Mais il te faut, toi, tout apprendre
Tout, de l’Ouvert-sans-retrait, rondeur parfaite, le cœur qui point ne tremble
Que l’avis des mortels où rien n’a fond en l’Ouvert-sans-retrait.

Parménide

Dans ce texte est nommée l’alêtheia, l’état de n’être en nul retrait. Elle est dite «rondeur parfaite» parce que sa tournure répond à la pure rondeur du cercle sur la ligne duquel, en chaque point, commencement et fin coïncident. D’une telle tournure est exclue toute possibilité de détournement, de déguisement et d’occultation… Mais c’est là [dans la clairière de l’Ouvert] que réside aussi en son repos la possibilité de tout Paraître, celle en un mot qu’advienne le règne même de la présence.

Heidegger1 1 - Parménide, «Fragment 1, 28ff», cité dans Heidegger, «La fin de la philosophie et la tâche de la pensée», dans Questions IV, Gallimard (NRF), Paris, 1976, p. 131.

[In French]

Les philosophes qui réfléchissent sur la raison calculatrice ont remarqué qu’un des aspects qui différencient les humains des machines est qu’une machine est incapable d’improviser. Je désire faire ici état de neuf qualités essentielles à l’improvisation :

1. une présence corporelle et un investissement de tous les instants dans l’espace «réel»

La présence est au cœur de l’improvisation. Il faut être présent à toutes les choses qui surviennent, même celles qui sont surprenantes ou inattendues. Je parle de présence corporelle… dans l’espace «réel», dans le but de faire une distinction entre celle-ci et la présence médiatisée et virtuelle inhérente aux technologies numériques.

Quand nous pensons à nos expériences avec les technologies numériques, nous comprenons comment, en raison de l’architecture de l’environnement numérique, les logiciels limitent notre investissement. Nous pouvons ici recourir à une métaphore inspirée d’une technologie plus ancienne : une personne conduisant sur l’autoroute doit s’arrêter en raison d’un bouchon de circulation. Pour en sortir, peu d’options s’offrent à elle – elle peut quitter l’autoroute si cela est possible et emprunter un autre chemin; attendre que la circulation redevienne fluide en avançant à pas de tortue; ou abandonner sa voiture et parcourir le reste du trajet à pied. Ainsi, pour les êtres pré-déterminés, les chemins existent déjà, ce qui décourage d’apprendre à découvrir des trajectoires autres que celles qui sont toutes tracées et indiquées d’avance.

Par contre, quand on parle de présence corporelle, ce que Parménide et Heidegger appellent l’état de non-retrait s’apparente à certaines caractéristiques du vide zen – et peut être conçu soit en des termes abstraits et intellectuels, soit comme une joie de vivre pleinement réalisée. C’est de cette dernière façon que je le conçois, et cet état procède selon moi d’une volonté d’être vulnérable. Être vulnérable, ne pas éprouver le besoin de se cacher, exige de retirer son armure afin de reconnaître pleinement l’existence d’un vocabulaire d’émotions diversifié.

On pourrait imaginer la qualité de ce qui «ne tremble point» comme étant de l’intrépidité, mais tout ça exige un peu plus de subtilité. Oui, il faut avoir du courage pour prendre un risque, mais pas nécessairement «ne point trembler». Au lieu de cela, nous pouvons constater le tremblement qui agite notre cœur et nous réjouir de cette sensation. En visant à «ne point trembler», nous pourrions activer des mécanismes de protection empêchant tout frémissement ou toute émotion subtile. Cela risque de nous ramener au retrait, et, presque instantanément, à l’absence émotionnelle.

2. l’écoute attentive

Lorsqu’on aspire à tout apprendre, la capacité d’écouter avec subtilité, tant soi-même que les autres, est essentielle à la présence. L’attention permet le type d’écoute propice à la présence. Une attention à chaque subtilité de mouvement et d’émotion – comme un chat qui dresse l’oreille – favorise la révélation de ce qui nous entoure, nous permet de nous recueillir et nous offre des possibilités parmi lesquelles nous pouvons choisir avec intentionnalité, en réagissant de façon spontanée et significative.

Nous revenons à la volonté d’être vulnérable lorsque nous reconnaissons qu’écouter implique de renoncer à contrôler ce qui pénètre dans notre champ de perception. Nous pouvons ainsi nous dévoiler à nous-mêmes en révélant nos limites, nos préjugés, nos critiques et nos jugements ainsi que l’espace auquel nous renonçons et dans quelle mesure nous comprenons ou ne comprenons pas.

Une solide fondation pour l’écoute nécessite de faire preuve de douceur et de compassion envers soi-même et les autres. Sinon, toute écoute peut devenir agressive ou envahissante : nous risquons alors d’écouter avec une arrière-pensée – dans le but de mener un projet à bien, de concrétiser une intention, de devenir une vedette ou de profiter d’une aubaine –, c’est-à-dire d’une façon prévisible et fonctionnaliste, qui mène à l’absence.

La philosophie asiatique et (ou) le concept de clairière selon Heidegger pourraient s’avérer utiles ici. J’interprète ce dernier comme voulant dire être neuf à chaque fois, écouter comme si c’était la première fois. Faire table rase de toutes les idées préconçues et des attentes du passé, face à soi-même et aux autres, n’est pas chose facile.

3. l’absence de prédétermination 

Ce qui est problématique en ce qui a trait à la prédétermination, c’est qu’elle donne lieu à des hiérarchies. Certaines idées se voient conférer une plus grande valeur que d’autres – souvent avant même que nous ayons pu laisser poindre à la surface ce qui se présente devant nous dans l’instant. La prédétermination mine la présence parce qu’elle suppose l’existence de besoins probables et déjà prévus. Ainsi, dans l’instant où nous éprouvons un besoin, nous ne pouvons le percevoir qu’à travers des pensées antérieures.

L’absence de prédétermination donne lieu à une façon horizontale de penser exempte de hiérarchies, où on ne souhaite aucun résultat final, produit ou aboutissement particulier (ni même une rédemption). Elle est d’une rondeur parfaite, ouverte à «l’avis (ou aux perceptions) des mortels» et à tous les phénomènes. Elle favorise la capacité d’avoir confiance qu’une solution ou une réponse appropriée viendra au besoin, sans anxiété ni effort, qui tiendra compte du contexte et de l’environnement où elle s’inscrit.

4. lâcher prise 

Ne pas posséder et laisser aller, à tout moment, sont l’expression d’une fluidité et d’une absence d’attachement aux choses, quelles qu’elles soient. On peut tout chérir en faisant preuve d’agilité, ce qui implique d’avoir confiance, ce qui est très difficile, que les choses reviendront d’elles-mêmes si on ne les retient pas. Il n’est pas nécessaire de les posséder, et comme le grand amour, plus on leur laisse d’espace, plus elles prennent de l’expansion, multipliant d’autant les possibilités.

Quand nous nous agrippons solidement à une chose, nous encourageons le «détournement, le déguisement et l’occultation» en raison de la nécessité de gérer ladite chose et de la maîtriser en tout temps. Or, ce que l’on tient serré finit par se flétrir, faute d’air et d’espace. Lorsque cela se produit, nous tentons de ramener le moment de grâce, le grand amour; nous essayons de retrouver la magie. Cette prédétermination nous coûte la source de notre créativité, car nous ne sommes plus présents et nous désapprenons l’improvisation, lui substituant une anxiété à retrouver, une nostalgie pour ce qui fut jadis merveilleux. Pris dans cette anxiété, nous devenons, presque instantanément, absents.

C’est par l’acte de lâcher prise que le «détournement, le déguisement et l’occultation» peuvent être abandonnés. Pour reprendre les mots de Bergson, «[la vie] ne revient jamais en arrière, et ne se répète jamais2 2 - Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, Presses Universitaires de France, Paris, 1940, p. 67.».

5. l’inconditionnalité

Lorsque Parménide parle de «l’avis des mortels où rien n’a fond en l’Ouvert-sans-retrait», cela me fait penser à une conscience qui s’attend à des «avis» ou à des opinions confirmant ce qu’elle pense déjà. Il s’agit d’une conscience centrée sur elle-même, qui s’attend à entendre résonner son écho dans les pensées des autres. Et tout ce qui s’en écarte est considéré comme douteux.

L’absence d’attentes suppose une inconditionnalité confiante que tout ce qui se dévoile a de la valeur. Elle ne porte aucun jugement. Sa source est ce «grand amour» que j’ai mentionné précédemment – cet amour est inconditionnel, porté par un engagement à découvrir toutes les subtilités qui permettront à l’idylle de durer. Elle est imprévisible, comme peut l’être l’amour, et doit être dénuée de tout calcul, plan ou programme – sous peine de se voir compromise.

6. la curiosité

La suggestion de «tout apprendre» exige une curiosité du cœur et de l’esprit dénuée d’idées préconçues en ce qui a trait à ce qu’ils découvriront. Elle est une invitation à se délecter et à s’émerveiller dans l’errance.

Cette curiosité n’est pas avide de possessions. Elle n’a nul besoin de prouver quoi que ce soit. Elle s’apparente plutôt à la joie pure qu’éprouve un enfant de trois ans qui découvre ce qui l’entoure. Tout ce qu’il voit le fascine, car il découvre sans cesse des qualités nouvelles, des sources de joie non encore perçues. Ainsi, il s’agit de se présenter sans idées préconçues ni prédétermination. Vulnérables et chaleureux, nous sommes prêts à rire de n’importe quoi.

C’est par curiosité que nous écoutons avec notre intuition, que nous suivons ce que nous ne pensions même pas connaître, mais où, d’une manière ou d’une autre, nous trouvons la possibilité de placer notre confiance.

7. l’enjouement

C’est dans la clairière que réside aussi en son repos la possibilité de tout Paraître, et ce tout Paraître est de l’enjouement. Lorsque nous jouons, nous improvisons. Les enfants improvisent tant qu’on les laisse imaginer des choses sans leur imposer de censure ni de règle autoritaire. C’est de ces dernières qu’il faut faire table rase; et c’est notre juge intérieur qui restreint nos façons de jouer et celles des autres. En jouant, nous découvrons, nous apprenons sur nous-mêmes, nos passions, nos convictions et nos talents. Nous apprenons à lire les gestes et les limites, à respecter et à écouter, à échanger et à partager. Nous apprenons à connaître nos possibilités collectives et individuelles de tout Paraître.

On pourrait penser à l’anecdote suivante : «Notre aïeule Pang Lingzhao, en voyant son père trébucher et tomber, s’est précipitée par terre à ses côtés. Lorsqu’il lui a demandé ce qu’elle faisait, elle a répondu : “Je t’ai vu tomber par terre, alors je suis venue t’aider3 3 - Joan Iten Sutherland, «Body of Radiant Knots: Healing as Remembering», dans Being Bodies: Buddhist Women On The Paradox of Embodiment, Boston, éd. Lenore Friedman & Susan Moon, Shambhala, 1997, p. 8.”.»

L’enjouement prend fin lorsque nous devenons suffisants et que nous défendons notre point de vue à coups de données attestées. Craignant d’avoir l’air stupide ou d’échouer, nous apprenons à dissimuler les choses et à les garder sous notre emprise. Nous apprenons à nous mouvoir dans un espace limité, et à nous répéter à l’intérieur de cet espace, car la répétition est sécurisante.

Il vaut mieux revenir au tout Paraître, qui est beaucoup plus intéressant.

8. la générosité

Revenons à la clairière. La générosité exige une façon ouverte de percevoir, dénuée de jugement, de préjugés ou du pouvoir d’invalider. Cet aspect est élémentaire quand il s’agit d’improvisation car tout, y compris les nuances et les subtilités, a une valeur, et constitue une possibilité à considérer.

La générosité, elle aussi, nécessite de croire à une volonté d’être vulnérable, et de se placer entre les mains d’un autre. Être devant la possibilité de trahison et d’abandon, ou la possibilité de rayonnement et de délectation dans la découverte et la collaboration.

9. une éthique et un jugement collectifs empreints de sensibilité

Comme notre culture donne la priorité aux systèmes technologiques et virtuels – fonctionnelle et axée sur les produits, elle est surtout narcissique et individualiste, prédéterminée et prévisible dans ses aboutissements –, notre monde, notre être corporel et nos ressources naturelles sont mis en danger en raison d’une absence de réflexion et d’un manque de cœur. Notre capacité à demeurer présents et investis devient fragile, menacée par la dissociation, le nihilisme et l’apathie.

Par conséquent, je propose que nous imaginions une promesse de collaboration suivant laquelle nous nous rassemblerions dans une clairière. Là, dans un état de non-retrait, nous tenterions d’imaginer collectivement un avenir, en maintenant une capacité d’improvisation nous permettant d’être présents à toutes les possibilités qui surviendraient, quel qu’en soit le caractère inattendu, et en évitant toute approche calculatrice.

Laiwan
This article also appears in the issue 53 - Utopie et dystopie
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