Pour tout nouveau visiteur à Detroit, l’arrivée dans cette ville est un choc, une expérience déstabilisante et incompréhensible. On a beau se documenter avant de partir et connaître quelques statistiques sur la ville, on reste perturbé en se faisant accueillir par une imposante gare abandonnée. L’impression d’étrangeté s’accroît au fur et à mesure qu’on découvre une impressionnante et presque séduisante série d’édifices désaffectés, mais devient troublante à l’apparition des premières maisons brûlées et des D peints en jaune sur celles vouées à la destruction.

Après la perte de plus de 200 000 domiciles en 50 ans, Detroit est ravagée chaque jour par des incendies : maisons, voitures, barils de déchets – sur une superficie presque équivalente à celle de l’île de Montréal. Portrait sombre, frôlant le cataclysme. Si la situation de Detroit se prête trop facilement aux comparaisons d’apocalypse et de dévastation, le fait qu’elle échappe à toute logique lui confère un caractère tragique.

Même après plusieurs tentatives de relance centrées sur le Renaissance Center – monolithique complexe immobilier en verre miroir parachuté au centre-ville –, le tissu social et urbain de Detroit continue de s’étioler. Depuis l’ère post-industrielle, la mondialisation, les révoltes pour les droits civils de 1967, l’exode de plus d’une personne sur deux – en majorité des blancs –, la population de Detroit se situe aujourd’hui sous le cap du million – dont 85 % de noirs – et décroît toujours, alors que les villes périphériques continuent de prospérer. La population augmente dans les banlieues, qui figurent parmi les plus riches de tout le pays. La rupture entre le centre et la périphérie est parfaitement détectable et son ascendance est d’autant plus grande qu’elle résulte du refus de tout projet collectif.

S’il est vrai que, depuis quelques années, les promoteurs et les entreprises réinvestissent le centre-ville avec la promesse de retombées intéressantes pour tous, les casinos, stades et multiples nouveaux parcs de stationnement à niveaux – sous leurs projecteurs illuminant leur esthétique douteuse – semblent s’adresser davantage aux touristes du Super Bowl en quête d’environnements disneyifiés qu’à la population locale souvent démunie et perplexe face à la négligence et à l’abandon qui lui reviennent. Car les formules préconçues et traditionnelles de développement ne répondent en rien aux exigences et à l’urgence de la situation des habitants de Detroit.

Résultat : les absurdités et les excès se multiplient de toute part, le développement alimentant la destruction, la destruction encourageant le développement. L’utopie et la dystopie s’engendrent l’une l’autre dans le même mouvement. Au-delà de l’imposition des goûts, des besoins, des attentes des banlieues, l’enjeu réel qui pointe ici concerne l’Amérique entière : le United-Statian Dream, le monde idéal grâce à l’automobile. Puisque Detroit – The Motor City est et doit demeurer le symbole de l’efficacité automobile, la ville tient lieu de laboratoire pour tout le continent.

Sans transport public adéquat, Detroit se fait la capitale des autoroutes; les labyrinthes asphaltés sous-utilisés dans le centre et congestionnés dans les banlieues consternent même les résidants qui s’égarent par manque d’indications. On croirait le réseau conçu pour procurer un sentiment de liberté associé au mouvement plutôt que pour se rendre à destination.

Autoroutes, bungalows, centres commerciaux… Une ville en perpétuelle construction et croissance, toujours en phase de démolition, de reconstruction. Une ville toujours en mouvement, toujours redéfinie, toujours nouvelle. Dans cet idéal de la ville nord-américaine, patrimoine, environnement et réalités spécifiques et contextuelles (topographiques, ethniques) sont perçus comme des obstacles potentiels au profit et au développement générique.

Cette réalité fait l’objet d’une explication fictive mais étrangement vraisemblable avancée par l’artiste et architecte Kyong Park dans The Urban Conspiracy of Detroit1 1 - Le texte, disponible à l’adresse Internet en fin d’article, fut publié dans le catalogue Archilab (Orléans, France), 2001.. Son texte de fiction dévoile les ententes secrètes entre l’industrie automobile et les promoteurs immobiliers pour transformer la ville, d’abord par le déplacement des richesses vers la périphérie, ensuite par la mise en place d’un processus de détérioration du tissu urbain qui encourage la violence et l’alcoolisme chez une population démunie dans un monde où les responsabilités morales et civiles disparaissent à petit feu. Une fois dévastée, la ville centrale pourrait être rachetée à rabais et un nouveau cycle de développement immobilier lucratif débuterait au profit d’une minorité.

Ce qui inquiète tout nouveau visiteur à Detroit, c’est que les vestiges des zones habitées, la disparition des commerces et la construction nouvelle de casinos et de stades semblent donner raison à la légende de Park. La fiction et la réalité convergent et rendent la ville toujours plus insaisissable. L’auteur de The Conspiracy use d’un réalisme efficace et inquiétant pour dénoncer – la fiction le libérant de certaines contraintes légales – les usurpateurs de la richesse de Detroit. Plutôt que de contribuer à une paranoïa déjà existante, le texte dévoile et décrie les problèmes bien réels du capitalisme absolu, de la mono-économie et du racisme; le concept d’une conspiration, lui, précise tout le tragique d’une situation excessive. The Urban Conspiracy of Detroit s’inscrit dans un mouvement de résistance contre le défaitisme ambiant : provoquer une réaction de critique et de remise en question. Une fois les choses nommées, le non-dit exposé, la réalité resurgit de façon cruelle et cinglante; les échecs du passé et la présente précarité doivent céder la place à une nouvelle approche.

D’où la conviction de certains individus, artistes et penseurs, qu’il est possible, par des actions ciblées et contextualisées, de modifier les perceptions, de redéfinir la ville. Parfois conceptualisés en vue d’un travail de représentation visuelle, ces actions ou projets, peut-être infondés ailleurs, sont indissociables, dans leur détermination et leur révélation, de la compréhension du contexte de Detroit.

Depuis 1986, l’artiste Tyree Guyton a progressivement pris d’assaut les maisons abandonnées autour de sa résidence avec le Heidelberg Project. La maison est le support de l’expression d’un désir d’affirmation et de critique sociale qui utilise un langage visuel identitaire à la fois ludique et sadique. Dans sa forme générale, le Heidelberg Project est la ré-appropriation des maisons et l’émergence après l’anonymat. Alors que partout ailleurs les maisons éventrées et vidées présentent le triste tableau de l’étalage d’objets abandonnés, le Heidelberg Project intègre ces mêmes objets intimes et domestiques à ses installations.

Indisposée par le projet, la ville de Detroit a rasé à deux reprises (1991 et 1999) plusieurs maisons du Heidelberg, dont une appartenant à l’artiste. Pour contester les démolitions parfois sans logique, parfois stratégiques, Guyton a disséminé sur l’ensemble du territoire de Detroit des pastilles de couleur peintes sur des maisons inhabitables mais qui, pourtant, n’étaient pas destinées à la destruction. Les pastilles interrogent la logique de la procédure de localisation des D numérotés de démolition. L’action subjective de l’artiste relativise l’action objective de la ville, justifiée par des normes de sécurité et de salubrité. Par cette action, l’artiste a voulu révéler un des plus importants facteurs d’incertitude face aux décisions municipales et les obstacles à l’engagement des citoyens.

La maison de Detroit, icône du déclin, est devenue au fil des années le support privilégié d’expression personnelle et de revendications sociales. La maison comme foyer de résistance est le lieu par excellence de dialogue avec la communauté et d’exorcisme. Dan Pitera, directeur du Detroit Collaborative Design Center, a réalisé plusieurs événements-installations à partir de maisons brûlées sur le thème de l’échange et de la rencontre. Les interventions, impliquant les résidants, représentent une phase de transition entre l’état d’abandon et l’étape de démolition. Si le geste commémoratif semble empreint de nostalgie, il vise essentiellement à créer un espace de dialogue où les résidants peuvent enfin exorciser leurs peurs. Ritualiser la destruction d’une maison brûlée et déblayer et nettoyer le lot permettent de donner un sens à, et de reprendre le contrôle sur ces événements quotidiens. Cela crée une solidarité parmi ceux qui restent et résistent.

L’orchestration de Pitera modifie la perception des démolitions pour contribuer à un imaginaire unique et propre à Detroit. La ville est d’ailleurs en flottement constant entre le réel et le surréel, submergée par des mythes, des légendes et des réalités absurdes. Certaines maisons affichent maintenant les panneaux This building is being watched; stop Halloween arson (Cet édifice est surveillé, stoppez les incendies criminels de l’Halloween) pour contrecarrer l’hémorragie d’incendies qui surgit lors du Devil’s Night, cette veille d’Halloween pendant laquelle les villes nord-américaines sont aux prises avec des actes de vandalisme qui, à Detroit, prennent des proportions démesurées. Ou encore, à l’instar de la ville où les vivants abandonnent leur maison, les morts délaissent leur tombe pour les terres plus sécuritaires des cimetières de banlieue, à proximité de leur famille. Jusqu’à trois exhumations par jour… Au comble, le centre-ville devient lui-même un cimetière d’automobiles arrivées de partout au pays pour être incinérées et abandonnées dans leur lieu de naissance.

Detroit engendre les ambiguïtés et sa configuration actuelle les alimente davantage. Quels sont nos repères quand on se retrouve dans un champ en pleine ville, entre des lignes électriques sans courant, parmi les hautes herbes et les faisans sauvages nouvellement revenus? Cette réalité particulière a incité un regroupement d’activistes, d’architectes, et de citoyens à élaborer leur propre plan de réorganisation de la ville. Le projet Adamah propose un nouvel imaginaire collectif urbain qui prône le retour de terres agricoles en ville, le déterrement de ruisseaux enfouis, l’autonomie alimentaire et énergétique de Detroit. L’hybridation de la ville élimine les distinctions entre les inner et outer cities et complexifie les échanges entre le rural, la banlieue et le centre. Cette vision nouvelle de la ville s’oppose indéniablement aux défenseurs d’un urbanisme traditionnel et dense, à l’esprit de conquête de l’artificiel sur le naturel et aux ambitions des spéculateurs immobiliers.

Loin d’être une chimère, Adamah s’insinue à Detroit et devient un point de convergence d’actions posées par certains individus ou micro-groupes. Projet à grande échelle, englobant, agissant sur plusieurs plans, il s’inscrit comme rassembleur des actes individuels de résistance. Parce qu’il existe par et pour les résidants, le projet semble être une synthèse des solutions amorcées jusque-là. Avec le collectif Adamah, Detroit passe de la ville dévastée à la ville où tout semble possible.

Par sa particularité extrême, sa situation excessive de désarroi, Detroit attire l’attention locale et internationale et offre un terrain propice au débat et un espace pour repenser la ville. Comme les Berlin, Manchester, Ivanovo et autres shrinking cities (villes qui rétrécissent) en vedette à l’exposition éponyme de Berlin depuis septembre 2004, Detroit est aujourd’hui le résultat d’une culture et d’un mode de vie fondés sur le principe de la croissance à priori. Shrinking Cities expose les problématiques impopulaires et les réalités de vie peu connues des villes en décroissance ou en voie de disparition, longtemps ignorées, laissées à leur sort, et sans grand intérêt pour les médias et les professionnels captivés par les mégalopoles en pleine expansion. Car vivre à Detroit aujourd’hui implique une conceptualisation alternative de nos liens à l’espace, au corps et à l’autre. Assister à la détérioration progressive de sa rue jusqu’à n’y être plus que le seul résidant parmi les ruines incendiées et les terrains vacants demande une détermination à toute épreuve.

Bien que la transparence soit recherchée dans la plupart des villes occidentales, l’opacité et le camouflage dominent à Detroit. Au lieu d’exposer leurs particularités, les commerçants et les habitants de Detroit optent pour la discrétion, acceptent l’opacité dans leur mode de vie. Les commerces actifs arborent un open en néon rouge pour se distinguer de leurs voisins vacants. Impossible parfois de savoir quel lieu est habité ou occupé sans cogner aux portes, sans annoncer sa présence. Une fois admis à l’intérieur d’une maison ou d’un commerce désaffecté et hostile en apparence, le visiteur se sent privilégié dans un environnement souvent très intime. Car derrière ces fenêtres placardées, ces revêtements délavés et usés, vivent des familles, travaillent des artistes. La spécificité dans le cloisonnement défend la non-ingérence et la non-violation. Avec l’héritage de l’isolement qui a fait naître le Detroit Sound, la ville continue à carburer sur elle-même, propice à la contre-culture, invitant au choc des rencontres fortuites et parfois exceptionnelles.


http://architettura.supereva.it/image/festival/2000/en/texts/park.htm
(The Urban Conspiracy of Detroit)
www.shrinkingcities.com
www.adamah.org/press/MT-2001.html
http://www.arch.udmercy.edu/dcdc.htm

Frank Nobert, Jean-François Prost
Cet article parait également dans le numéro 53 - Utopie et dystopie
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