Éphémère Forever ; Menm Vye Tintin ; Imaginary Archives

Kaysie Hawke
Éphémère Forever : 20 ans de la Fonderie Darling
Quartier éphémère, Montréal, 2022, 254 p.

Stanley Février : Menm Vye Tintin
Musée d’art contemporain des Laurentides & Musée national des beaux-arts du Québec, Québec, 2022, 128 p.

Imaginary Archives
K. Verlag, Berlin, 2022, coffret
Éphémère Forever : 20 ans de la Fonderie Darling
Quartier éphémère, Montréal, 2022, 254 p.

Stanley Février : Menm Vye Tintin
Musée d’art contemporain des Laurentides & Musée national des beaux-arts du Québec, Québec, 2022, 128 p.

Imaginary Archives
K. Verlag, Berlin, 2022, coffret

Éphémère Forever : 20 ans de la Fonderie Darling

Caroline Andrieux, Mathieu Beauséjour & Vincent Bonin

Pour célébrer les 20 ans de la Fonderie Darling, Quartier Éphémère coordonne la publication d’Éphémère Forever, laquelle souligne l’unicité de ce lieu artistique sur la scène culturelle montréalaise et le renouvèlement constant qu’apporte sa fondatrice, Caroline Andrieux. Rassemblant des textes de cette dernière ainsi que de Mathieu Beauséjour et de Vincent Bonin, l’ouvrage comprend également des photographies d’archives des évènements et des expositions qui ont jalonné l’existence de l’établissement. La sélection d’images inclut notamment les « années fondatrices », qui attestent les premières initiatives de Quartier Éphémère avant que ne soit proposé un lieu permanent à l’organisme.

Photo : permission de la Fonderie Darling, Montréal

Que l’on accompagne Andrieux pendant qu’elle se remémore ces années charnières – de son arrivée dans le quartier abandonné du Faubourg des récollets en 1992 à l’exposition inaugurale de la Fonderie Darling, Ultra vide, en 2002 – ou que l’on feuillette les images des installations, des performances et des rencontres qui ont eu lieu depuis, l’effervescence du projet s’impose. Il aura fallu à Quartier Éphémère de nombreuses années et une équipe dévouée pour faire revivre un quartier et un immeuble alors voué à la démolition. Le souci avec lequel on mettra en valeur l’histoire ouvrière du bâtiment Darling Brothers Ltd., notamment en récupérant les archives et autres artéfacts hérités des ancien·nes occupant·es, trouve son équivalent dans l’attention portée à la communauté artistique qui gravitera autour de cet espace.

EphemereForever_Catalogue_FonderieDarling_54
Photo : permission de la Fonderie Darling, Montréal

C’est précisément ce que souligne Vincent Bonin dans son texte De la Darling Brothers Ltd. à la Fonderie Darling, où il entreprend la présentation de projets artistiques mémorables répondant à la spécificité du lieu. Bonin explicite le dialogue repris de projet en projet, d’exposition en exposition, entre les espaces grandioses de l’ancienne usine et les propositions artistiques qui y séjournent temporairement. Sont dépeintes les premières œuvres à avoir occupé l’espace sonore d’un lieu encore désaffecté (tel Le nénuphar d’Andreas Oldörp, 2000), les installations artistiques investissant l’espace atypique de la grande salle (par exemple My Darling de Karilee Fuglem, 2006, ou Nordic Rock de Vikky Alexander, 2020), ainsi que les performances publiques et les babillards abandonnés que se sont réappropriés les artistes invité·es. L’auteur défriche ces projets avec minutie, illustrant les interrelations entre ce lieu désormais emblématique et les projets artistiques qui ont habité ses espaces et ne cessent de les réinvestir.

Stanley Février : Menm Vye Tintin

Nuria Carton de Grammont, Bernard Lamarche & Stéphane Martelly

Lauréat du quatrième Prix en art actuel décerné par le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) en collaboration avec la Fondation RBC, Stanley Février présentait, en 2021-2022, une exposition à deux volets, Menm Vye Tintin. Les vies possibles. Se déroulant en parallèle au MNBAQ et au Musée d’art contemporain des Laurentides, le projet a ensuite pris la forme d’un catalogue d’exposition. L’ouvrage, qui recense des vues d’installation et des travaux récents de l’artiste, propose un regard approfondi sur la démarche singulière de cet ancien travailleur social et les thèmes qui la traversent.

Photo : permission du Musée national des beaux-arts du Québec, Québec

L’expression en créole haïtien « menm vye tintin », traduite dans l’ouvrage par « same old shit » et « même criss’ d’affaire », souligne la nature sempiternelle des problématiques auxquelles se heurte l’artiste tout en exprimant un appel à leur déconstruction. Qu’il s’agisse des actes de violence commis par les organisations policières et gouvernementales, du manque d’inclusion et de diversité dans les collections muséales ou encore de l’aveuglement institutionnel face à la précarité des conditions de travail des artistes – et aux problèmes de santé mentale en découlant –, les performances et les œuvres de Février en révèlent les rouages par leur simplicité et leur concision.

Photo : permission du Musée national des beaux-arts du Québec, Québec

Accompagnant le portfolio de l’artiste, les textes de Nuria Carton de Grammont, de Bernard Lamarche et de Stéphane Martelly illustrent éloquemment ce qui fait la puissance de ses interventions et la capacité de ses œuvres à agir concrètement pour ouvrir de nouvelles potentialités. Les autrices et l’auteur s’attardent, entre autres, à des projets tels que MAC-Invisible (en cours depuis 2019), où le site internet du Musée d’art contemporain de Montréal est reproduit afin de matérialiser une vision artistique et une collection inclusives, ou encore Color of State (2017), performance durant laquelle le public est directement interpelé et invité à outrepasser le contexte muséal en signant un contrat social visant le désarmement citoyen.

Ces actions illustrent le rôle central de la mobilisation sociale dans la pratique de Février, tout autant que la vulnérabilité qu’elle exige de sa part. L’ouvrage permet de relever les différents registres sur lesquels opèrent les œuvres et leur incidence sur les réalités quotidiennes, sociales et culturelles de l’individu comme de la société.

Imaginary Archives

Kiraṇ Kumār, Stefanie Kiwi Menrath & Laurie Young

Publié par la maison d’édition K. Verlag, l’ouvrage collectif Imaginary Archives propose une approche hétéroclite et incarnée des archives en déjouant les forces cohésives de l’archivistique. Les contributions de Kiraṇ Kumār, de Stefanie Kiwi Menrath et de Laurie Young rassemblées dans le boitier, qui relèvent autant de la philologie et de l’ethnographie que de la performance, exigent toutes une participation active du lectorat.

D’abord, l’ethnographe Stefanie Kiwi Menrath s’attarde aux iles fantômes (phantom islands) comme tremplin pour réfléchir à l’élaboration d’une « ethnographie imaginaire » en s’appuyant sur les archives cartographiques. Phénomènes inextricablement liés à l’exploration maritime, ces iles inexistantes émergent sporadiquement dès le début de la cartographie en raison d’erreurs d’observation ou de navigation, ou encore pour alimenter l’intérêt, social comme monétaire, autour des expéditions navales.

Photo : permission de K. Verlag, Berlin

Par leur nature fictive, elles constitueraient, selon l’autrice, des microcosmes où s’articulent ouvertement les stratégies oppressives et exotisantes du colonialisme. Menrath rassemble les fiches d’index de 27 iles fantômes et les descriptions qu’en ont faites leurs « explorateurs » et intervient directement sur les textes, raturant les passages tributaires de l’idéologie colonialiste. Transgressant la préciosité souvent accordée aux documents, ses actions participent de la relecture critique proposée par le concept d’« ethnographie imaginaire », lequel incite à une réappropriation de ces récits afin d’en faire le lieu de nouvelles fictions tout en demeurant à l’écoute de ses propres préjugés.

À cette approche ethnographique des archives s’annexent les 57 cartes postales de Kiraṇ Kumār (Postcards from the Peacock Islands), initialement adressées au philosophe, auteur et poète Édouard Glissant, cartes où sont explorées les richesses de la mythologie, de l’étymologie et du langage pour rendre compte autant des cultures et des cosmogonies qui leur sont rattachées que leur potentiel pour en élaborer de nouvelles. Les réflexions fragmentaires de Kumār, qui s’inscrivent dans l’héritage de Glissant, incarnent un archipel de pensées et d’histoires rhizomatiques aux interrelations productrices de savoirs. Résistant ainsi à la linéarité narrative des archives, Kumār sonde autant les particularités sonores et étymologiques du tamoul que les mythologies indoues et la danse pour proposer des contre-archives personnelles et hybrides que le lecteur ou la lectrice est convié·e à assembler et désassembler, de manière à générer des archives vivantes et composites à l’imaginaire fécond.

Photos : permission de K. Verlag, Berlin

Dans un autre registre, Laurie Young aborde le domaine de la performance en communiquant les réflexions d’un écrivain anonyme autour de la mémoire, de la danse et de la possibilité d’une archive subjective et immatérielle. Reproduisant les missives rédigées par un certain J.J.à l’intention de V., elle propose sept lettres où J.J. s’emploie à élucider les raisons pour lesquelles surgit dans son esprit le fragment d’une performance qu’il a vue par le passé. Au gré de ses divagations sur la nature de la danse, J.J.incarne lui-même le lieu à partir duquel cette performance continuerait de s’activer au fil des remémorations, des recompositions et des déformations inévitables. L’écrivain dessine les contours de cette archive perpétuellement reconstituée par le public avec simplicité et générosité, valorisant l’expérience plutôt que l’expertise. Avec ces lettres, Young invite le lecteur ou la lectrice à poursuivre les mouvements esquissés par J.J. en combinant aléatoirement des cartons inclus dans le boitier. Chacun comporte un terme à partir duquel on peut se remémorer une pièce, en faire l’expérience autrement. Interrogeant tour à tour le rôle des archives, ces approches soulignent la facilité avec laquelle celles-ci peuvent servir à sédimenter l’hégémonie des discours qu’elles sous-tendent et leur apparente neutralité. Par des propositions critiques et ludiques, Imaginary Archives élabore des pratiques archivistiques qui permettent d’inclure des perspectives divergentes ainsi que l’expérience subjective et sensible de l’individu.

Titulaire d’une maitrise en esthétique et philosophie de l’art de l’Université Paris-Sorbonne, Kaysie Hawke est une travailleuse culturelle basée à Montréal. Elle s’intéresse aux rencontres entre l’environnement, la philosophie et l’art actuel.

Suggestions de lecture