Tête à tête avec Pierre Dorion

L’année 2023 marque les 40 ans de carrière de Pierre Dorion. Conversation avec le peintre, dans son atelier : ses impressions et observations sur le chemin parcouru, l’ensemble de son &oelig;uvre. Ceux et celles qui le connaissent auront le bonheur d’en apprendre davantage à son sujet ; quant aux autres, ils et elles auront le plaisir de le découvrir. Philippe Bourdeau Et si on commençait par le début ? En 1983, vous avez réalisé votre première exposition, intitulée Peintures/Paintings, au 3883, rue Clark, en collaboration avec Claude Simard. Vous aviez 24 ans. J’aimerais que vous me parliez de la genèse de ce projet et de là où il vous a mené. Pierre Dorion Le projet était l’idée de Claude, un ami rencontré à l’université. Il avait réalisé une première installation de ce genre à Provincetown, aux États-Unis, avec James Hansen, un artiste qu’il avait connu là-bas. Cette année-là, au cours de l’été, j’étais allé lui rendre visite et il m’avait proposé de refaire l’exercice dans un appartement à Montréal. C’est ainsi que ce projet a pris forme. L’idée était de recouvrir les murs et les plafonds du lieu, qui était dans un état plutôt délabré, et de peindre sur ces surfaces simultanément, en tandem. De cette façon, on brouillait nos identités et nos factures picturales au profit d’une peinture qui envahissait l’appartement dans un style néo-expressionniste. Notre but était de réaliser quelque chose d’expérimental dans un lieu non traditionnel. C’était en partie par nécessité : étant de jeunes artistes inconnus et n’ayant, pour ma part, jamais exposé, cette solution s’imposait. Pierre DorionPeintures/Paintings, vue d’exposition, 3883, rue Clark, Montréal, 1983. Photo : Pierre Dorion Après cette exposition avec Claude, j’ai eu envie de poursuivre l’exercice en solo et l’invitation de Marie-France Thibault, directrice de la galerie Appart’, dont le mandat était de présenter des installations in situ, m’en a offert la possibilité. J’étais seul, cette fois-là, et je désirais explorer l’histoire de la peinture en créant un environnement qui évoquait l’atelier d’un artiste fictif. Les images qui renvoyaient à l’histoire de la peinture y abondaient. Ensuite, j’ai été invité à faire deux autres installations semblables. René Blouin, qui suivait mon travail depuis Peintures/Paintings, m’avait demandé d’en réaliser une dans le cadre d’Aurora borealis, une exposition de groupe organisée par le Centre international d’art contemporain de Montréal. Il songeait alors à ouvrir une galerie, et c’est à ce moment-là qu’il m’a proposé de représenter mon travail. PB L’influence majeure sur votre pratique ? PD Les artistes historiques ont eu un grand impact au début de ma pratique. Le plus important est sans nul doute Caspar David Friedrich, dont j’ai découvert le travail lorsque j’avais 16 ans. À l’époque, je n’avais aucune connaissance de ce genre de peinture, qui me fascine encore aujourd’hui. En lisant un texte assez court sur sa pratique dans une monographie, une chose avait retenu mon attention : il se disait sceptique de la virtuosité technique et qu’il fallait garder une certaine distance avec la somptuosité de la peinture. C’est une approche qui a marqué mon travail et qui m’habite encore aujourd’hui. En 2006, j’ai visité une exposition d’envergure de Friedrich à la Kunsthalle d’Hambourg. À&ensp;mon retour, ma pratique a été considérablement nourrie par cette expérience. Son usage de la couleur, de la lumière et d’une certaine atmosphère mélancolique, laquelle est d’ailleurs sous-jacente dans mon travail depuis le début, a beaucoup influencé ma peinture. PB En mars 2022, il y avait d’accroché au mur de votre atelier deux versions de l’&oelig;uvre Porta Latina que vous avez présentées dans l’expo-sition A Roman Anthology chez Birch Contemporary, à Toronto. Un des tableaux a été réalisé en 1993 et l’autre, en 2022. Comment expliquez-vous cette reprise d’une &oelig;uvre antérieure ? Pierre DorionPorta Latina, 71 × 56 cm, 1993.Photo : Pierre Charrier, permission de l’artiste Pierre DorionPorta Latina (version), 71 × 56 cm, 2022.Photo : Pierre Charrier, permission de l’artiste PD Porta Latina est le premier tableau que j’ai fait à partir d’un instantané photographique pris durant un voyage. À ce jour, je travaille toujours de cette manière, soit à partir de photos prises principalement durant mes déplacements. Ce n’est pas inintéressant de refaire un tableau. Dans les rares occasions où je me suis plié à cet exercice, j’ai travaillé à même l’&oelig;uvre originale, mais aussi en consultant l’image source. Le résultat demeure donc fidèle à la composition du début, mais il y a des modifications quant au rendu pictural, puisque ma manière de travailler a changé. C’est aussi un travail de mémoire qui va dans plusieurs directions. C’est une expérience fascinante, parce que tu revisites tes souvenirs de multiples façons. Il y a la réminiscence d’avoir peint ce tableau, mais aussi celle du lieu et du moment où j’avais pris la photo. Comme Porta Latina était le tout premier tableau réalisé à l’aide d’une photo que j’avais prise – un tableau laboratoire, en quelque sorte –, je m’étais toujours dit qu’il serait intéressant de le refaire un jour. Quand j’ai été invité à participer à cette exposition à Toronto l’été dernier, cela m’a donné l’occasion de le reprendre. J’y pensais depuis plus de 15 ans. À l’époque, j’avais essayé de considérer tout le paysage au travers de cette photo, qui était de très mauvaise qualité. Il y avait une superposition de l’image sur le négatif qui faisait en sorte que l’image était beaucoup plus claire dans le haut qu’elle ne l’était au bas. J’avais essayé de m’en sortir à l’aide d’emprunts à des styles de peinture moderne, notamment les nabis. Trente ans plus tard, je désirais respecter davantage l’image source, mais c’était très difficile de la retravailler de cette manière, en raison de l’information incomplète. J’ai dû consulter Google Maps, mais cela a compliqué davantage la situation… J’étais curieux de revoir cet endroit que j’avais découvert lors d’un séjour à Rome en 1991. Quand j’y suis retourné l’été dernier, j’ai eu un choc. Il y avait un tel écart entre le lieu réel et celui représenté dans mes tableaux… les méandres de la mémoire, même à l’aide de la photographie, m’avaient joué un tour ! Vue d'atelier de l'artistePhoto : William Bobby Sabourin PB Quel est votre rapport à l’atelier ? Quel est son rôle, sa signification ? PD Ce que j’aime de mon atelier, c’est la possibilité de vivre et de travailler étroitement dans un même endroit. Chez moi, les espaces « domicile » et « travail » ont été aménagés de façon distincte, sur des étages différents. Dans mon premier atelier, sur la rue Atateken, les espaces de vie et de travail étaient au même niveau. Cet atelier a été très important pour moi, j’y ai fait mon apprentissage de la peinture… Il m’arrivait fréquemment de rêver à cet endroit avant de trouver celui que j’occupe maintenant. PB A-t-il un impact sur votre &oelig;uvre ? PD Depuis que j’ai commencé à&ensp;travailler dans cet espace, il y a déjà 20 ans, un changement s’est produit dans mon travail. Cela est dû, non seulement à la qualité de la lumière dans l’atelier, mais aussi au fait que ce lieu a été conçu pour moi. J’&oelig;uvre dorénavant dans un endroit qui m’inspire à donner dans mes tableaux plus de place à la lumière et à la couleur, lesquelles, je crois, sont et demeurent les bases de la peinture. Vue d'atelier de l'artistePhoto : William Bobby Sabourin PB En plus de votre pratique artistique, vous avez aussi été invité à réaliser des projets commissariaux. Parlez-moi du projet Carte grise, que vous avez fait pour Dazibao ? PD Les projets de commissariat où j’ai été appelé à concevoir des projets d’expositions ont toujours été les reflets de préoccupations présentes dans mon travail. Lorsque j’ai conçu le projet pour Dazibao, je prônais alors, dans l’approche picturale des images photographiques que j’uti-lisais, une forme d’épuration, de dépouillement, d’austérité. Mon travail traitait de l’effacement et de la simplification formelle de l’image. Dans ce projet, des &oelig;uvres héliographiques d’Édouard Baldus, photographe français du 19e siècle qui retouchait beaucoup ses images, côtoyaient les paysages urbains de Robin Collyer, qui effaçait les inscriptions dans ceux-ci pour obtenir des images mystérieuses où le minimalisme, entre autres, était évoqué. Guy Pellerin, quant à lui, réalisait des tableaux monochromes à partir de photos qu’il prenait de différents lieux, en y isolant une couleur. PB Votre travail est lié à la rencontre de la photographie avec la peinture. En parallèle, dans la série Projet Y, vous semblez vous éloigner de la représentation d’un lieu pour emprunter une gestuelle plus assumée, loin de l’aspect immaculé de vos &oelig;uvres. Comment en êtes-vous venu à cette approche ? PD Par pur hasard. En 2017, lorsque je me suis rendu pour la première fois à Projet Y, lieu de résidence d’artiste situé dans la nature, j’avais apporté certains matériaux, des châssis, du papier, mais j’ignorais ce que j’allais en faire. Je faisais des dégradés sur de vieilles planches de bois et en nettoyant mes pinceaux sur du papier, je me suis attardé aux marques que cela laissait à la surface. J’avais toujours eu envie d’explorer le geste dans ma peinture. J’ai donc commencé à travailler à partir de ce résultat, en utilisant la même énergie, mais de façon mécanique, sans vraiment réfléchir, probablement sous l’influence de la proximité de la nature. Pierre DorionProjet Y #8, 30,48 x 25,4 cm, 2020.Photo : Richard-Max Tremblay, permission de l’artiste C’était comme une forme d’automatisme qui me rappelle un peu les toiles de certains artistes québécois des années 1950. Je trouvais cela curieux, car je ne m’intéressais pas à cette période dans ma jeunesse. Avec le temps, et de façon soudaine et imprévisible, tu te rapproches parfois de choses qui ne t’interpelaient pas auparavant et qui dorénavant te font vibrer. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé quand j’ai vu la série des tilleuls de Joan Mitchell en 1992. Cela m’a fait voir la peinture abstraite et la gestuelle de ces tableaux d’un tout autre &oelig;il. Curieusement, quand je travaille à Projet Y, je ne ressens pas le désir de créer une image ou d’obtenir une composition donnée. Je m’intéresse plutôt à l’aspect du contrôle : lorsque je contrôle trop, ça ne fonctionne pas nécessairement, et si je me laisse aller complètement, cela peut aussi donner n’importe quoi. Mon travail se limite donc à créer des séries de petits tableaux parallèlement à ceux faits à partir de photographies, qui sont formellement fort différents, bien que réalisés à l’aide des mêmes couleurs. PB Avez-vous peur de vous répéter ? PD Je crois, pour ma part, qu’on travaille souvent toute sa vie autour d’une seule obsession. Bien qu’on puisse approfondir des choses, c’est normal qu’il y ait des répétitions ; il faut juste qu’elles en vaillent la peine. Pierre DorionProjet Y #3, 30,48 x 25,4 cm, 2020.Photo : Richard-Max Tremblay, permission de l’artiste PB Comment se sent-on après 40 ans de carrière ? Qu’est-ce qui va suivre ? PD Écoute, c’est une bonne question à laquelle je réfléchis moi-même ces derniers temps. Ce n’est pas que je sois en période de questionnement ou que je me demande ce que je vais faire. Présentement, je suis seulement heureux de pouvoir continuer. Je crois que ce qui suivra ne sera pas radicalement différent ou en complète opposition avec mes &oelig;uvres actuelles, bien que j’essaie quand même parfois d’autres trucs, comme en résidence à Projet Y. En fait, je réalise depuis longtemps de petits tableaux « abstraits » simultanément à ceux que je fais à partir de photographies. D’autre part, paradoxalement, je prends de moins en moins de photos. J’ai accumulé assez d’images qui m’intéressent et qui n’ont pas encore été transformées en peinture. Après 40 ans, j’avoue ne pas craindre ce que l’avenir me réserve. J’ai souvent l’impression que je ne fais que débuter ! J’imagine – et j’espère – qu’il y aura des modifications et des changements. Mais je ne me vois guère commencer à travailler à l’acrylique, à main levée ou avec un nouveau système, par exemple. Mais qui sait ? Peut-être que je m’établirai dans un autre atelier, plus grand, car actuellement, c’est toujours une gymnastique d’en sortir mes tableaux. Quoi qu’il en soit, j’anticipe le tout avec philosophie. L’artiste ne prend pas de retraite. Faire de l’art, ce n’est pas seulement un travail, c’est une vie. Ma peinture, indirectement, reflète ce que je suis et est discrètement façonnée par l’impact de certains épisodes de ma vie, notamment la crise du sida et la perte de mon conjoint à l’époque… Tout ce que j’ai vécu et expérimenté a été filtré, puis distillé dans mon travail, de façon continue, homogène et quasi immobile. Pierre Dorion dans son atelierPhoto : William Bobby Sabourin PB Que diriez-vous au jeune Pierre Dorion ? PD Sans nécessairement faire autrement, il y a des moments où j’aurais peut-être pu prendre plus de risques. Mais à bien y penser, je suis persuadé que je ferais exactement ce que j’ai réalisé jusqu’à présent. La priorité, ce qui compte avant tout, c’est le travail, la volonté de créer. Il faut s’exécuter et le reste va suivre. C’est très optimiste comme approche, mais dans mon cas, c’est de cette manière que cela a fonctionné. Être artiste, cela demande beaucoup de confiance en soi et il faut vraiment que tu y croies, car c’est loin d’être facile. Le conseil que je donnerais aujourd’hui aux jeunes artistes, c’est donc de se rendre à l’atelier et de travailler, de faire leur travail du mieux qu’ils et elles le peuvent et de ne pas trop se soucier de ce qui va suivre. Le commissaire indépendant Philippe Bourdeau vit et travaille à Montréal et à Sudbury. Sensible aux enjeux relatifs à la valorisation et à la démocratisation des pratiques artistiques actuelles, il articule son travail autour de la création d’espaces d’expérimentation, de rencontres et d’échanges. Philippe Bourdeau, Pierre Dorion Philippe Bourdeau, Pierre DorionPhilippe Bourdeau, Pierre Dorion

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