[In French]

Immédiatement après avoir appris la mort de Colin Campbell, je suis allé faire une course. Ce jour-là, le 31 octobre 2001, était la veille de mon départ pour l’Argentine, où j’allais passer dix jours. Comme l’anniversaire de mon compagnon tombait pendant cette période, je tenais à lui acheter un présent avant son retour du travail. En chemin vers la librairie, je sanglotais discrètement en me disant: « Voilà un moment que n’aurait pas renié Colin Campbell. » Je pouvais l’entendre dire lentement, de sa voix grave et posée : « Après avoir appris la mort de Colin Campbell, je suis allé faire une course. » Je me suis alors mis à rire, puis à pleurer, car ce que Colin Campbell nous a transmis, c’est la faculté de détecter ce type de situation ironique, où les événements graves de la vie sont accablés par le spectre du ridicule. L’ironie surgit soudain, malgré nous; comédie et tragédie font bon ménage. Voilà un paradoxe dont la vie s’accommode facilement, mais que les artistes et les écrivains préfèrent éviter. En effet, il n’est pas rare que ces moments de créativité sublime où nous nous prenons terriblement au sérieux soient court-circuités par le ridicule. C’est ce que Colin nous a montré. Et maintenant il n’est plus là.

« Je n’essaie jamais de faire la distinction entre le fait de jouer et de ne pas jouer un rôle. Pour moi, il s’agit de la même chose. »

(Colin Campbell, Video By Artists, Art Metropole, 1976)

Colin Campbell, qui faisait partie de la première génération d’artistes canadiens à utiliser la vidéo, est reconnu comme un important pionnier de ce moyen d’expression. À partir de 1972, il a créé plus de 50 oeuvres, dont un grand nombre sont considérées comme des classiques. Ses premières oeuvres s’inspiraient des pratiques en art conceptuel et en art corporel qui avaient cours au début des années 1970. Ses vidéos en noir et blanc sur bande_pouce, où il évoluait lui-même devant la caméra, faisaient écho aux oeuvres d’artistes américains tels que Vito Acconci et Dennis Oppenheim. Au cours de cette décennie, Campbell a peu à peu commencé à s’intéresser à la narration. Ses oeuvres, où il se présentait travesti devant la caméra, étaient anecdotiques, ironiques, urbaines et pleines d’esprit. Au cours des années 1980 et 1990, le travail de Campbell a pris une tangente plus dramatique, empruntant les codes formels et narratifs du cinéma indépendant et de la télévision, mais de façon non limitative, en évitant résolument toute conclusion narrative et tout statisme. C’est l’un des aspects qui caractérisent l’ensemble de son travail : on le trouve autant dans ses premières oeuvres que dans celles qu’il a produites juste avant sa mort.

En ma qualité de professeur d’université, je dois aborder le travail des artistes que je présente à mes étudiants de façon fort inhabituelle. Je dois trouver des points d’accès qui leur permettent de vraiment appréhender la démarche et la pratique d’un artiste; il me faut en quelque sorte leur servir de guide. Cela n’a pas été sans difficultés avec Colin Campbell, parce que cet artiste s’efforçait de donner à ses oeuvres une ouverture qui les rend souvent difficiles à saisir pour les novices. Le meilleur point d’accès que j’ai pu trouver est la performance de Campbell lui-même. En effet, si on ne saisit pas cet aspect, on passe à côté de l’oeuvre, car les vidéos ne révèlent aucun de leurs secrets. Voilà une vérité simple et indiscutable mais rarement dite. Peut-être est-ce parce que nous supposons qu’il s’agit d’une évidence, alors qu’il n’en est rien. Dans notre hâte d’analyser la trame narrative, nous ne nous arrêtons jamais à la performance; le mot « performance » ne devrait pas être confondu ici avec « jeu » : il s’agit d’une certaine façon d’une utilisation in situ de l’esprit et du corps de l’artiste. Les oeuvres vidéo de Campbell, comme ceux d’un grand nombre des artistes de la première génération, reposent sur une seule personne et sur sa capacité de créer des personnages en leur donnant corps de façon presque médiumnique. La performance ne peut donc pas être séparée de l’artiste. Cette idée m’est venue pour la première fois quand j’ai vu les très percutants Modern Love et Bad Girls. Dans Modern Love, Campbell incarne Robin, une jeune fille de banlieue qui travaille comme préposée à la photocopie dans un bureau du centre-ville. Robin est irrésistiblement attirée par le glamour du Cabana Room, une boîte de nuit post-punk, ainsi que par Lamont Del Lamonte, un imprésario aux activités plutôt louches. Sa quête de célébrité (et d’amour) finira par mener au désastre. Bad Girls, qui constitue la suite des péripéties de Robin, raconte l’ascension et la chute de « Robin and the Robots », groupe électro-pop – un duo constitué de Robin et de Heide (jouée par Rodney Werden) – préfigurant étrangement Miss Kittin, chanteuse des années 2000. À la toute fin, Robin, simple employée de bureau, atteint une certaine forme de célébrité, dont elle ne jouit que dans les limites du Cabana Room (ce qui peut être compris comme une allégorie légèrement cynique du milieu artistique torontois, et par extension, canadien). Une grande partie du charme de Modern Love et de Bad Girlsest lié au contexte dans lequel ces oeuvres ont vu le jour. Elles brillent par leur esprit, leur créativité et leur élégance délurée.

« Tous les rôles ont été improvisés, car nous n’avions pas de scénario. Je traçais rapidement les grandes lignes de l’histoire, mais les acteurs avaient la liberté la plus totale de dire et de faire ce qu’ils voulaient. >

(Colin Campbell, entrevue avec Sue Ditta)

Les vidéos ont été tournés de façon fragmentaire. À l’époque, de courts épisodes étaient présentés sur une base hebdomadaire au vrai Cabana Room. Les versions dont nous disposons aujourd’hui sont des compilations de ces courts épisodes.

En regardant Modern Love et Bad Girls, je me suis mis à imaginer un long métrage inspiré de ces bandes vidéo. L’essence de ces oeuvres – ce qui les rend uniques – n’est pas le texte, mais bien la performance de Campbell. Robin est tout simplement adorable. Grande naïve aux yeux rêveurs, elle est profondément ambitieuse et moralement pure mais ouverte à la tentation; pleine de bon sens, mais facile à berner. Il est impossible de séparer Campbell de ses oeuvres, car personne d’autre que lui ne pourrait incarner Robin. Sans lui et sa performance, les oeuvres perdraient de leur pertinence.

Le travail de Campbell lui est propre en tant qu’artiste : Colin est un instrument médiumnique à travers lequel émergent Robin et les autres personnages (Art Star, la femme de Malibu et, plus tard, Colleena). Si Campbell – son corps et son esprit- constitue la fondation, c’est le « personnage » qui devient le matériau (le médium) avec lequel il travaille. Cependant, les personnages qu’il incarne ne forment pas le contenu des oeuvres (pas plus que la peinture ou le marbre ne peuvent constituer le « contenu » à notre époque post-moderne). C’est la raison pour laquelle les analyses qui ne voient la démarche de Campbell que comme une critique soutenue des rôles liés au genre ne sont pas entièrement satisfaisantes. Le travail de Campbell porte sur la relation entre les images et leur contenu. Campbell utilise sa personne comme une espèce de terrain d’essai : un lieu voué à l’expérimentation où il est en mesure de bien observer son sujet. Nous pourrions comparer cela à une sorte de chambre d’écho : Campbell introduit sa matière (le personnage de Robin) dans cette salle réverbérante comme un son vocal. Ce qui l’intéresse, c’est l’écho qui est ainsi produit; l’effet de résonance (ou de dissonance) d’un personnage féminin habitant un corps masculin. Et c’est cet écho réfléchi qui devient le contenu, une sorte de dédoublement que, dans l’oeuvre de Campbell, j’appellerais des « vrais mensonges » et des « fausses vérités ». Pour Campbell, il semble que le mensonge soit d’emblée plus vrai que la vérité, ou plutôt que nous disons mieux la vérité lorsque nous mentons. Ou peut-être est-ce seulement dans le dédoublement – la coexistence paradoxale et harmonieuse de la vérité et du mensonge – que nous pouvons commencer à saisir la vraie nature des choses.

« Il ne pouvait pas être honnête, car ses propos auraient été compris trop littéralement. »

(Hindsight, Colin Campbell)

Campbell jette les bases de son projet dans deux de ses premières oeuvres : True/False (1972) et Sackville, l’m Yours (1972). Dans True/False, il énonce une série de phrases : « J’aime Sackville… J’ai de fausses dents… J’ai fumé de la mari. .. » A la manière d’un questionnaire d’examen, chaque phrase est suivie des mots « Vrai/Faux ». Le spectateur doit donc faire un choix : Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Un grand nombre de ces phrases sont susceptibles de placer Campbell dans la marge sociale : « Je suis en partie Juif. Vrai/ Faux. Je vois un psychiatre. Vrai/Faux. J’ai des morpions. Vrai/Faux. Je “sniffe” de la cocaïne. » Ces marges sont d’ordre social, sexuel, médical et légal. L’artiste lit au total 16 phrases, à deux reprises chacune. La première fois, il est de profil, et la deuxième, de face, faisant ainsi référence à la relation qu’entretient la photographie avec les systèmes de pouvoir conçus pour contrôler les sujets sociaux (photos de suspects prises au poste de police, méthodes « scientifiques » d’établissement de différents « types » raciaux, etc.). Toutefois, la performance de Campbell vient défaire toutes les présomptions simple que nous pourrions avoir au sujet de l’identité et de l’essence, tout en contribuant fortement à déstabiliser l’autorité de l’image photographique. Il se vide de sa propre personne et devient un écran sur lequel se projettent une série de caractéristiques qui sont à la fois vraies et fausses : J’ai/Je n’ai pas collectionné de photographies pornographiques. J’ai/Je n’ai pas fait une tentative de suicide récemment. Je suis/Je ne suis pas hétérosexuel. Cette fluctuation entre être et ne pas être arrive à rendre une partie de la « vérité » en ce qui a trait à l’identité. Du moins bien plus qu’une simple admission de culpabilité ou une affirmation de déviance. Souvent, mes étudiants voient cette vidéo comme un test au détecteur de mensonges. Ils cherchent à déceler la vérité dans les phrases de Colin en essayant de « déchiffrer » quelque chose dans son expression faciale neutre. D’autres essaient de trouver la vérité en comparant le poids qu’il accorde aux mots « vrai » et « faux » ou en jaugeant la longueur de la pause qu’il fait entre les deux : « Je veux être une star. VRAI… [suit une pause prolongée, qui semble durer une minute, avant que Campbell n’assène avec autorité le mot) …FAUX. » Campbell frustre (ou du moins inverse) nos attentes en matière de résolution, de fixité et de stabilité au moyen d’un provocant dédoublement du moi. « J’aime Sackville… Je veux être une star… » Ces phrases tirées de True/False sont au coeur de ce classique de 1972 qu’est Sackville, l’m Yours. Dans cette vidéo à l’humour subtil tournée en un seul plan, Campbell joue le rôle de Art Star, un artiste de la grande ville qui vit dans la pauvreté à Sackville, un trou perdu situé au Nouveau-Brunswick. Art Star répond aux questions d’un interviewer hors-champ que l’on ne voit ni n’entend jamais. Pendant les quinze minutes que dure la vidéo, Art Star nous raconte à quel point il est célèbre, et à quel point il adore Sackville. Mais peu à peu, nous voyons émerger une réalité totalement opposée : Art Star déteste Sackville et n’est peut-être pas aussi extraordinaire qu’il le croit. Il est de mauvaise foi, car il ne dit pas toujours ce qu’il pense. Encore une fois, je suis d’avis que le premier niveau de cette oeuvre est la performance de Campbell : si nous n’en tenons pas compte, nous passons à côté du contenu réel de l’oeuvre. Art Star est vaguement ironique, légèrement cynique, mais chaleureux et au bout du compte très charismatique (comme toute vraie star devrait l’être!). S’il se plaint de ne pas jouer de rôle véritable en tant qu’artiste oeuvrant en vidéo et performance, il le fait très élégamment à l’aide de charmantes bouffonneries. Mais Art Star incarne plusieurs dualités résonnantes qui nous transportent dans l’univers des identités doubles : à la fois célèbre et obscur, suffisant et pathétique, plus grand que nature et en quelque sorte ordinaire. À ces dualités s’ajoute le paradoxe d’une célèbre vedette de l’art habitant le corps du vrai (et à cette époque, obscur) Colin Campbell. L’idée de « célébrité dans le contenu » esquissée dans Sackville, I’m Yourssera par la suite élaborée plus avant dans Modern Love et Bad Girls. Ce qui m’intéresse le plus à propos de Sackville, I’m Yours est le fait que la vraie narration de l’oeuvre ne se trouve pas dans le texte (ce qui est dit à haute voix), mais dans le sous-texte (ce qui est compris). L’année dernière, l’artiste Monique Moumblow a organisé une exposition intitulée Intervalles, silences, moments de gêne au Groupe Intervention Vidéo. Elle y mettait en parallèle le travail de Miranda July et celui de Colin Campbell, rencontre qui s’est révélée brillante et révélatrice. En plus d’avoir un faible pour les perruques, July et Campbell sont tous deux des narrateurs hors pair. Le contenu littéral de la narration, par ailleurs, correspond rarement à ce qui est narré. Ma mère m’a dit un jour : « Si tu veux savoir ce que les gens pensent, écoute ce qu’ils disent. » Voilà une autre affirmation si évidente qu’elle en est risible. Mais lorsque vous la tournez et retournez dans votre esprit, une étrange vérité se fait jour. Quel est le sous-texte non dit qui se trouve au coeur de nos propos ? Si nous lisions une transcription de SackvilleI’m Yours, nous ne pourrions pas entendre Campbell retourner le sens de ses paroles. Toutefois, son incarnation de Art Star fait ressortir de façon délicieusement claire l’intervalle fluctuant qui sépare un mensonge pieux et sa vérité.

Tant True/False que SackvilleI’m Yours jouent avec les surfaces et les contenus : ce qui paraît versus ce qui est. Dans l’oeuvre de Campbell, le paradoxe ne tient pas seulement à une question de double identité, mais également à l’intervalle entre les images et leur contenu. Ce paradoxe est à bien des égards cristallisé dans deux images tirées de Hollywood and Vine, le chapitre final de la série de six bandes réalisées en 1976 et 1977 à partir du personnage de « la femme de Malibu ».

D’aucuns considèrent cette série comme un point tournant pour Campbell, le début de son oeuvre de maturité. Les six épisodes – The Woman From MalibuThe Temperature in Lima, Shango Botanico, Culver City LimitsLast Seen Wearing et Hollywood and Vine – durent de 10 à 23 minutes. Dans chacun d’eux, Campbell porte une perruque et une paire de Ray-Ban pour incarner le personnage de la femme de Malibu, une femme d’âge mûr issue de la classe moyenne et vivant dans le sud de la Californie et qui, à bien des égards, en vient à personnifier tout un système idéologique. Elle exprime une série de valeurs et de positions morales et éthiques qui nous sont à la fois familières et curieusement étrangères. Inspiré en partie d’articles de journaux, le texte des vidéos basés sur la femme de Malibu est écrit de façon très rigoureuse. Entièrement à l’opposé des oeuvres complètement improvisées telles que Modern Love, cette série est écrite d’une façon magistrale qui frôle le littéraire. À partir de cette époque, l’écriture est devenue le fondement de la plupart des oeuvres de Campbell.

« C’était la première fois que mon travail n’était pas tant autobiographique. C’était comme si je sortais dans le monde et que je m’amusais avec. Cet univers m’a alors semblé tellement plus ouvert. Je me suis souvent demandé pourquoi je n’avais pas pensé à cela avant. »

(Colin Campbell, entrevue avec Sue Ditta)

L’utilisation que fait Campbell du travestisme (comme dans Modern Love et Bad Girls) est plus schématique que théâtrale, plus par nécessité qu’à des fins spectaculaires. On nous donne juste assez de fanfreluches pour suggérer le féminin, mais le masculin n’est jamais bien loin. Les images et leur contenl.J : un homme travesti, ou une femme dàns un corps d’homme? La relation problématique entre l’essence et l’identité est abordée ici par le biais d’un questionnement sur les images et leur contenu, les signes et leur sens.

Comme je l’ai mentionné précédemment, Hollywood and Vine est l’épisode final de la série basée sur le personnage de la femme de Malibu. Dans cette vidéo de 15 minutes constituée de trois plans seulement, nous voyons Colin se transformer lentement en la femme de Malibu. Précisons que Colin est déjà « habité » par la personnalité de cette femme quand il apparaît pour la première fois, mais il ne porte encore aucun de ses atours (l’incontournable perruque, les lunettes Ray-Ban et le foulard). Elle dit : « J’ai failli écraser Liza Minelli. Je revenais de Culver City, où j’avais assisté aux funérailles d’un vieil ami qui avait été accidentellement arrosé d’insecticide… » À mesure qu’il poursuit son monologue, il modifie graduellement son apparence physique pour que celle-ci s’harmonise avec cette présence intérieure. Cette image d’apparition sera plus tard suivie d’une image de disparition. Il est intéressant de les comparer. Le dénouement de Hollywood and Vine nous montre la femme de Malibu qui marche dans le désert Mojave à la recherche de squelettes de poneys, jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière la ligne d’horizon (une inversion de l’apparition de Bill Viola au début de Chott el-Djerid). Nous la regardons s’éloigner lentement de la caméra, et devenir de plus en plus petite jusqu’à disparaître complètement. (Il existe une vieille superstition selon laquelle il ne faut jamais regarder quelqu’un disparaître de son champ de vision, car cela entraînerait sa mort: la vision possèderait donc un pouvoir meurtrier.) À la fin, nous restons là à fixer un paysage « vide » pendant deux minutes. Dans ces deux images, Campbell est préoccupé par un autre type de résonance, un effet de la relation paradoxale entre une image et son contenu. Dans la première, Campbell se transforme lentement en la femme de Malibu. À mesure que celle-ci apparaît, il disparaît. Elle devient investie de sa présence (masculine) invisible, pendant qu’il est envahi par le féminin. Dans la deuxième image, la femme de Malibu est envahie par le paysage, lequel devient lui aussi investi de son invisible présence. Mais l’image de ce paysage habité n’évoque en rien la vie, l’espoir et la plénitude. Au lieu de cela, elle instille en nous une irrépressible sensation de mort.

Dans chaque cas, il semble que Campbell soit fasciné par les effets d’un dédoublement paradoxal : la personne masculine/féminine, le paysage vide/plein. Chaque paradoxe compromet la solidité apparente d’une surface autrement stable, et génère un nouveau sens. La présence et l’absence sont entremêlés, créant un tout plus gros que chaque partie.

« Elle critiquait toujours mon apparence ou ma façon de m’habiller. “Mon Dieu, Colleena, disait elle, faut-il vraiment que tu aies l’air si masculin ?” Moi ? En toute franchise (et je n’ai jamais… avoué cela à quiconque), j’ai toujours cru qu’elle ressemblait à un travesti. Cette coiffure ringarde blond platine et ces imitations de Ray-Ban … Quelle horreur ! »

(Colleena à propos de Mildred (alias la femme de Malibu), dans Rendez-vous, 1997)

Je suppose qu’à mesure que Colin s’éloignait de son médium de départ (la relation entre les images et leur contenu), la vidéo s’est mise à moins l’intéresser en tant que pratique. Au cours des années 1980, de nombreux artistes ont commencé à utiliser la vidéo en suivant le modèle de l’industrie, c’est-à-dire en imitant les structures du cinéma et de la télévision. Campbell lui-même a été très influencé par Fassbinder (voilà qui ferait un bon sujet de recherche), et à mesure que son travail adoptait une structure plus dramatique, il a progressivement délaissé la performance au profit de l’écriture. Mais loin de moi l’idée de diminuer l’apport de Campbell pendant les années 1980. The Woman Who Went Too Far, No Voice Over et d’autres oeuvres créées au cours de cette période ont bien traversé l’épreuve du temps, en grande partie grâce à la qualité de l’écriture et à l’excellente distribution. Cela dit, Campbell lui-même a avoué qu’il en avait assez de « s’occuper des services de traiteurs », et on peut supposer qu’une lassitude générale face aux productions réalisées selon les normes de l’industrie a compté parmi les facteurs ayant mené à son absence de sept ans. Lorsque Campbell revient à la vidéo, en 1997, son travail représente une synthèse de ses oeuvres performatives des années 1970 et des techniques dramatiques des années 1980. De nouveau, il se met en scène dans ses vidéos, tournés uniquement dans lieux exotiques comme la France ou l’Italie. C’est pour cette raison que Rendez-vouset Déjà Vu font écho à No Voice Over, du moins sur le plan stylistique. La nouvelle incarnation de Colin est Colleena, une artiste de performance sur le retour qui vit dans le luxe en Europe grâce à de l’argent provenant de sources douteuses. Colleena, apprenons-nous, a deux soeurs : Robin et la femme de Malibu. Partant de là, Campbell s’appuie sur sa propre iconographie (et la déconstruit) d’une manière drôle, irrévérencieuse et incroyablement complexe. Dans ce cycle de vidéos – Rendez-vousDéjà Vu et Que Sera Sera, de même que Disheveled Destiny – , Campbell combine du nouveau matériel avec des extraits d’oeuvres antérieures. En accédant ainsi à son oeuvre établie et à ses incarnations précédentes, il effectue un commentaire brillamment auto-réflexif, une autocritique qui dédouble tous les dédoublements déjà existants. Le résultat s’apparente à un jeu de miroirs. Campbell multiplie astucieusement les rebondissements dramatiques à partir de paradoxes antérieurs. Dans la trilogie composée de Rendez-vousDéjà Vu et Que Sera Sera, l’androgyne Colleena s’impose comme le double féminin d’Art Star, et la femme de Malibu a finalement un nom : Mildred. Apparemment, elle n’est pas vraiment morte dans le désert de Mojave, et elle entend bien se venger. (Lorsque je lui ai fait remarquer à quel point l’ombre à paupière de Mildred était criarde dans Que Sera Sera, Colin m’a répondu allègrement : « J’imagine que je ne m’en étais jamais rendu compte, parce qu’avant, je tournais en noir et blanc! ».) Dans Disheveled Destiny, Campbell incarne deux personnages : Art Star qui revient à Sackville trente ans plus tard, et Colleena Sackville-West, historienne de la région et double de Colleena. Chaque vidéo regorge de références aux oeuvres précédentes, à tel point que cet aspect à lui seul pourrait constituer un sujet de recherche. Mais là n’est pas mon propos. Je tiens simplement à souligner le fait que Campbell fait imploser sa propre mythologie d’une façon dont peu d’artistes seraient capables (ou oseraient le faire), parce qu’il avait déjà introduit cet espace réflexif dans son travail, une porte de sortie qui allait lui permettre d’être à la fois critique et respectueux face à sa propre pratique.

« Je ne pense jamais au dénouement. Les conclusions ne m’intéressent pas. Elles n’existent pas. »

(Colin Campbell à propos de Colin Campbell dans Video By Artists, Art Metropole, 1976)

Avant sa mort, Colin avait le projet de tourner une autre vidéo mettant en scène le personnage de Colleena. Dans l’épisode suivant, Colleena (fuyant la police après la mort de Mildred) travaillerait incognito à un comptoir de sardines au Portugal. J’aimerais terminer sur cette image de Colleena, issue d’une oeuvre inachevée, d’une vidéo jamais commencée et jamais réalisée. Cela confère une aura d’ouverture à la pratique de Colin qui, selon moi, est importante à maintenir. Colin Campbell évitait toute résolution narrative, s’y soustrayant stratégiquement en toutes circonstances. Je veux donc respecter ce besoin qu’avait Colin d’éviter les dénouements, en particulier maintenant, alors que nous serons bientôt submergés par diverses tentatives de faire l’éloge de sa pratique.

Il n’est pas facile de cerner la vérité en ce qui a trait à qui nous sommes. Quel est cet aspect de nous-mêmes qui se trouve au-delà de l’apparence physique ? Ce sens de nous-même qui émerge mystérieusement de l’intérieur ? Une partie de ce problème, selon Campbell du moins, tient à un curieux dédoublement identitaire :

« Je ne crois pas vraiment être en mesure de savoir ce que les hommes pensent. J’aime mieux inventer des personnages qui ne sont ni entièrement homme, ni entièrement femme. Selon moi, les hommes et les femmes parlent d’une même voix sur bien des points. Je ne crois pas que ce soit inhabituel ou unique. »

(Colin Campbell, entrevue avec Sue Ditta)

Pour Campbell, l’essence et l’identité ne sont pas fixes. Elles existent et elles n’existent pas. Elles procèdent d’un curieux jeu d’équilibre entre être et ne pas être, d’un mouvement contradictoire entre images et contenu, fausses vérités et vrais mensonges.

Traduction par Isabelle Chagnon


SOURCES

Gale, Peggy (éd.). Video By Artists, Art Metropole, Toronto, 1976.

Reinke, S. et T. Taylor (éd.). Lux: A Decade of Artists’ Film and Video,

YYZ Books, Toronto, 2000.

Campbell, Colin: Media Works 1972-1990, Winnipeg Art Gallery,

Winnipeg, Manitoba, 1992.

LISTE PARTIELLE DES OEUVRES VIDÉO

Real Split, 15 min., 1972

Sackville, I’m Yours…, 14 min. 40, 1972

Smile, 10 min., 1972

True/False, 9 min., 1972

Real Split, 15 min., 1972

This Is the Way I Really Am, 20 min., 1973

Janus, 18 min., 1973 Shoot, 20 min., 1973

Correspondance I, 20 min., 1974

Correspondance II, 20 min., 1974

This is an Edit/This is Real, 18 min., 1974

Love-Life, 25 min., 1974

California Myth/Reality, 25 min., 1974-75

Secrets, 30 min., 197 4

I’m a Voyeur, 15 min. 20, 1974

Hindsight, 22 min., 1975

Passage, 17 min., 1976

Flight, 10 min., 1976

The Temperature in Lima, 10 min., 1976

The Woman from Malibu, 12 min., 1976

Shango Botanico, 20 min., 1977

Hollywood and Vine, 20 min., 1977

Last Seen Wearing, 24 min., 1977

Culver City Limits, 9 min., 1977

Modern Love (Part 1, 2, 3), 90 min., 1978

Rats Country, 12 min., 1978

He’s a Growing Boy, She’s Turning Forty, 40 min., 1980

L.A. Flex, 20 min., 1980

Peachland, 40 min., 1980

Bad Girls, 60 min., 1980

Conundrum Clinique, 14 min., 1981

Dangling By Their Mouths, 60 min., 1981

Snip Snip (avec Rodney Werden), 11 min., 1981

White Money, 8 min., 1983

The Woman Who Went Too Far, 10 min., 1984

No Voice Over, 27 min., 1986

Bennies from Heaven, 25 min., 1986

Black and Light, 53 min., 1987

Fiddle Faddle, 26 min., 1988

Skin, 18 min., 1990

Rendez-vous, 12 min. 55, 1997

Déjà Vu, 18 min., 1999

Que Sera Sera, 20 min., 2000

Disheveled Destiny, 29 min., 2000

Toutes les oeuvres de Campbell, y compris la compilation Invention, sont distribuées par V Tape (http://www.vtape.org).

Colin Campbell, Dennis Oppenheim, Idea General, Jean-Pierre Falardeau, Julien Poulin, Lisa Steele, Miranda July, Nelson Henricks, Tom Sherman, Vito Acconci
This article also appears in the issue 46 - Un regard sur la vidéo
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