Circulation et contradiction dans Furnishing Positions d’Adrian Blackwell

Michael DiRisio
Adrian Blackwell, Furnishing Positions (Configuration 2) , 2014, vues d’installation, Blackwood Gallery, Mississauga.
Photos : Adrian Blackwell, permission de l'artiste & Blackwood Gallery
La circulation suppose un mouvement, une action. L’action toutefois est rarement directe, puisque la circulation agit simultanément dans et entre les réseaux – comme quand on dit d’un journal qu’il « circule ». Les œuvres récentes d’Adrian Blackwell soulignent cet aspect de la circulation et le problématisent, tout en reconstruisant l’exposition comme une manière de dialogue ou d’échange, aussi asymétrique soit-il. Car telle est la nature de la circulation ; elle n’est ni symétrique ni équilibrée, mais tordue, emmêlée dans des nœuds et des contradictions. De la même façon, une exposition n’est jamais ouverte à tous également ; le degré d’engagement qu’elle suscite est influencé par à peu près tout, du niveau d’éducation au temps dont on dispose, et plus globalement par le fossé qui ne cesse de s’élargir entre les classes sociales. S’il est vrai que l’exposition s’ouvre davantage à mesure que les méthodes de distribution numériques et imprimées repoussent les limites imposées par les contraintes spatiales, il reste que les outils technologiques et la littératie sont toujours aussi nécessaires, sans compter l’accessibilité, qui est souvent limitée.

Cette asymétrie, ces contradictions rendent le projet de Blackwell intitulé Furnishing Positions (2014) particulièrement adéquat à l’examen de la notion de circulation. Furnishing Positions se déploie en trois parties, dont chacune demande au spectateur ou participant un degré d’engagement différent. Le projet comprend la construction d’une vaste structure modulaire en amphithéâtre, l’impression d’un journal grand format s’intéressant aux diverses dimensions de l’espace public, ainsi qu’un ensemble de conversations s’étant déroulées dans les locaux de la galerie. Ces trois niveaux de fonctionnement font de l’œuvre une contradiction, dans la mesure où elle est à la fois un corpus écrit, clos, et une conversation vivante et participative. La structure bâtie sert de socle à ces deux formes et, pendant la durée de l’exposition, elle était ouverte aux groupes, scolaires ou autres, ce qui permettait d’accroitre encore les possibilités d’activation.

L’œuvre elle-même semble se déplacer à travers la galerie. En effet, la structure circulaire des sièges s’étend sur une grande partie du sol et les feuilles du journal recouvrent graduellement l’un des murs, au fur et à mesure de chaque nouveau tirage. La disposition particulière des sièges poursuit un usage de la forme et des matériaux présents dans les œuvres antérieures de Blackwell, notamment dans Model for Public Space (2000, 2006) et Circles Describing Spheres (2014), dans lesquelles il encourageait le dialogue en invitant les visiteurs à s’assoir les uns en face des autres. Ce fonctionnement contraste avec celui de nombreux lieux publics actuels, où les échanges, pour être souvent inévitables, n’en sont pas moins limités, ceux-là ayant été construits de façon à réduire ceux-ci au maximum. Au contraire, Blackwell place l’échange au cœur de ses œuvres en s’arrangeant pour qu’il soit presque impossible de s’assoir seul.

En créant Furnishing Positions, Blackwell a cherché à explorer les dimensions sociales et politiques de l’espace public en mettant l’accent sur l’espace en tant que paradoxe. Il écrit : « … ce n’est pas que l’espace public aujourd’hui soit contradictoire, mais plutôt que les lieux de l’autorité publique et de l’économie privée le sont, eux, et que l’espace public est le produit d’une tension spatiale et matérielle qui met leurs contradictions en lumière.1 1 - Adrian Blackwell, « Six Paradoxes of Public Space », Furnishing Positions, no 00 (1er ­septembre 2014). [Trad. libre] » Il souligne l’importance de ces deux facteurs – l’autorité publique en tant que prolongement de l’État-nation, et l’économie privée en tant que lieu de marché – dans la construction de tout espace public. Bien que les deux domaines soient partiellement antagoniques, Blackwell soutient qu’ils sont engagés simultanément dans le même projet d’expansion capitaliste. « Ces deux formes d’enfermement – l’un par le marché, l’autre par l’État – paraissent opposées, mais elles fonctionnent comme des dimensions complémentaires du néolibéralisme, qui cherche perpétuellement à ouvrir des marchés tout en accentuant les écarts socio­économiques2 2 - Ibid.. » L’œuvre présente une tension similaire, si l’on considère que l’exposition n’existe pas en tant que forme figée, mais en tant que support, à la fois ouverte à l’engagement et à l’interaction et pourtant enfermée dans l’espace d’une galerie que tous n’abordent pas de la même façon.

Adrian Blackwell
Furnishing Positions (Configuration 6 & 1), 2014, vue d’installation, Blackwood Gallery, Mississauga.
Photo : Toni Hafkenscheid, permission de l’artiste & Blackwood Gallery

Dialogue et médias numériques

Cette ouverture intensive peut cependant avoir son utilité, même pour ceux qu’elle cherche à exploiter, dans la mesure où les avancées des moyens de communication permettent à l’information de circuler comme jamais. Selon la théoricienne de la politique Silvia Federici, qui s’est intéressée à l’ironie de cette ouverture, s’il est vrai que les nouvelles enceintes piègent toujours davantage de propriétés et de relations, elles produisent en même temps « de nouvelles formes de coopération sociale » grâce aux nouvelles technologies3 3 - Silvia Federici, Revolution at Point Zero: Housework, Reproduction, and Feminist Struggle, Oakland, PM Press, 2012, p. 139. [Trad. libre]. C’est un thème repris dans le troisième numéro du journal Furnishing Positions, dans lequel Greig De Peuter explore la relation entre les dimensions physiques et numériques de l’espace public contemporain. Il affirme que l’essor des réseaux numériques favorise un plus grand degré d’organisation et de mobilisation qu’avant, étant donné l’absence de contraintes spatiales qui caractérise les médias numériques.

Adrian Blackwell
(de haut en bas) Furnishing Positions (Configurations 5, 3), 2014, vues d’installation, Blackwood Gallery, Mississauga.
Photos : Adrian Blackwell, permission de l’artiste & Blackwood Gallery

Mais De Peuter nous prévient dans le même souffle que tout en facilitant l’organisation, ces nouveaux médias ouvrent également les lieux publics à de nouvelles formes de travail. Il affirme que « les portables, les tablettes, les téléphones intelligents, les textos, la connectivité omniprésente et Internet désormais mobile figurent parmi les ressources numériques qui meublent l’espace public et le transforment en décor pour la performance diffuse du travail médiatisé4 4 - Greig de Peuter, « Public Space as Workspace », Furnishing Positions, no 03 (13 octobre 2014). [Trad. libre] ». Les parcs et les cafés deviennent des lieux de plus en plus communément associés au travail plutôt qu’aux loisirs ou aux conversations décontractées. Bien que les syndicats puissent trouver ces médias particulièrement utiles en contexte de désolidarisation de la main-d’œuvre et de diminution marquée de leurs effectifs partout en Amérique du Nord, ils n’en constituent pas moins un désavantage pour les travailleurs. Cela se voit très clairement dans le domaine du travail créatif, où la dissolution de la frontière entre travail et loisir est la plus manifeste. Federici modère elle aussi son optimisme quand elle déplore l’impact environnemental et social, souvent ignoré, qui découle de la production de ces technologies – que l’on pense par exemple au forage de mines ou à l’extraction de métaux des terres rares. Mais elle demeure globalement positive, réclamant, comme De Peuter, l’emploi généralisé des nouveaux médias à des fins anticapitalistes, même si les moyens d’une telle résistance restent enchâssés dans le système.

Federici et De Peuter s’accordent aussi à penser qu’il ne doit pas y avoir de hiérarchie entre les médias physiques et numériques. Il devient clair en effet que les moyens d’expression numériques ne vont pas remplacer les formes de communication et d’échange existantes, mais plutôt s’y entrelacer, comme l’illustre la combinaison de supports présents dans Furnishing Positions. Les différents numéros du journal constituent déjà des constructions relativement complexes, Blackwell ayant chargé six écrivains et six artistes de répondre à une série de questions portant sur l’espace public. Chaque journal présente un côté couvert d’écriture et l’autre, du projet apparenté d’un artiste ; la série est épinglée au mur de la galerie à mesure qu’elle se construit, et des exemplaires sont à la disposition des visiteurs qui souhaitent les emporter. La première fois que j’ai visité l’exposition, j’ai pris place sur la structure à côté de la personne qui m’accompagnait, nous avons échangé quelques mots au sujet de l’œuvre puis nous sommes mis à lire chacun notre exemplaire du journal. Un jeune homme est entré dans la galerie, en a fait le tour rapidement et est ressorti. À un moment, en consultant mon téléphone pour trouver davantage de renseignements sur l’exposition, j’ai découvert que j’avais accès au format PDF du journal sur le site web de la galerie Blackwood. Il devenait clair que l’engagement suscité par le projet n’était pas absolu, mais qu’il s’offrait par degrés, et que le visiteur ordinaire allait sans doute interagir de diverses façons, possiblement simultanées, avec l’œuvre.

Adrian Blackwell
(de haut en bas) Model for a Public Space [speaker], 2008, vues d’installation The Art Gallery of Mississauga.
Photos : Adrian Blackwell, permission de l’artiste

Bien que le dialogue soit un thème central de Furnishing Positions, la galerie était étonnamment silencieuse. Cela dit, c’est un constat qui s’applique à de nombreux moyens d’expression, anciens ou récents : quand l’imprimerie s’est répandue, la lecture a fait l’objet de critiques ; on disait qu’elle encourageait le repli sur soi et nuisait au sentiment d’appartenance, tout comme on le dit aujourd’hui des téléphones portables. Cela ne signifie pas que l’exposition excluait le dialogue, car les journaux mettaient en valeur, au contraire, le dialogue entre les artistes et les écrivains collaborateurs, et de même, la circulation de ces publications favorisait de futures conversations. Le côté écrit des journaux était censé répondre au projet imprimé au verso, tandis que chaque nouveau numéro réagissait aux thèmes soulevés dans les précédents. Ce dialogue collectif était ensuite offert à la réflexion des visiteurs, et il est évident que les provocations et paradoxes énoncés étaient destinés à encourager la conversation entre ceux-ci. Mais aussi ouvert qu’il puisse paraitre, ce dialogue demeurait exclusif à de nombreux égards ; il ne s’agit pas ici d’une critique de l’exposition, mais bien de la réalité générale des expositions socialement engagées. Cette situation est compliquée encore par la circulation subséquente de la documentation, des catalogues ou des périodiques qui abordent le travail artistique socialement engagé, et dans lesquels l’œuvre se retrouve muselée, figée. Quand l’exposition se fait elle-même support – de dialogue, de participation, etc. –, elle ne peut éviter les écueils que connaissent les autres moyens d’expression, marqués par l’asymétrie souvent inévitable de leur circulation.

Puissance et production

Cette asymétrie concourt habituellement à un déséquilibre entre ceux qui ont le pouvoir d’agir et ceux qui ne l’ont pas. Tandis que certaines œuvres antérieures de Blackwell cherchaient à inverser cette relation de pouvoir – comme PublicWater Closet (1998), qui dotait des toilettes publiques destinées aux itinérants d’une glace sans tain, afin qu’ils puissent de l’intérieur regarder les passants plutôt qu’être regardés –, Furnishing Positions la problématise. Même si certains de ses éléments peuvent sembler avoir conservé une limite claire entre la production et la réception, comme le suggère l’installation sculpturale, les éléments qui supposaient la circulation et une conversation laissaient voir le début d’une dissolution de cette limite. Dans la mesure où la sculpture était également le véhicule, le socle des échanges, elle demeurait incomplète à titre d’œuvre jusqu’à ce qu’un échange se produise effectivement.

Will Straw, dans son essai intitulé The Circulatory Turn, est d’avis que cette dissolution s’applique à la circulation en général. Il affirme que « la circulation n’est pas qu’un troisième niveau d’analyse (comme la “distribution” dans les industries de la culture) ; elle désigne le point d’effondrement de la production et de la réception en tant que moments signifiants5 5 - Will Straw, « The Circulatory Turn », dans Barbara Crow, Michael Longford et Kim Sawchuk (dir.), The Wireless Spectrum: The Politics, Practices and Poetics of Mobile Media, Toronto, University of Toronto Press, 2010, p. 25. [Trad. libre] ». Dans ce sens étendu, la notion de circulation sert utilement la réflexion sur les expositions participatives ou socialement engagées, alors que les discussions sur les producteurs et ce qu’ils produisent ratent souvent la cible. Selon Straw, bien que la théorie de l’art et les études culturelles accordent de plus en plus d’attention au concept de circulation, nous demeurons retranchés dans une forme d’analyse qui s’articule essentiellement sur la relation entre producteur et récepteur. Il soutient que nous devrions plutôt envisager d’étudier les « matrices d’interconnexion6 6 - Ibid., p. 23. » ou les réseaux qui se développent entre les œuvres.

Adrian Blackwell
Public Water Closet, 1998,
présentée dans l’exposition off/site, Mercer Union, Toronto.
Photos : Adrian Blackwell, permission de l’artiste

L’importance accordée par Blackwell au dialogue et à la conversation correspond tout à fait à cette conception des choses. Il en va de même de son intérêt pour la contradiction, bien que cela ne soit pas immédiatement perceptible. Le mot contredire est formé du préfixe contra, contraire, et du verbe dicere, dire. La contradiction est habituellement comprise comme étant l’infirmation d’une assertion. Mais il arrive qu’il soit plus productif de laisser deux assertions coexister dans leur opposition. La construction du paradoxe le prouve : ni vrai ni faux, il représente nécessairement une opposition. On s’intéresse au paradoxe non pas pour découvrir un fait ou une fiction, mais pour s’ouvrir à une exploration nuancée de systèmes et de construits complexes. C’est pourquoi le paradoxe convient à l’examen de l’espace public, qu’il s’agisse d’un lieu d’exposition, d’une rue ou d’un parc. Sociaux par nature, ces lieux sont de ce fait complexes, désordonnés, variés et conflictuels, à l’image des individus et des communautés qui les construisent.

Adrian Blackwell, Michael DiRisio
Cet article parait également dans le numéro 84 - Expositions
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