Adam Kinner, AU-DEHORS, Artexte

Florence-Agathe Dubé-Moreau
Artexte, Montréal
Du 18 janvier au 10 mars 2018
Adam Kinner, AU DEHORS, vue d'exposition, Artexte, Montréal, 2018.
Photo : Guy L’Heureux
Artexte, Montréal
Du 18 janvier au 10 mars 2018
Existe-t-il une méthodologie chorégraphique de l’exposition ? Voilà la question qui m’anime en quittant AU-DEHORS | Performer le souverain et l’étranger à la frontière du Québec, proposition expographique complexe et protéiforme réalisée par Adam Kinner chez Artexte.

Le projet découle de la résidence de recherche qu’y a menée l’artiste à l’hiver 2017. Il s’était alors intéressé aux thèmes de l’extériorité et de l’exil, qu’il transpose maintenant dans la petite galerie de manière subtile et avec une économie de moyens. Ces thèmes semblent servir de tremplin à Kinner pour investir l’idée de contours, ceux relatifs aux corps et aux territoires, comme nous l’intime son titre, mais peut-être aussi ceux des disciplines artistiques de même que ceux de l’exposition, en tant qu’espace et concept. Il assemble des œuvres d’artistes invité.e.s, des documents d’archives et des collaborations qui nous amènent à envisager de manière plus vaste les notions d’intérieur et d’extérieur, ou simplement à invalider leur dualité.

En substrat de ces préoccupations identitaires, tout dans la galerie parait nous ramener au chorégraphique – nous y sentons l’influence du parcours interdisciplinaire de Kinner depuis une formation en musique vers une pratique au croisement des arts visuels et de la danse. Par-delà l’ambitieux programme thématique qu’il souhaite approfondir, l’arrangement spatial des expôts et leur nature révèleraient un faire exposition hybridé à même les modes de présentation esthétiques de la danse et ses stratégies discursives. Ce que je propose, ce n’est pas tant une analyse de l’exposition ou des intentions de Kinner qu’une réflexion théorique ouverte sur les moyens et les potentialités du commissariat et du chorégraphique.

D’abord, la relation réflexive aux espaces matériels et immatériels que déploie Kinner dénote une forte connexion avec le performatif. La projection au mur Collection/Lights (2018) provoque une interconnexion entre l’intérieur du centre de documentation, en filmant le ballet mécanisé de ses étagères hydrauliques par exemple, et l’extérieur de l’architecture de l’édifice 2-22, en montrant le défilement publicitaire de ses bandeaux à DEL. D’une manière différente, les studios de danse voisins, que Kinner épie depuis la salle de lecture d’Artexte dans cette même œuvre, et la scène frontale du théâtre, qu’Althea Thauberger présente dans sa documentation de performance Msaskok (2012), font entrer dans la galerie des espaces et des temporalités propres à la danse. Kinner place aussi son propre corps en interaction avec l’environnement urbain dans sa réactualisation de Promenade entre le Musée d’art contemporain et le Musée des beaux-arts de Montréal (1971), de la peintre et chorégraphe Françoise Sullivan, par un jogging entre la galerie Leonard & Bina Ellen, la SBC galerie d’art contemporain et le centre VOX, auquel il donne accès au moyen d’une œuvre sonore enregistrée pendant son trajet.

Le son constitue ainsi une autre partie intégrante de cette relation au chorégraphique ; il emplit l’espace et, tout à la fois, est trace et amorce de certaines œuvres, comme dans la réflexion croisée sur la souveraineté et l’immigration où Kinner a fait prononcer un discours de René Lévesque par des camarades de son cours de français pour ensuite transcrire en musique l’intonation de leur lecture. Dans la galerie, un casque d’écoute donne accès à la piste audio et, au mur, six feuilles de notation avec portées et paroles traduisent visuellement l’équivalence musicale de leur élocution. Mais plus encore, la composante sonore active la présentation, la met en mouvement. Parce que le son ambiant de l’exposition est celui capté aux abords du 2-22, il en révèle la périphérie – le non inclus, le non artistique –, faisant entrer l’en-dehors en dedans et marquant diverses temporalités. Cette dimension musicale, appuyée par les partitions affichées, semble agir comme un liant entre les œuvres en accompagnant les publics dans leur expérience de la visite. Les performances de Devin Brahja Waldman, d’Aisha Sasha John et de Jacob Wren présentées au cours de l’exposition consolident la ligne qu’esquisserait Kinner entre son et corporalité.

Les méthodologies des arts visuels et de la danse entrent finalement en collision par l’entremise de deux versions annotées de l’essai Dance into Performance (1989) de Denis Lessard, montré à plat sur une console en bois au centre de la galerie. Un peu à l’écart, une vitrine présente aussi divers documents de la collection d’Artexte, dont des écrits de la critique de danse Laurence Louppe qui seraient l’amorce de l’exposition, comme l’indique Kinner dans l’opuscule. L’inclusion du texte et de la théorie (et du travail de la pensée rendu visible par les notes et ratures de la réécriture de Lessard) proposés comme objets ajoute encore de nouveaux signifiants au vaste réseau de créateurs et créatrices, de disciplines, de médiums et d’informations que réunit Kinner. Ce dernier élément renforce mon impression d’être soumise à une situation chorégraphique, ou du moins à un exercice de réflexion sur l’ontologie du chorégraphique dans son lien avec les arts, mais aussi avec le monde. Si la relation entre les œuvres et le thème peut sembler éloignée par moment ou éclectique de l’une à l’autre, il m’apparait que c’est peut-être l’extériorité de la danse elle-même qui est mise en scène et sondée ici – au-dehors même de ce que le geste dansé ou le corps dansant peut donner à voir.

On pense tout de suite aux travaux d’une des collaboratrices régulières de Kinner, la chercheuse Noémie Solomon, qui s’intéresse notamment aux pratiques d’extériorité en danse observables depuis les années 2000 (1). La danse libérée des contours de la technique et du spectacle par les approches postmodernes et contemporaines à partir des années 1960 s’élancerait maintenant vers un champ encore plus large – et permettrait même d’imaginer que les implications du chorégraphique puissent exister de manière autonome, qu’elles puissent déployer leur agentivité à l’extérieur des codes et des méthodologies du geste ou de la scène. À cela s’ajoutent les chevauchements, de plus en plus fréquents dans les dernières années, de la danse et des arts visuels, dont la fusion interdisciplinaire provoque simultanément l’assemblage de corps, de situations et d’espaces, mais aussi de choses, d’idées et de théories qui font émerger des formes et des discours inédits.

Ainsi, il se révèlerait fécond d’envisager AU-DEHORS, non pas comme une conclusion, mais comme une recherche ouverte qui, sous le mode de la constellation, invite à (re)penser la conjugaison des enjeux politiques, des processus performatifs et des traits chorégraphiques à l’intérieur et à l’extérieur de la galerie. C’est précisément en se tenant sur la frontière entre commissariat et chorégraphie que Kinner libèrerait les potentialités des deux langages.

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