Transformer nos corps d’eau en mouvements de résistance fluides

Sylvette Babin
En mouvement perpétuel, l’eau est aussi une archive planétaire de sens et de matière. Boire un verre d’eau, c’est ingérer les fantômes des corps qui la hantent. Quand nous soulageons nos vessies, nous rendons à la mer nos antidépresseurs, nos estrogènes de synthèse et nos excréments. Mais ce que nous rendons également à la mer, c’est le sens qui infiltre ces matérialités : la culture du jetable, la médicalisation, la déconnexion écologique.
— Astrida Neimanis, Hydroféminisme. Devenir un corps d’eau
La soif nous solidarise avec le monde et les autres, dramatisant vitalement ce qui s’y engage. Elle donne d’éprouver charnellement ce que vivent les victimes de la désertification ou du changement climatique. Elle permet de comprendre comment cette solidarité de fait pourrait se déployer en solidarité de projet.
— Jean-Philippe Pierron, La poétique de l’eau. Pour une nouvelle écologie
Pour atteindre une véritable cosmopolitisation de l’eau, il faut d’abord constater que nous avons peut-être moins besoin de nouveaux concepts que d’un renouvèlement de nos rapports éthiques à l’environnement.
— Sylvie Paquerot, Frédéric Julien et Gabriel Blouin Genest, L’eau en commun. De ressource naturelle à chose cosmopolitique

Nous sommes entré·es dans une crise planétaire de l’eau. Partout des avertissements sont martelés à propos de la désertification accélérée de la Terre, de la pollution industrielle de ses ressources hydriques, de la surexploitation de ses aquifères. D’ici 2025, près des deux tiers de la population mondiale feront face à des pénuries d’eau, lisait-on dans un rapport de l’ONU en 2021. Pourtant au Canada, l’eau coule encore à flots dans les robinets et les boyaux d’arrosage sans qu’on réalise pleinement sa rareté. Nous ne connaissons pas la soif1 1 - La plupart d’entre nous, devrais-je dire, compte tenu du fait qu’au Canada, plusieurs communautés autochtones n’ont toujours pas accès à l’eau courante..

« La soif nous solidarise avec le monde et les autres2 2 - Jean-Philippe Pierron, La poétique de l’eau. Pour une nouvelle écologie, Paris, Éditions François Bourin, 2018, p. 83. », écrit le philosophe Jean-Philippe Pierron. Ironiquement, au sens figuré, la soif est aussi la convoitise qui a conduit les humains vers des dérives extractivistes. À l’heure où la notion de durabilité est mise en avant par l’ONU et où le gouvernement du Québec incite les entreprises à se munir d’une politique de développement durable, l’écoblanchiment par les multinationales est omniprésent et rend difficile la distinction entre les actions mercantiles et celles qui se soucient réellement du bienêtre collectif. À titre d’exemple, le Conseil mondial de l’eau, qui organise le Forum mondial sur l’eau, affirme se concentrer « sur les dimensions politiques de la sécurité, de l’adaptation et de la durabilité de l’eau », guidé par le superbe slogan « Ensemble, faisons de l’eau une priorité mondiale3 3 - Conseil mondial de l’eau, consulté le 14 juillet 2023, accessible en ligne. ». Or, ce que nous apprend la militante Maude Barlow dans l’ouvrage À qui appartient l’eau4 4 - Maude Barlow, À qui appartient l’eau ? Faire barrage à la privatisation d’une ressource vitale, Montréal, Écosociété, 2021., c’est que le Conseil mondial de l’eau a été formé afin de promouvoir les intérêts des entreprises privées offrant des services en gestion de l’eau. Le 2030 Water Resources Group, nous dit encore Barlow, créé par la Banque mondiale avec pour mission de mettre en place le programme de développement durable de l’ONU, est composé, entre autres, de grandes entreprises embouteilleuses d’eau telles Nestlé, Coca-Cola et PepsiCo. Sachant par ailleurs que l’eau a fait son entrée à la bourse de Chicago en décembre 2020, il y a de quoi être perplexe (et s’inquiéter) quant aux intentions réelles qui se cachent derrière la notion de gestion durable des ressources hydriques.

Déjà, considérer l’eau comme une ressource la soumet à une logique économique et à une vision essentiellement anthropocentrique. Du côté des sciences sociales et politiques, des chercheurs et des chercheuses engagé·es dans des réflexions écologiques développent de nouvelles manières de penser l’eau en marge de l’utilitarisme, en la reconnaissant d’abord pour son rôle vital dans l’écosystème. Dans le livre L’eau en commun5 5 - Sylvie Paquerot, Frédéric Julien et Gabriel Blouin Genest, L’eau en commun. De ressource naturelle à chose cosmopolitique, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2012, p. 116-121., les auteur·es Sylvie Paquerot, Frédéric Julien et Gabriel Blouin Genest proposent un renouvèlement de notre conception de l’objet « eau » qui tiendrait compte de sa nature plurielle. Sans nier l’existence de l’eau-ressource, elle et ils suggèrent qu’il importe de la remettre à sa juste place dans nos modes de gouvernance, soit après la reconnaissance du caractère vital de l’eau et de son usage citoyen. Dans leur typologie, l’eau comme source de vie répond à une nécessité (préserver le droit à la vie et à la survie des écosystèmes), l’eau citoyenne subvient à des besoins (accès raisonnable à l’eau) et l’eau-ressource assouvit des désirs (usages économiques).

La crise hydrique ne se limite pas à la question de l’eau potable. L’écosystème des océans, dont les eaux contribuent à l’absorption d’environ 30 % du CO2 issu de l’activité humaine, est aussi mis en péril par le réchauffement climatique et la fonte des glaciers. La mer est devenue par ailleurs le réceptacle de nos matières résiduelles, de nos plastiques en décomposition et de nos déversements de pétrole. Elle est la mémoire de notre culture du jetable, affirme l’écoféministe Astrida Neimanis : « Les profondeurs des océans portent l’archive moléculaire des ères géologiques les plus anciennes : l’eau retient nos secrets, même quand nous préfèrerions les oublier6 6 - Astrida Neimanis, Hydroféminisme. Devenir un corps d’eau, 2021, p. 3, accessible en ligne. ». À cette mémoire déjà trop lourde s’ajoute celle, violente, de l’histoire coloniale, intimement liée à la circulation maritime. Encore aujourd’hui, les mers et les océans sont le lieu de terribles drames migratoires.

Face à un portrait aussi sombre et au fait que les défis écologiques et humanitaires sont tributaires d’enjeux économiques et politiques intriqués, eux-mêmes encadrés par des lois complexes, le poids de l’art est relativement modeste. Ce que peuvent les artistes, toutefois, en parallèle aux actions citoyennes que nous devons mener activement, c’est redonner à l’eau sa valeur symbolique et sacrée, valeur que lui conservent de nombreux peuples à travers le monde, pour qui l’eau n’est pas seulement une ressource vitale, mais aussi une figure spirituelle.

Les artistes et les théoriciennes de notre dossier naviguent ainsi dans une approche poétique de l’eau, tantôt entre les formes esthétiques et les actions militantes, tantôt dans une pensée analytique imprégnée de métaphore. Adoptant un regard indéniablement critique, ce dossier fait état d’œuvres qui tentent à la fois de sensibiliser à la pollution de l’eau et aux enjeux climatiques, d’envisager une justice réparatrice et d’ouvrir des horizons porteurs d’espoir. On y retrouve une volonté de « réfléchir en commun » ou encore « de mettre à l’avant-plan notre relation protéiforme avec l’eau », dans la perspective hydroféministe développée par Neimanis, selon qui « [n]os corps sont des étendues d’eau ». De ces rencontres avec les écosystèmes aquatiques, nous comprenons que l’eau possède une agentivité et qu’elle active « sa propre résistance magique ». Dès lors, pour renouveler notre rapport éthique à l’environnement et redonner à l’eau son rôle primordial au sein d’un monde non anthropocentrique, envisager de transformer nos corps d’eau en mouvements de résistance fluides est une idée prometteuse.

Sylvette Babin
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Cet article parait également dans le numéro 109 - Eau
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