Ceci est le dernier éditorial

Johanne Chagnon

[In French]

Ceci est le dernier éditorial que je signe dans ESSE. En effet, je quitte la revue où, pendant près de 18 ans, j’ai participé à l'aventure exaltante qui est de bâtir une tribune indépendante où artistes et intervenants du milieu peuvent exprimer leurs réflexions sur le monde. Au cours des années, j’ai vu défiler plusieurs équipes de travail, avec des intérêts et des enthousiasmes divers. Celle en place actuellement est fin prête à assumer la suite des choses. Je lui souhaite d’autres moments forts, non entachés de la lourde tâche que constitue la survie d’un périodique culturel d’opinion dans notre société.

Quant à moi, après toutes ces années, je sens le besoin de consacrer plus de temps à une autre forme d’engagement, et malheureusement ce ne sont pas les occasions qui manquent. Plusieurs sources d’engagement me poussent à agir.

Je constate qu’une stratégie répressive se dessine clairement, stratégie visant toute forme d’opposition à la mondialisation des marchés. On en a vu un exemple le 26 avril dernier à Montréal, alors que des manifestants anti-mondialisation étaient rassemblés au square Dorchester, en réaction à la réunion des ministres du Travail du G-8 (réunissant les 8 pays autoproclamés les plus riches et puissants de la planète). L’escouade anti-émeute du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a entouré les individus présents avant même que la manifestation ne débute, de façon à ce qu’ils n’aient aucune sortie possible, et les ont ainsi détenus pendant cinq heures. Des arrestations ont été effectuées et des constats d’infraction distribués. Le Service de police s’est justifié en affirmant avoir eu des raisons de croire que des actes illégaux allaient être commis, ce qui n’est nullement prouvé (lors de la manifestation du G-20 à Montréal, en octobre 2000, au moins 40 agents doubles appartenant au SPCUM et à la Sûreté du Québec avaient infiltré les manifestants). Le résultat de ces manœuvres est de dissuader des citoyens, qui veulent tout simplement et fort légitimement signifier leur opinion, de se pointer à des manifestations, de peur de représailles — mais quels autres moyens les décideurs nous laissent-ils, retranchés derrière leur bastion? Ne resteront à la longue que les plus radicaux, dont les forces policières se chargeront de diminuer le nombre, participant ainsi à réduire les mouvements de dissidence et d’opposition aux efforts des grandes puissances pour imposer leur main-mise mondiale.

Ce sont des tactiques inadmissibles qui me choquent. Il n’y a pas que les bouleversements climatiques qui ont de quoi inquiéter sérieusement, mais aussi l’effronterie des moyens employés pour favoriser les privilèges déjà indécents de quelques-uns.

Je constate également que toutes les organisations financières et politiques qui veulent régir le monde disent tout à coup vouloir s’occuper de la question de la pauvreté, et utilisent maintenant de pieux discours pour réduire les écarts grandissants entre riches et pauvres. Que ce soit au Fonds monétaire international (FMI), à la Banque mondiale, au Forum économique mondial (Sommet de Davos — tenu cette année à New York), à l’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économique), au G-8, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) même, le discours anti-pauvreté a la cote, alors que ces nobles institutions sont elles-mêmes responsables de l’appauvrissement des plus pauvres! Derrière ces intentions se profile ce qui ressemble davantage à une lutte aux pauvres! Les fossés entre nantis et démunis sont une menace à la stabilité économique. Éliminons-les (les démunis, bien sûr)! Ces stratégies font partie du fondement même du système capitaliste. Les pauvres représentant un pourcentage important de la population mondiale, voilà un créneau intéressant à exploiter. Et pour cela, il faut leur donner les moyens de devenir des consommateurs effrénés. C’est pourquoi ces institutions ne proposent qu’une solution : faire du commerce un élément essentiel à la lutte contre la pauvreté.

Je constate aussi ceci : dans le même mouvement, le gouvernement Landry a déposé, le 12 juin dernier, un projet de loi anti-pauvreté. Il est désolant de remarquer que l’annonce d’un tel projet, qui aurait dû permettre de faire un véritable pas en avant, a plutôt eu un effet négatif désastreux en entretenant les inégalités et les préjugés envers les personnes en situation de pauvreté. Le projet de loi, en maintenant la distinction entre les aptes et les inaptes au travail et en insistant sur le soutien que veut donner le gouvernement à ceux seuls qui veulent «réintégrer le circuit» — pour reprendre les termes mêmes qu’emploie Landry — continue d’entretenir dans la population des préjugés à l’effet que les pauvres ne veulent pas travailler et préfèrent être entretenus par le système. Il n’explique aucunement pourquoi tant de gens dans notre société sont exclus de ce fameux circuit : le marché de l’emploi ne veut pas d’eux, le système lui-même multiplie les obstacles qui empêchent la réinsertion, etc. Ainsi, on ne fait que reprendre l’idée déjà trop répandue qu’on est pauvre parce qu’on le veut bien. Cette position du gouvernement dénote une incompréhension inexcusable de la réalité vécue. De plus, le projet de loi anti-pauvreté propose un revenu de solidarité qui serait calculé d’après un barême du revenu moyen des personnes pauvres d’environ 12 000 $ par année, alors que la situation réelle est plutôt de l’ordre de 6 000 $ pour un grand nombre d’entre elles.

Les discriminations sont nombreuses dans notre société, et le projet de loi ne fait absolument rien pour les abolir. Les exemples sont nombreux, en voici quelques-uns : Pourquoi une victime d’acte criminel peut-elle garder son indemnisation si elle est riche, mais doit la remettre à l’aide sociale si elle est sans revenu? Pourquoi avantage-t-on fiscalement des personnes qui investissent dans un fonds de solidarité, mais diminue-t-on le revenu d’aide sociale de deux personnes qui partagent un logement par solidarité? Pourquoi la pension alimentaire est-elle traitée dans la fiscalité comme un revenu au titre de l’enfant, mais traitée comme un revenu du parent responsable si celui-ci est une personne assistée sociale, et retranchée en conséquence de la prestation du parent? Pourquoi le gouvernement résiste-t-il à garantir un plancher de revenu décent et sans coupures à l’aide sociale, alors que le code civil, lui, interdit de saisir la portion d’un revenu qui couvre les besoins essentiels, même en cas de fraude? Pourquoi les assistés sociaux aptes au travail, qui reçoivent 501 $ par mois, doivent-ils payer une franchise de 16,70 $ pour leurs médicaments, alors que ceux qui ont des contraintes sévères à l’emploi et qui reçoivent plutôt 734 $ par mois sont dispensés de cette franchise? (Source : Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté.)

Des patrons qui cherchent des abris fiscaux pour eux-mêmes et qui refusent que le salaire minimum sorte de la pauvreté; des impôts qu’on réduit à coups de milliards de dollars sans améliorer le revenu des personnes trop pauvres pour payer de l’impôt; des profits sans plafond et une sécurité du revenu, sans plancher pour couvrir les besoins essentiels…

Pour faire avancer le débat, il est nécessaire de dresser un portrait plus juste de la situation de la pauvreté et des mesures véritablement efficaces pour la combattre. En tant que société responsable, il va falloir se poser sérieusement la question : souhaitons-nous réellement un tel “deux poids, deux mesures”? Si non, que sommes-nous prêts à faire pour que cela change? Ça urge. Ces écarts économiques nuisent au développement de toute la collectivité et affaiblissent la cohésion sociale.

À la lecture de ces propos plutôt politiques, on pourrait croire que je délaisserai la pratique de l’art pour une forme de militantisme. Non, bien au contraire. Je crois plus que jamais que les artistes ont une contribution essentielle à apporter. Dans des périodes plus mouvantes comme celle que nous vivons actuellement, il en faut pour allumer l’imaginaire avec une autre vision de ce que la société pourrait être, et une autre approche que celle, devenue trop prévisible, des différents acteurs de la scène sociale.

J’écris cela et pourtant, je ne me fais pas d’illusion sur les changements qu’il est possible d’apporter. L’humain n’est pas dans une meilleure position aujourd’hui qu’ à toute autre époque de son histoire. Il n’a tiré aucune leçon de ses expériences passées et perpétue encore les situations d’inégalité, d’injustice, de conflits armés et de lutte de pouvoir. En plus, il a tellement bousillé la planète qu’il s’est placé dans un processus quasi-irréversible d’ autodestruction (pollution, empoisonnement progressif de (par) l’air, l’eau, la nourriture, etc.).

Mais… il faut bien faire quelque chose…

Et lire ESSE?

Y écrire?

Et pourquoi pas vous?!

Johanne Chagnon
This article also appears in the issue 46 - Un regard sur la vidéo
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