Derek Sullivan – Dominique Pétrin. Galerie Antoine Ertaskiran

Dominique Sirois-Rouleau
Galerie Antoine Ertaskiran
Du 5 avril au 6 mai 2017
Dominique Pétrin I just wished Martha Stewart was here to tell me to chill down, like real down, vue d’exposition, Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal, 2017.
Photo : © Dominique Pétrin, permission de la Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal
Galerie Antoine Ertaskiran
Du 5 avril au 6 mai 2017

Derek Sullivan
Several Things Happening at the Same Time

Dominique Pétrin

I just wish Martha Stewart was here to tell me to chill down, like real down

Quelques mois après On Filling In (Susan Hobbs Gallery, 2016) qui explorait les propriétés physiques et conceptuelles du livre, Derek Sullivan poursuit sa recherche à la Galerie Antoine Ertaskiran en approfondissant plus spécifiquement le rôle du dessin à travers trois séries d’œuvres.

En cours depuis 2005, la série Poster Drawing rassemble ici les propositions les plus récentes et s’impose comme corpus principal de Several Things Happening at the Same Time. Les dessins au crayon de couleur reprennent le format type des affiches publicitaires, en remplaçant l’information flamboyante par le trait saccadé et la palette plutôt délicate de Sullivan. L’artiste déplace les codes de la réclame et de la culture populaire vers l’illustration pure. La surface sert une gestuelle systématique quoiqu’imprécise qui permet un certain flou notamment autour des représentations plus figuratives. Ainsi, même lorsque les compositions sont classiques ou naturalistes, ce trait naïf préserve une distance ludique. Les représentations de L’Homme d’Alexander Calder, d’une femme contemplant une sculpture ou même des tickets de métro parisien affirment ainsi leur caractère pictural au-devant de l’information qu’ils diffusent. La série Poster Drawing observe par ailleurs un champ fort diversifié de l’image en croisant des références à l’histoire de l’art avec le design graphique. L’abstraction géométrique trouve un écho manifeste dans les grilles de huit cases que Sullivan emprunte au monde de l’édition. Les systèmes de représentation modernistes se confondent alors avec ceux de tests d’impression ou d’études graphiques afin de dégager l’image de ses allégories. Les monochromes de Sullivan traduisent à ce titre une efficace déconstruction de la représentation. Entre le titre et la couleur, ces affiches multiplient les évocations sans transcription picturale et insistent d’autant plus sur le dessin comme valeur unique dans l’œuvre. Les monochromes magnifient les effets de textures autrement dissous dans les compositions géométriques. En fait, elles rendent compte avec acuité du décalage entre le geste méthodique et anonyme de Sullivan et la persistance du corps de l’artiste même dans les propositions les plus impersonnelles. 

Derek Sullivan
#120, The time machine, 2017.
Photo : © Derek Sullivan, permission de la Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal

La série Mirrors s’intéresse aux effets de reflet que l’artiste exalte par un jeu de composition élaboré. La texture du trait revêt dans cette série un sens plus décoratif alors que la réalité se désorganise dans les détails de sa réflexion. Sous le trait de Sullivan, la réverbération et l’éclat du miroir rabattent le reflété sur son reflet. Le réel et son reflet fusionnent en un motif abstrait et singulier qui force à la contemplation. Cette série prend acte du caractère méditatif de l’œuvre de Sullivan qui s’inscrit dans l’observation, l’interprétation et la réduction du monde. National Gallery Catalogue transpose ces processus d’analyse et de simplification picturale en un seul objet, soit le catalogue d’exposition de Donald Judd publié par le Musée national des beaux-arts du Canada en 1975. Étudié, copié et décomposé par l’artiste depuis 2002, l’ouvrage se manifeste par une série de couvertures hypothétiques. Les réflexes modernistes d’amenuisement du sujet s’associent à l’humour conceptuel et au trait typique de Sullivan pour formuler une approche plutôt ingénieuse de la perception. Cette série s’impose comme une rupture de ton dans le cadre de Several Things Happening at the Same Time. À l’instar de #85 Daydreamer (2017), unique collage au cœur de la série Poster Drawing, National Gallery Catalogue marque une brèche dans la facture visuelle qui appelle à investiguer les sens tactiles et cérébraux de l’œuvre de Sullivan. 

Dominique Pétrin présente, dans la seconde salle de la galerie, l’installation I just wish Martha Stewart was here to tell me to chill down, like real down qui fait aussi office d’introduction à son exposition individuelle prévue pour septembre 2017. Après la chambre à coucher produite pour le projet The Walled Off Hotel (Bethléem, 2017) de Banksy, Pétrin passe au salon et met en scène un espace généré par un algorithme inspiré des réseaux sociaux. À l’image des installations immersives qui ont fait sa renommée, l’espace est entièrement investi par l’artiste. Elle joue et abuse de la récurrence des motifs et des contrastes de couleur afin de faire osciller l’hallucination méditative et la menace épileptique. Le damier, les ornements aztèques et les références à la culture internet s’alternent et recouvrent l’espace puis récidivent dans les collages encadrés. Tels des mises en abyme de l’installation, ces cadres sont aussi des condensés de la réflexion de Pétrin sur le concept du bonheur. 

Dominique Pétrin
What would be our future together if there is any?, 2016.
Photo : © Dominique Pétrin, permission de la Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal

Le salon s’impose en fait comme cadre thématique parfait pour observer les clichés et les conventions du bien-être. Antre confortable destiné à la détente et au loisir, le salon convoque un certain cérémonial traduit par un ensemble de signes allant du feu de foyer au réconfortant café jusqu’au guide de yoga illustré. Les pilules représentées en frise, Xanax, Prozac et Viagra, portent cependant une ombre au contentement. Comme l’extincteur près du foyer ou la tasse qui rappelle que Shit Happens, elles évoquent les revers de la félicité, l’angoisse de la quête ou de la perte du bonheur. L’accumulation festive d’éléments révèle en somme le caractère générique non seulement du plaisir, mais aussi de la détresse. Le bonheur et l’anxiété s’amalgament dans l’artifice. Banalisés en une série de symboles, les sentiments se résument alors à des mots clés. Largement diffusé et répété sur les réseaux sociaux, le #bonheur se réduit à une série de consignes insignifiantes qui masquent le désarroi. 

L’installation de Pétrin extrait de la sur-sollicitation visuelle le protocole du bonheur comme un jeu de surenchère et de faux-semblant. Sous ses allures allègres, l’œuvre conduit à des fins affligeantes et évoque en ce sens les recherches dirigées par le Happiness Research Institute qui concluaient que le bonheur décroit à l’usage des médias sociaux.

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