projet de Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Fabrice Hybert (voire d’autres projets présentés au Palais de Tokyo par Marc-Olivier Wahler3 3 - À ce propos, voir Marc-Olivier Wahler (sld.), Du Yodel à la physique quantique… Volume 1, Paris, Palais de Tokyo/Archibooks, 2007. ). Il est facile également d’apercevoir des références à certaines expositions des dernières décennies : en particulier les expositions de Harald Szeemann ou les Immatériaux de Jean-François Lyotard. Les titres des « bulles » – séquences autonomisées de Cellar Door – s’inspirent d’ailleurs directement de la terminologie des sites de Lyotard : Distorsion de l’espace, Fiction périmée, Spectacle d’une sculpture, Substitution du réel, Film pour le vide4 4 - Pourtant, l’explication que donne Gréaud de la répartition des Bulles est très éloignée de celle de Lyotard et fait plutôt penser aux géographies des parcs à ­thèmes : « On peut visiter chaque bulle – la Bulle Studio, la Bulle Underworks, Bulle Merzball, Bulle Néon, Bulle Forêt de poudre à canon, Bulle Film expiré – comme des ­attractions ». Loris Gréaud cité par Valérie Duponchelle, « Un artiste de 29 ans s’offre les 4000 mètres carrés du Palais de Tokyo », entretien avec Loris Gréaud, Le Figaro,
14 février 2008. 
… 

Processus furtifs et rumeurs démonstratives

Gréaud affecte de travailler sur des objets difficiles à percevoir ou à circonscrire : couleurs immatérielles, gaz incolore, bonbons sans goût, etc. On l’a vu, la description même des présentations renvoie à un jeu littéraire où les objets exposés seraient plus à comprendre qu’à voir. Cela étant, il ne s’agit pas non plus d’une simple suite de bons mots ; d’autant plus qu’en dépit d’une insistance sur le presque rien, l’ensemble est ­formellement très démonstratif. Par exemple, bien que les ­bonbons Célador aient été conçus, nous dit-on, afin que tout un chacun leur ­attribue le goût qu’il souhaite, ils n’en sont pas moins dotés de formes, de couleurs, d’emballages et de toute une stratégie marketing – qui eux ne sont pas neutres5 5 - Sophie Hedtmann dans Le Jeudi, 20 mars 2008. . Cette aspiration paradoxale à un presque rien ­spectaculaire se retrouve dans la plupart des œuvres présentées : ainsi une véritable salle de cinéma est aménagée, bien que personne ne puisse y avoir accès, de même qu’une régie professionnelle, sans que l’on sache vraiment si elle est d’une quelconque utilité. 

Cette débauche de moyens a apparemment pour but de nous montrer que le concept, le jeu littéraire, ne suffisent pas : il faut tester leur capacité à faire sens dans l’espace social de l’art. Bien entendu, il y a là une certaine ambivalence puisqu’il est à la fois question d’atelier – donc de projets en cours, incertains, non nécessairement aboutis – et d’exposition – ce qui est exactement l’inverse, du point de vue des attentes des spectateurs tout au moins. 

Loris Gréaud, « La Bulle Forêt de poudre à canon », Cellar Door, Palais de Tokyo,
Paris, 2008.
photo : collection Claude Berri, permission Gréaudstudio, Yvon Lambert Paris, New York & DGZ research

Le même type d’ambivalence se retrouve dans le discours ­développé autour de Cellar Door. Du côté atelier, il s’agit semble-t-il de montrer que la vérité est ailleurs ou tout au moins qu’elle est plus dans des ­processus que dans des objets finis6 6 - Comme le remarquait avec un peu d’ironie Laurent Wolf : « Tout gravite autour du ce-n’est-pas-ce-que-vous-croyez, du travail en train de se faire ». Laurent Wolf, Le Temps, 18 février 2008.. De l’autre côté, celui de ­l’exposition, le ­travail est mis à distance, expliqué, analysé : il devient l’objet de ­discours construits qui en justifient les moindres détails. Pascal Rousseau, l’auteur de l’une des publications accompagnant Cellar Door, écrit que cette ­exposition « ­s’organise comme une série d’“histoires embrouillées”, emboîtant ­diverses échelles et modes de production, entre cosmos et nano-­sculptures, balistique et sound design, peuplées de courants magnétiques, portées par la rumeur – empruntant ses méthodes de prolifération à l’intelligence collective des réseaux de communication globale7 7 - Pascal Rousseau, « Éditorial », dans Palais/Magazine, no 05, printemps 2008, p. 5. ». Dans ce genre de propos – qui ressemble à la fois à l’exposition qu’il décrit et à une self-fulfilling prophecy [prédiction qui engendre ce qu’elle prédit] –, s’agit-il de rendre compte d’un événement ou de contribuer à le produire ? Nous sommes un peu confrontés à la Caverne de Platon, mais sans savoir exactement de quelle manière : à la fois du côté de la (dé)construction des illusions et du côté du public subjugué. 

Portrait de l’artiste par lui-même 

En fin de compte, Cellar Door ressemble assez peu à une exposition au sens le plus courant. Si une exposition se définit par une relation entre un public et des objets, on ne peut pas dire que ce soit complètement le cas ici. D’abord, les objets présentés sont fréquemment ­inaccessibles, ­rendant l’expérience sensible presque impossible. En outre, quand une relation est proposée, elle est généralement de nature déceptive : le ­bonbon, loin de prêter à rêver, est insipide, le film s’arrête quand on y arrive, on ne peut entrer dans la salle de cinéma, on ne peut lire les textes éclairés par intermittence du livret d’opéra. Le sens se dérobe ­constamment, est remis à plus tard. Une exposition s’adresse pourtant nécessairement à un (ou des) public(s), avec l’intention de diffuser un propos. À qui s’adresse cette exposition ? De quoi est-il question ? S’agit-il de montrer le chaos un peu confus de l’atelier d’un artiste ? Est-il de ce fait interdit de juger d’objets qui ne sont pas terminés ? Y a-t-il un sens caché ? S’agit-il d’une installation « totale » ou bien d’une suite de ­propositions hétérogènes sans liens entre elles ? 

En réalité, pour Cellar Door – comme pour toutes les ­expositions, même les plus insignifiantes –, il y a un (ou des) responsable(s), ­commissaire, scénographe, conservateur ou autre. Ici, le commissariat a semble-t-il été assuré par l’artiste et ses assistants de DGZ Research (Dölger, Gréaud, Ziakovic). Gréaud contrôle visiblement tout, et c’est sans doute ce manque de distance qui rend son exposition indécise, voire incompréhensible. Ce souci du contrôle explique que l’artiste ait été un peu déçu des réactions qui n’allaient pas dans le sens qu’il attendait : « ce qui m’inquiète, dit-il, c’est que les commentaires évoquent plus l’aspect performance que le contenu même du travail, l’approche conceptuelle, les procédures mises en jeu et les différentes pistes évoquées8 8 - Loris Gréaud cité par Nicolas Bourriaud, « La Chasse au Gréaud », dans Beaux-Arts Magazine, no 286, avril 2008, p. 30.  ». « Cellar Door, nous explique-t-on dans le dossier de presse, est […] une sorte de ­ready-made assisté où l’artiste souffle les réponses au spectateur (en lui suggérant des récits, des lumières ou des sons) et sculpte en quelque sorte son regard. » On aimerait qu’il en soit ainsi ; on aimerait en savoir plus. Mais ce n’est pas le cas et on reste confronté au « fatras » de l’atelier. 

Il existe pourtant une différence importante entre présenter un atelier en état de fonctionnement réel ou simulé (ce que faisait Quand les attitudes deviennent forme de Szeemann) et se contenter d’en ­présenter une image. Et c’est encore autre chose d’en rendre compte en une ­représentation métaphorique. C’est visiblement cette dernière ­possibilité qui a été retenue par Gréaud. De ce point de vue, nous ne sommes pas loin des contradictions de la célèbre « Allégorie réelle » de Gustave Courbet (L’Atelier du peintre). Courbet avait pour ambition paradoxale de ­présenter le réalisme au moyen de l’allégorie et il en appelait au jugement du public en s’exposant seul face à ses critiques. On retrouvait là une posture ­finalement assez ancienne visant à défendre la vue d’atelier comme seule image propre à rendre compte de l’espace mental de l’artiste ; un espace autoréférentiel, indifférent aux pressions extérieures au nom de ­l’autonomie de la création. Ainsi, lorsque le peintre Jacques-Louis David avait refusé la convention du Salon pour s’auto-exposer seul dans son atelier, ses propos n’étaient pas sans rappeler la posture de Loris Gréaud : « N’est-ce pas une idée aussi juste que sage que celle qui procure aux arts les moyens d’exister par eux-mêmes, de se soutenir par leurs propres ressources, et de jouir de la noble indépendance qui convient au génie, et sans laquelle le feu qui l’anime est bientôt éteint9 9 - Jacques-Louis David, Le Tableau des Sabines (1799), La Rochelle, Rumeur des Âges (Passage à parole), 1997, p. 9.   ? ». 

Jérôme Glicenstein, Loris Gréaud
This article also appears in the issue 65 - Fragile
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