[In French]

1- Je nomme ma pratique l’indisciplinarité. Depuis 1993, j’utilise ce terme, un lapsus que j’ai prononcé lors d’un forum présidé par le sociologue Guy Sioui Durand. Comme « attitude d’accès », l’indisciplinaire œuvre dans une modalité de vivre qui est analogue à l’idée de l’hypermédia. À travers des « zones activables » de la vie, les enjeux aux actes créatifs transforment d’une façon tangible la réalité qui s’ouvre aux données invisibles ou potentielles de toute situation. L’indisciplinarité comme « attitude d’accès » me permet de sauter d’un point de vue à une rencontre, d’une langue à une autre, d’une discipline technique, d’un site à un autre, d’un pas à un autre.

2- Ma pratique porte sur la notion de « indisciplinarité » à travers une recherche pratique et théorique sous le signe de l’art. Ce terme questionne la notion de « discipline », une branche de la connaissance ayant des spécificités et un ensemble de règles communes imposées qui créent des normes auxquelles il faut obéir.

L’interdisciplinarité désigne la relation réciproque qui doit exister entre les différentes disciplines ou média artistique qui composent une œuvre d’art. Par contre, une attitude « indisciplinaire » profite de l’aspect indocile, insoumis et insubordonné de l’esprit indiscipliné.

L’indiscipline provoque une rupture des normes, un déplacement vers le jeu et l’expérimentation, une carence de hiérarchie.

Le terrain de « l’indisciplinarité » privilégie l’expérimentation sur le mélange de disciplines de l’interdisciplinarité. Ses caractéristiques sont le muable, le chaos, l’improvisation, le hasard. On y intervient sur le risque de l’expérience et de son résultat, de remplir le vide et de le régénérer à travers la création, ou, à la manière d’Antonin Artaud, c’est « une anarchie qui s’organise ».

3- Je fais de la performance depuis 1991. Dans cette ère la technologie d’obsolescence, les artistes ont reçu en héritage le projet moderniste de l’art questionné dans ses paramètres formels, fonctionnels et ontologiques. Ces questionnements en termes de conception, de création et de l’expérience de l’œuvre d’art se trouvent exemplifiés à travers l’utilisation des lieux et des systèmes hors du champ de l’art, des voix vernaculaires, de la contextualisation et de l’in situ. L’objet d’art aussi est subverti au profit du geste autonome par rapport aux réalités physiques, sociales, politiques et historiques. Ainsi, l’abnégation de l’objet trouve sa sublimation du passage sans trace. L’éphémère devient un point de référence, un rayonnement sans objet central où la documentation comme résidu perpétue cette idéation de l’art et non son idéalisation.

Grâce à son caractère à la fois spécifique et non spécifiée, la performance tient compte du contexte et de l’aspect physique du lieu. Elle est une sorte de fusion du corps et son temps dans un voyage qu’on pourrait appeler une action érotique. Aussi longtemps qu’on aura un corps dans ce monde, il y aura aussi de l’énergie, c’est-à-dire une source d’actions et de transformations possible. Les actions qui découlent d’une présence réelle d’un performeur nous dévoilent les propriétés ou les tendances d’un contexte choisi et nous invitent à la collaboration, à jouer, à trouver les limites et leurs points d’expansion. Cette conjoncture perpétuelle agit comme point de départ à l’impulsion créative.

4- Avec le triomphe de la pensée analytique, (l’analyse qui engendre la criticité dans tous les domaines : l’art, l’économie, le politique…) une grande partie de l’expérience humaine est soumise et est devenue un produit de l’abstraction aboutissant à qu’on appelle « la réalité virtuelle ». Désincarnés de nos sensations d’instinct, nos filtres culturels nous encodent un monde devenu plus invraisemblable que vrai. Ce codage est culturel -, il est décodable objectivement et fonctionne comme une grammaire à l’intérieur des règles d’une société. Dans un tel contexte, la performance est un art liminal des codes qui visent à trouver le sens caché, un sens qui dévoile la structure inconsciente des sociétés.

La performance active l’espace entre moi et toi, l’interstice, la zone intermédiaire entre les choses. Pierre Lévy soulève l’idée que les phénomènes du passage, de la traduction, de la transformation impliquent la notion d’interface; cette cohésion entre les mondes du réel, entre les corps et topos autour desquels nous gravitons quotidiennement et le spectre du virtuel en émergence. Ce lien possible avec le corps signifie l’élément fondamental de l’impulsion créatrice où la volonté agit comme pulsion libératrice. L’art indisciplinaire se vit comme une incitation intellectuelle et physique à explorer les hyperliens entre l’imaginaire et le réel. 

5- Quant à la forme et au contenu, la performance, les arts de la scène et l’entreprise du spectacle se démarquent difficilement. La catégorisation à ce niveau me semble inutile et vouée à un débat sans fin. Ces formes d’art sont (peuvent être) éclatées, fragmentées et peuvent s’interpénétrer facilement. Par contre, la performance ou art action semble à l’abri de la réglementation des activités du spectacle et des arts de la scène. L’entrepreneur du spectacle doit être commerçant et titulaire d’une licence. Il va de soi que la liberté d’expression est sujette à plus de contraintes dans un contexte réglementé et étroitement liée aux lois économiques. La performance, souvent à l’échelle d’un individu, vise l’émancipation (les normes, les règles, la civilisation, etc.), ce qui ne devrait pas être confondu avec la liberté comme absolue ou utopie. Comme dit Noam Chomsky : « Je veux croire que les êtres humains ont un instinct de liberté, qu’ils souhaitent véritablement avoir le contrôle de leurs affaires ; qu’ils ne veulent être ni bousculés ni opprimés, ni recevoir des ordres et ainsi de suite ; et qu’ils n’aspirent à rien tant que de s’engager dans des activités qui ont du sens comme dans un travail constructif qu’ils sont en mesure de contrôler ou à tout le moins de contrôler avec d’autres. Je ne connais aucune manière de prouver cela. Il s’agit essentiellement d’un espoir au nom duquel on peut penser que si les structures sociales se transforment suffisamment, ces aspects de la nature humaine auraient la possibilité de se manifester. »

James Partaik, James Partaik
This article also appears in the issue 40 - Performance
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