«Poser des gestes socialement responsables» C’est-tu possible?

Johanne Chagnon

[In French]

On entend couramment par cette expression l'action souhaitable d'agir au moyen de gestes à sa portée, en réaction au raz-de-marée économique actuel. Mais le chemin entre l'intention et l'action n'est pas toujours évident.

Il reste que nos décisions en tant que consommateurs soucieux des impacts sociaux et environnementaux de nos choix sont aussi importants que le fait d’apposer un X sur un bulletin de vote. Ne pas s’en soucier, c’est appuyer les compagnies dont nous achetons les produits et leurs façons de procéder. Car une des principales causes des problèmes actuels vient du système d’échanges commerciaux implanté à l’échelle internationale. C’est ainsi que se remplissent les tablettes de toutes ces grandes surfaces qui prolifèrent un peu partout. D’un côté comme de l’autre — localement et dans les pays producteurs du tiers monde —, les résultats sont désastreux et n’apportent pas la croissance économique promise. En regard de ces considérations, profitons-nous véritablement, en tant que société, de l’abondance de ces produits vendus à bon prix? Sûrement pas, vu le prix à payer en termes de coûts sociaux, et les effets dévastateurs constatés ailleurs dans le monde.

D’où l’urgence de dresser une liste de gestes contestataires possibles, d’entrevoir une action concertée, qui vise à revenir à des activités à échelle humaine et respectueuses des conditions des communautés des pays producteurs. L’un des terrains où l’on peut agir : le café. Il vaut la peine de s’y intéresser, car ce produit omniprésent est le deuxième plus vendu au monde, juste après le pétrole. Il génère 25 millions d’emplois dans 70 pays, et il s’en ramasse quatre millions de tonnes, qui représentent une somme de 12 milliards de dollars par année. L’idée n’est pas d’en faire pousser dans sa cour, mais de réduire les inégalités sociales qui marquent ce secteur. Dans la chaîne habituelle de production qui part du caféier pour aboutir dans la tasse que nous buvons, le café passe par plus de dix inter-médiaires. Ceux-ci accaparent la plus grande part des profits, perpétuant l’exploitation des petits agriculteurs, version améliorée de l’exploitation coloniale instaurée au 15e siècle. Le salaire du premier producteur est de 5 à 80 ¢ le kilo, alors qu’en bout de ligne, le consommateur paie jusqu’à 24 $. Les entreprises mutinationales qui dominent le commerce du café (Philip Morris [Kraft], Nestlé, Procter & Gamble, Sara Lee) affichent des chiffres d’affaires qui dépassent le produit intérieur brut de nombreux pays producteurs de café, sans souci de la détérioration des conditions de vie des communautés prises dans une dépendance sans issue et de l’environnement de plus en plus pollué.

La solution du café dit «équitable» existe dans nombre de pays. Au Québec, elle a été mise de l’avant par Oxfam-Québec, avec l’organisme A SEED (Action pour la solidarité, l’équité, l’environnement et le développement), qui s’appovisionne auprès de Bridgehead, la succursale commerciale d’Oxfam-Canada. Cette organisation de commerce équitable fonctionne ainsi : elle achète directement des paysans producteurs, regroupés en coopératives (réunissant jusqu’à 2000 familles chacune), puis revend directement aux commerçants, et de là aux consomma-teurs, éliminant ainsi une foule d’intermédiaires. Les agriculteurs reçoivent toujours au moins 3,75 $ le kilo. De telles expériences de coopératives existent déjà, entre autres, au Mexique (État d’Oaxaca), en Amérique latine (Nicaragua, El Savador) et en Afrique (Tanzanie). Ces groupes, étant moins dépendants de pouvoirs qui échappent à leur contrôle, peuvent utiliser les revenus générés par leur travail, et gérés sur place, pour améliorer leur niveau de vie, répondre à leurs besoins fondamentaux en services de santé, éducation… services qui leur faisaient cruellement défaut. Pour le consommateur, le coût du café «équitable» est d’environ 30 $ le kilo, pour un produit présenté comme étant de même qualité que celui importé par les multinationales (on dit même que ce café peut être de meilleure qualité, car à plus petite échelle, il est possible de le cultiver de façon biologique, quoique certains commerçants avouent ne pas pouvoir certifier que le produit qu’ils vendent est bien biologique). Cependant, pour le moment, le choix restreint de sortes de café offert n’a rien pour attirer un amateur.

Revenons au coût du café équitable : voilà un point qui fait sourciller. Le nombre moindre d’intermédiaires ne devrait-il pas résulter en une baisse du coût? On peut expliquer que les frais de transformation et de manutention soient plus élevés, vu le volume moindre transigé. Mais il semble qu’Oxfam prélèverait une sorte de don indirect qui serait redistribué aux coopéra-tives (dans quelle proportion?), prélèvement dont l’organisme ne s’empresse pas de dévoiler le montant. Oxfam mène présentement une campagne de levée de fonds, avec grands panneaux couleur disséminés dans Montréal. Ça se paie…

Il ne faut cependant pas baisser les bras et dénigrer ce type de commerce. Mais la même règle s’applique ici comme ailleurs : bien s’informer, demeurer vigilant. Si le coût plus élevé du café équitable s’avère justifié, les retombées directes de ce geste en valent la peine en termes d’implication, de dévelop-pement, en comparaison avec l’aide humanitaire internationale qui ne règle souvent rien d’autre que les urgences? On parle ici d’un travail rémunéré de façon juste, non plus d’exploitation. L’envers de la médaille, c’est que ce type d’aide renforce la perception qu’on peut avoir des pays du Sud comme des pays à aider avec l’argent du Nord. Et que le rapport Nord-Sud n’est pas ainsi renversé…

Plusieurs endroits au Québec vendent ce type de café, identifiable par un logo affichant un globe terrestre entouré des mots «Produits de monde — Oxfam. Certifié commerce équitable». Pour une liste à jour des endroits où se le procurer (dans la région de Montréal, à Québec, Rimouski, Joliette, Alma, Bois-des-Filions, Val d’Or, Saint-Jérôme, Baie-Saint-Paul, Victoriaville, Shawinigan…), on contacte A SEED au (514) 398-8969 ou à aseed@cam.org. À quand ce type de café dans tous les Métro et Provigo, dans tous les Van Houtte et Second Cup? Pour plus d’informations, on peut lire le livre de Laure Waridel (photographies de Éric St-Pierre), Une cause café (Éditions Les Intouchables, 1997). Un tel contrepoids, modeste, au système économique en vigueur ne date pas d’hier. Une quarantaine d’organismes à travers le monde se sont regroupés, en 1989, au sein de la Fédération internationale du commerce alternatif. Si bien que ce type de commerce existe aussi pour le cacao, le thé, le miel, le sucre, les noix, les épices, l’artisanat… L’organisme Bridgehead dispose d’un catalogue de vente par correspon-dance de divers produits. Pour se le procurer ou connaître la liste des endroits qui vendent ces produits, on contacte Bridgehead au 1-800-565-8563 (880 rue Wellington, bureau 99, Ottawa, (Ontario) K1R 6K7). Pour des renseignements plus précis sur le fonctionnement du marché mondial de l’alimentation, et des propositions de solutions de remplacement, on consulte le livre Justice sans faim — Le guide montréalais des choix alimentaires écologiques et socialement responsables (une publication du GRIP Québec, Université de Montréal, 1994).

Sur un plan plus local, existe ce qu’on appelle l’Agriculture soutenue par la communauté (ASC) qui fonctionne selon le même principe : un lien direct, sans intermédiaire, entre des fermes biologiques locales et des consommateurs. Le consommateur devient partenaire en achetant en début de saison une part de la récolte d’une des fermes participantes et reçoit par la suite des paniers de produits frais chaque semaine, à un point de chute dans son quartier. Au Québec, le réseau de fermes coordonné par A SEED compte une trentaine de fermes. On s’informe également auprès de cet organisme.

Des petits gestes, certes, mais qui feront peut-être boule de neige. Encore faut-il répandre la nouvelle. En étant conscient que la joute se joue contre des puissances autrement mieux ferrées (et insidieuses). C’est ce qui manque toujours : les moyens pour être entendu sur la place publique. Tout comme aux dernières élections québécoises : peut-on conclure que la gauche a pu faire connaître ses constatations et propositions lucides et sensibles? Celles-ci avaient le potentiel de rejoindre nombre de gens aux prises avec des problèmes dont ils connaissent mal la source et qui, avides de changement, n’ont pas trouvé mieux que de voter pour Mario Dumont!

Le raz-de-marée de la mondialisation (phénomène qui hante cet édito tout comme les précédents) ne fait pas un détour spécial quand il arrive sur le Québec et a emporté dans sa tourmente le projet souverainiste. Comme on n’a pas perdu de temps, dès le lendemain des élections, pour noyer ce projet! Pourra-t-on jamais se remettre de cette immersion brutale? Cela donne raison à ceux qui ont toujours pensé que Lucien Bouchard n’avait jamais voulu mener à terme le projet de souveraineté. Pourra-t-on se consoler, en achetant du café «éthiquement correct», de ne pas avoir réalisé le pays dont nous rêvions? Il nous reste à continuer à nous valoriser nous-mêmes en tant que peuple, dans les moindres faits quotidiens. Si seulement nous nous assumions, la situation serait déjà réglée. Un projet que Paul Grégoire tient à cœur, lui qui signe, avec l’Acte sacré de sa chronique régulière Alzheimer social (GOSSAGE), le premier texte d’une série valorisant la langue québécoise.

Il n’y a pas que les produits de consommation qui circu-lent outre frontières. Le DOSSIER de ce numéro, signé Ève Langevin, traite de la situation des artistes ayant émigré à Montréal. Son dossier témoigne d’un esprit d’ouverture à d’autres cultures comme moyen d’enrichissement pour nous tous. Même si nous nous sommes beaucoup intéressés aux régions du Québec dans les dossiers précédents (et ce n’est pas fini), nous ne négligeons pas non plus Montréal dont une des grosses différences avec le reste du pays réside dans son caractère multiethnique. Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui. À toutes les époques, dans tous domaines, des gens venus d’ailleurs se sont intégrés au milieu des arts et ont apporté une contribution importante. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que le mouvement a pris beaucoup plus d’ampleur et origine aussi de communautés non-occidentales. À tel point que, comme nous l’apprenait La Presse récemment, le nom de famille Nguyen a supplanté au Québec celui de Tremblay. Ève Langevin souligne les valeurs autres apportées par ces gens venus d’ailleurs, et dont nous pouvons tirer profit, car elles tranchent avec le matérialisme, l’indifférence et la passivité occidentale. Cette ouverture de leur part doit se faire toutefois en ne s’excusant pas d’exister en tant que tels, avec leur bagage culturel propre. Et ne jamais oublier que même si on parle de sociétés de plus en plus multiculturelles, il n’en reste pas moins qu’il y a une culture dominante sur la planète, l’étatsunienne, puissante, et accueillie à bras ouverts par une majorité.

Allant de pair avec ce texte, ESSE accueille le témoignage d’un Cubain résidant au Québec, Victor Mozo (POÉSIE/CUBA) qui, depuis une première lettre adressée à la revue (n° 31) en réponse au dossier sur Cuba, prend de plus en plus la parole sur la place publique, après des années de silence. Depuis quelques numéros, la situation à Cuba et ses liens avec le Québec sont devenus un des sujets récurrents de la revue.

L’ouverture aux autres, si elle est souhaitable, ne doit pas faire oublier le contexte politique particulier du Québec, où persistent des tensions linguistiques. Le sujet est abordé par le biais d’une discipline peu traitée dans la revue jusqu’à maintenant, la caricature politique ou éditoriale (CARICATURE/MONT-RÉAL). L’auteur Bernard Mulaire signe un texte assez politique merci. Il contredit l’idée sous-jacente de l’exposition du Musée McCord qui présentait comme étant du pareil au même les deux caricaturistes montréalais, le francophone Serge Chapleau et l’anglophone Aislin. Le McCord a pensé pouvoir escamoter les différences entre les deux communautés sous le couvert du rire : nous rions, donc nous sommes pareils. Prenant l’espace nécessaire, l’auteur propose un substitut de catalogue à celui que le musée n’a pas produit, et pour appuyer ses avancées sur des bases autres que émotives ou partisanes. Tout à l’opposé de cette émission humoristique diffusée récemment à la Télé d’État (!) anglaise, qui montrait un Hitler avec ceinture fléchée! (Question : quel est le sport national du Canada anglais? Dénigrer le Québec.)

La musique occupe une bonne part dans ce numéro, comme en font foi deux articles, fruits de deux nouveaux collaborateurs. Sont ainsi traités deux créneaux dans l’éventail de la musique qui se fait aujourd’hui. D’un côté, une musique majoritairement improvisée, qui laisse plus de place à l’interprète, traitée par Steve Savage qui a assisté à tous (ou presque! un exploit!) les concerts du dernier Festival international de musique actuelle de Victoriaville — FIMAV (MUSIQUE/VICTORIAVILLE). ESSE affiche ainsi son intérêt soutenu pour cet événement, car nous avons déjà couvert l’édition de 1997 (n° 33 [hiver 1998]). De l’autre côté, une musique écrite, plus directive, «vue» grâce à une exposition de partitions musicales, que commente Françoise Côté (MUSIQUE/MONTRÉAL).

Nous maintenons d’un numéro à l’autre notre intérêt pour les régions, et Victoriaville est tout particulièrement présente dans ce numéro (à lire, comme toile de fonds, le dossier «Maurice–Bois-Francs» (nos 33 et 34)). L’article de Manon Morin (ARTS VISUELS/VICTORIAVILLE) porte sur l’événement Proximités tenu en même temps que le FIMAV, et qu’avait organisé le centre d’artistes de cette ville. En région également : la rétrospective de l’artiste de Saint-Jean-Port-Joli, Michel Saulnier (ARTS VISUELS/BAIE-SAINT-PAUL), également parcourue par Manon Morin. Cette auteure ne se soucie pas de plaire à tous. Nora Ben Saâdooune, ex-rédactrice en chef de l’hebdomadaire ICI, réplique à son article, paru dans le dernier numéro, sur la situation des pigistes dans les médias dits «alternatifs».

Aujourd’hui, la critique d’art doit souvent se faire avec des gants blancs. Quelle place réserverions-nous à Claude Gauvreau, poète, dramaturge et défenseur du mouvement automatiste, qui signait à une époque des propos tels que «Ce travestissement est intolérable. On ne peut supporter avec indulgence ce massacre général de la générosité sous un visage qui fut récemment héroïque» (Le Quartier latin, 30 janvier 1948) ou «L’ère nauséeuse des usurpateurs est révolue» (La revue les Trente A, 1965). Le lire fait du bien. N’a-t-on pas souvent envie de mordre des mots, en considérant tout ce qui se passe actuellement?

Johanne Chagnon
This article also appears in the issue 36 - Artistes émigrés à Montréal
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