Expérimentation du logiciel par André Greusard.

[In French]

Le web est ni plus ni moins ce que le monde a toujours été : des territoires peu visités et peu amicaux, qui sont graduellement transformés en paysage ­domestique1 1 - Miltos Manetas (trad. libre), « Websites are art of our time », www.manetas.com/txt/websitesare.htm, 2002..

Qui aurait cru que la fameuse technique exercée par le peintre Jackson Pollock allait inspirer les artistes de l’art hypermédiatique ? Si le dripping se caractérise par de grands mouvements corporels dont les traces témoignent de la performance du peintre, sur le web, il devient plutôt une sorte d’exercice d’adresse à manipuler la ­souris. Adieu tabliers, installations laborieuses et grands espaces, c’est devant votre ordinateur que ça se passe ! 

Manetas, un Neenstar 

Miltos Manetas est l’un des pionniers d’un des groupes de Net art les plus actifs présentement : le Neen Art. L’appellation Neen Art vient de la fusion de l’expression « non-art » et du mot screen. Ce mouvement de Net Art regroupe des Neenstars, dont Miltos Maneta qui a rédigé le manifeste dans lequel est souligné l’intérêt du Neen Art pour la simulation, le caractère illusoire de toute forme de réalité. Le groupe se compose de participants provenant autant du milieu de l’art contemporain que de l’informatique, de la création de jeux vidéo ou encore du Web Design. Ceux qui réfléchissent sur ce type d’art se nomment à leur tour des Neensters. Manetas, qui est à la fois Neenstar et Neenster, mentionne que « Neen, c’est perdre du temps sur ­différents systèmes d’exploitation 2 2 - Miltos Manetas (trad. libre), « Neen Manifesto », www.neen.org/neenmanifesto/index.htm, 2000.». C’est tout à fait ce que propose son œuvre jacksonpollock.org dans laquelle on peut passer des heures à explorer les nombreuses combinaisons que propose le système qui la soutient. 

Notre Neenstar est aussi peintre. L’imaginaire de l’artiste est celui du monde informatique, des câbles et des ordinateurs, qu’il peint ­généralement à l’huile. Né à Athènes, en Grèce, il vit maintenant entre Paris et New York. Il s’est aussi intéressé à la technique picturale du dripping dans la peinture elle-même3 3 - Dans son installation Dripping (acrylique sur mur, 2004), l’artiste exerce le dripping directement sur les murs du lieu d’exposition.. Somme toute, sa production hypermédiatique et son discours théorique sont généralement empreints de ludisme et d’humour, particulièrement les œuvres ­stupidforum.com et jesusswimming.com, qui s’inscrivent tout à fait dans son discours sur le Neen art.

Création du all over

L’œuvre jacksonpollock.org (2003) de l’artiste Manetas propose à ­l’internaute un espace pour la création d’une production virtuelle dont le système engendre des effets visuels simulant le dripping. Ce système n’est pas créé par Manetas ; il est plutôt emprunté au Splatter de Stamen Design4 4 - http ://stamen.com/projects/splatter. et converti en œuvre d’art. Pour tous ceux qui croient encore que le dripping est un procédé facile à exercer, on comprend ici l’agilité que requiert la création des œuvres de Pollock. On agite son curseur qui est muni d’un capteur de position et la ­trajectoire génère des empreintes de couleurs sur le fond blanc. Tout comme de la peinture qui s’écoule d’un seau percé (manière connue de faire du dripping), la couleur, qui semble ­magiquement se poser au passage du curseur sur l’écran, s’étend rapidement lorsque celui-ci demeure immobile. Il faut donc faire preuve de bons réflexes si l’on ne veut pas voir sa composition être parasitée par d’énormes taches qui seraient infidèles à ­l’apparence des toiles du dripper. L’œuvre de Manetas ouvre ainsi vers une exploration plus personnelle du ­procédé. Il y a même l’éventualité de faire du figuratif dans le style dripping, ce qui rend l’expérience d’autant plus intéressante. À quoi pourrait ressembler un mouton dripping ? Le programme informatique de Stamen Design imite si bien les effets optiques du dripping (bien qu’il soit créé à l’origine pour simuler les effets de la vaporisation de l’encre sur une acétate), que toute ­expérience donne l’impression de connaître quel en serait le ­véritable résultat. Les couleurs changent au fil des clics et, peu à peu, l’illusion de la superposition des couleurs et des « tracés virtuels » laisse ­presque croire à une texture, à un véritable all over sur l’écran de l’ordinateur.

L’atelier virtuel

Dans sa position interactive avec l’œuvre, l’internaute expérimente l’atelier usuel des artistes des arts hypermédiatiques qui est un lieu à la fois physique (bureau, ordinateur) et, surtout, plongé dans la ­virtualité. La relation constante avec le virtuel par le biais de ­l’ordinateur fait quelque peu oublier le lieu de création. Le virtuel possède alors sa propre réalité et sa profondeur qui sont accessibles par l’écran. On y comprend aussi comment la souris devient l’un des outils tangibles les plus importants pour ces artistes, parce qu’elle fait le lien concret entre les actions et leur résultat virtuel. 

La composition, générée par les mouvements de l’internaute (des mouvements qui, disons-le, se limitent souvent à quelques ­impulsions de l’avant-bras et de l’index), est non seulement ­intangible, mais aussi éphémère. Elle devient un moment de l’œuvre, une simple relation à celle-ci ne laissant aucune empreinte durable sur son ­passage. La toile redevient vierge dès la visite suivante. Bien que chacun puisse créer une œuvre unique, parce que les potentialités sont ­innombrables, les traces qu’engendre le passage du curseur sont tout de même des possibilités programmées. On n’est plus dans une réelle ­spontanéité incontrôlée dont parlait Clement Greenberg ; la trace ne laisse pas apparaître une forme de signature. L’internaute est l’acteur qui ­utilise les outils de l’œuvre, à l’intérieur d’un cadre particulier.
L’œuvre de Manetas est une mise en scène, un atelier tout préparé pour ­l’internaute. Elle est un territoire et, comme le dit lui-même ­l’artiste, une « entité web » ou encore, pour reprendre une idée ­d’Harold Rosenberg, une arène offerte à l’action 5 5 - Harold Rosenberg, « les peintres d’action américain », dans Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 644.». Mais elle est ­surtout un ready-made, par le déplacement du programme ­informatique. Son nouveau titre et la notoriété de l’artiste qui se l’est approprié ­érigent le ­programme du Splatter en œuvre d’art. Aussi, Manetas a créé un site dont l’adresse semble être celle d’un site officiel du peintre. Celui qui effectue une recherche Google sur Jackson Pollock peut facilement arriver sur jacksonpollock.org et, au lieu d’y découvrir une ­biographie avec des photographies, expérimenter ­l’esthétique des œuvres de Pollock en la faisant apparaître malgré lui. L’œuvre ­conceptuelle de Manetas est une double appropriation : Splatter déplacé dans le ­contexte du site jacksonpollock.org qui, par le fait même, évoque le dripping. L’œuvre vit au rythme des interactions qui l’animent. 

Paule Mackrous
This article also appears in the issue 59 - Bruit
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