Remodeler le Plasticocène
La matière était remplie de promesses. Une « substance alchimique », disait Roland Barthes en 1957, titre qui lui octroyait presque des propriétés magiques. Clairvoyant, le philosophe ajoutait : « Le plastique est tout entier englouti dans son usage ; à la limite on inventera des objets pour le plaisir d’en user1 1 - Roland Barthes, « Le plastique », Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 171-173.. » De fait, nous sommes désormais dans le monde de l’hyperconsommation et du jetable, l’ère nouvelle du Plasticocène.
Certes, les promesses ont été tenues. Révolution de la vie quotidienne, démocratisation de la haute couture, réduction du gaspillage alimentaire, contribution à l’hygiène médicale, on ne compte plus les avantages du plastique, dont on peine par ailleurs à identifier les dérivés tellement ils sont répandus. La faculté mimétique des polymères aura peut-être même permis de protéger quelques espèces (rappelons ici la substitution de l’ivoire par le celluloïd dans les boules de billard, à l’origine de la découverte) et on le considère encore maintenant comme une alternative aux matières de provenance animale (fourrure, cuir, laine, soie, etc.) – alternative imparfaite, il est vrai. Vivre dans un environnement sans plastique relèverait donc aujourd’hui de l’utopie, raison pour laquelle l’objectif ambitieux de la conférence mondiale tenue à Busan (Corée du Sud) en novembre dernier, soit l’élaboration d’un traité menant à l’élimination du plastique d’ici 2040, soulevait à la fois espoir et scepticisme2 2 - Au moment d’écrire ces lignes, nous apprenons que les négociations ont avorté et que la rédaction du traité est remise à une date ultérieure..
La science démontre depuis plusieurs années les ravages du plastique. Que ce soit par ses additifs toxiques ou par son impossible dégradation, notre « substance alchimique » est en voie de détruire nos écosystèmes. Quelles sont nos options ? Réduction de la production ? Recyclage ? Fabrication de nouveaux plastiques biosourcés et biodégradables ? Une foule de chercheurs et chercheuses s’affaire à trouver des solutions. L’industrie de la plasturgie semble elle-même encline à prendre part aux réflexions. Pourtant l’hypocrisie (ou la naïveté) des politiques mises en place est effarante. Il faut savoir par exemple que les sacs à usage unique n’ont eu qu’à respecter une certaine épaisseur pour ne pas être bannis des commerces, et que dans leur nouvel avatar, ils sont encore moins biodégradables et pas du tout recyclables. Ces termes ont d’ailleurs été savamment galvaudés par les stratégies d’écoblanchiment, dont la campagne Positively PET, sur les réseaux sociaux, est un triste exemple : le plastique ne se recycle pas à l’infini et le procédé demande toujours l’ajout de plastique neuf3 3 - Comme l’explique l’Atlas du plastique : « À l’échelle mondiale, nous recyclons à l’heure actuelle 14 % des emballages plastiques, même si, le plus souvent, il s’agit en réalité d’un “ décyclage ” qui donne un produit de qualité inférieure. » Atlas du plastique, faits et chiffres sur le monde des polymères synthétiques, Jens Althoff (dir.), Heinrich-Böll-Stiftung, La Fabrique Écologique et Break Free From Plastic, Creative Commons, 2020, p. 38, accessible en ligne..
À l’autre bout du spectre, les bioplastiques offrent certainement des pistes intéressantes, quoiqu’encore embryonnaires. Si certains y voient l’ultime avenue à adopter4 4 - Lire à ce sujet Paul Lavallée, Le plastique est mort, vive le bioplastique, Montréal, Éditions Écosociété, 2023., d’autres rappellent que la production du bioplastique, fait notamment de sucre de canne ou d’amidon, relève d’une agriculture fortement industrialisée, gourmande en eau et en fertilisants, qui laisse finalement une plus grande empreinte écologique5 5 - L’Atlas du plastique, ibid., p. 36.. Il faut donc faire preuve de jugement dans nos questionnements et nos actions. L’écoanxiété et l’empressement à vouloir agir, associés à des informations parfois douteuses véhiculées par une industrie pétrochimique intéressée, contribuent à nous faire perdre de vue l’impact réel de nos modes de consommation. Si on peut présumer que l’utilisation d’emballages plastiques est moins dommageable pour l’environnement que le gaspillage des denrées alimentaires non emballées, nous devons quand même chercher à éliminer une fois pour toutes le suremballage, la consommation compulsive (notamment dans l’industrie de la mode) et la tendance à jeter plutôt qu’à réparer.
On l’aura compris à la lecture de cette mise en contexte, l’analyse du plastique dans le champ de l’art risque aussi de soulever de nombreux dilemmes, et de donner l’impression que nous tentons de défendre l’indéfendable. Loin de faire l’éloge du plastique, mais sans pour autant en nier l’utilité, ce dossier s’intéresse à nos manières de cohabiter avec la matière synthétique, tantôt pour en évaluer les conséquences et participer à la recherche de solutions de rechange, tantôt pour revendiquer une parenté avec ce qui a fait la gloire du matériau : sa plasticité, laquelle exprime à la fois le pouvoir de recevoir et de donner la forme.
Parce que les œuvres contemporaines regorgent de substances polymères, les artistes du 21e siècle se retrouvent constamment sur la corde raide environnementale. L’un des enjeux réside dans la durée de vie limitée de ces œuvres car, paradoxalement, si le plastique ne disparait jamais de la surface de la Terre, il se dégrade rapidement en fine poussière synthétique. « Quel est le temps de l’œuvre de plastique ? se demandent Katie Lawson et Kirsty Robertson. Quand [ces œuvres] commencent à vieillir et à se déliter, leurs toxines deviennent-elles plus visibles ? » Ce questionnement critique, qui semble tomber comme un couperet sur la production et la conservation de l’art, n’est pas à prendre comme une accusation, mais bien comme une tentative d’aborder de manière lucide une réalité factuelle à laquelle il est, pour le moment, impossible d’échapper.
Ainsi le dossier fait-il état, entre autres, de la tension inhérente à notre relation avec le plastique, dorénavant teintée d’inconfort et d’anxiété. « Notre dépendance au plastique complexifie […] notre vision d’une intimité intrinsèquement positive, protectrice et mutuelle », écrit Irem Karaaslan. Autrement dit, l’intimité rassurante que nous entretenons avec les objets de notre quotidien, ou avec les matières qui enveloppent ou pénètrent nos corps, se voit désormais ébranlée à mesure que nous découvrons les effets pervers du plastique sur nos vies et notre environnement. Cela nous incite à repenser notre coexistence avec la matière en la considérant comme un agent actif. Cette agentivité matérielle est évoquée à plusieurs reprises dans les textes, à mesure qu’on y démontre la nature envahissante des polymères synthétiques. Accumulation, infiltration, contamination, parasitage, le caractère invasif du plastique dans l’univers se décline ici en autant d’œuvres, de formes et de couleurs vives, qu’Anne-Marie Dubois rapproche à juste titre de l’aposématisme, le mécanisme de protection de certaines espèces chez qui la couleur (notamment) annonce la toxicité. Évoquant aussi le concept néomatérialiste d’agentivité, elle ajoute que « la matière plastique [est] une nouvelle force en puissance qui revendique désormais les territoires du vivant ». On pourrait parler ici, à l’instar d’Irem Karaaslan, de l’émergence d’une « agentivité autoritaire », celle d’une matière que nous aurions peut-être préféré ne jamais avoir inventée.
Défiant dans le même élan l’opposition entre plastique et écologie et toute forme d’indignation vertueuse, des artistes s’emparent du synthétique pour remettre en question la normalisation des corps, ou pour revendiquer l’artifice comme stratégie d’empouvoirement de la féminité queer. « [L]es paillettes sont profondément liées aux histoires politiques du militantisme LGBTQIA2S+ », rappelle Katie Schaag. L’autrice évoque par ailleurs « une esthétique plastique de la féminité queer qui reprend possession de la plasticité comme possibilité de se modeler soi-même de façon éthique et d’être dans un devenir continu ».
Or c’est peut-être en effet en retournant à l’idée de la plasticité, ou en optant pour le féminin du terme (« [La plastique] dit aussi l’équilibre et la beauté des formes », écrit la philosophe Catherine Malabou6 6 - Catherine Malabou, « La plasticité en souffrance », Sociétés & Représentations, no 20 (oct. 2005), p. 31-39.), que nous pourrions nous réconcilier avec ce mot qui a été en quelque sorte usurpé par la technoscience. Dans sa réflexion initiale sur le thème de ce numéro, le comité de rédaction demandait : « Notre propre plasticité peut-elle nous aider à nous sortir de la crise actuelle ? » Cette question est en réalité un souhait, celui que notre plasticité nous permette, dans les temps à venir, de remodeler nos besoins et nos désirs pour déjouer l’agentivité autoritaire du plastique et tendre ainsi vers une collaboration plus étroite avec l’autre-qu’humain.