À qui appartient cette réalité ? Performance et politique dans deux œuvres de Claudia del Fierro

Zoë Chan
Claudia del Fierro, Idéntica, Optica, Montréal, 2008.
photo : Bettina Hoffmann, permission de l’artiste | courtesy of the artist & Optica

Plusieurs artistes actuels de la performance, dont la pratique prolonge les happenings d’Allan Kaprow, s’emploient à briser les frontières entre l’art et la vie, entre l’art et le public, tandis qu’ils et elles s’interrogent sur la pertinence d’un art qui ne traiterait pas des préoccupations de la vie quotidienne. Ces artistes critiquent les divisions de classe entre la culture d’élite et la culture populaire, de même que la notion élitiste d’un art qui ne s’adresse qu’à un public spécialisé ; ils et elles ­cherchent différentes manières de créer des œuvres plus accessibles, voire ­pertinentes, pour un public plus vaste. 

Les œuvres performatives de l’artiste chilienne Claudia del Fierro suggèrent une telle approche, comme en témoignait son exposition chez Optica, qui présentait deux courtes vidéos intitulées respectivement Políticamente Correcto/Politically Correct (2001) et Idéntica (2000)1 1 - Cette exposition éponyme a été présentée dans la salle multidisciplinaire d’Optica, du 6 septembre au 11 octobre 2008.. Políticamente Correcto est une projection en boucle de trois minutes qui affiche dès le départ ses principes populistes. L’œuvre est ­présentée par un court texte rédigé par l’artiste, expliquant que la vidéo a été tournée dans un quartier industriel de Santiago. Del Fierro écrit : « Sur une base quotidienne et durant plusieurs semaines, je me suis infiltrée, au moment de la pause, dans une usine de textile où travaille un grand nombre de femmes. […] Ayant déjà peu de temps pour échanger, aucune d’entre elles n’a remarqué ma présence. »

La vidéo se compose de séquences tournées de façon ­rudimentaire à l’entrée de cette usine, et présente principalement des femmes vêtues de sarraus unis, entrant et sortant de cette scène terne, et qui ne ­semblent pas être conscientes de la caméra. Il n’y a pas ­d’images ­montrant les ­femmes au travail ou leurs conditions de travail ­réelles. L’accent est mis plutôt sur l’aspect vestimentaire. Del Fierro a ­installé une pile ­d’uniformes soigneusement pliés à côté de la projection vidéo en ­galerie. Ces traces matérielles de ses performances ­quotidiennes ­évoquent les ­vêtements omniprésents et immédiatement ­reconnaissables de ces « héros ­méconnus » qui font tourner les rouages de la société : ­infirmières, ­bouchers et, dans ce cas-ci, ouvrières. Les couleurs gaies de leurs robes – des tons pastel de rose, de bleu et de jaune – démentent la pénible réalité quotidienne de leur travail. 

Le spectateur met peu de temps à reconnaître l’artiste, non pas parce que del Fierro se distingue beaucoup physiquement des autres femmes (après tout, elle est vêtue, comme elles, de robes informes), mais parce qu’elle réapparaît constamment dans le champ visuel. Del Fierro réitère sans cesse son idée, sur un fond sonore de déclics nerveux : ces femmes sont des membres non reconnues de la société, à tort ; leur uniforme les rend tout simplement invisibles et souligne leur manque de « capital social », pour emprunter une expression à Bourdieu. Dans la séquence finale de la vidéo, del Fierro arpente la rue toute seule ; on dirait simplement un autre mannequin démodé sur la passerelle monotone de la vie de ces femmes.

Tournée avec une caméra portable, Idéntica (2000) montre del Fierro en train de participer à un concours d’amateurs de mauvais goût, à la télé. Le déguisement est de nouveau un élément central dans cette œuvre. Dans ce cas-ci, l’artiste porte manifestement un costume et joue le rôle d’une secrétaire d’allure provinciale qui rêve de la grande ville ; une sorte de madame tout-le-Monde affublée d’un tailleur bon marché, portant talons hauts et coiffure bouffante. Le spectateur (et l’assistance) regardent del Fierro, pince-sans-rire, dans une série de situations inconfortables sur le plateau, dont un duo discordant avec l’animateur de l’émission – tout en sourires forcés, charme obséquieux et besos – et une scène où l’artiste perd sa perruque mal ajustée.

Claudia del Fierro, Políticamente Correcto, 2001.
photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist

Malheureusement, il est difficile de ressentir quoi que ce soit à son égard, principalement, peut-être, parce que del Fierro interprète un « type », plutôt qu’une personne. Le spectateur ne peut saisir ­précisément ni l’identité de son personnage, ni l’histoire respective des autres concurrents, les motivations de leur participation et, au risque de devenir excessivement sentimental, leurs espoirs, leurs rêves et leurs tribulations.

De plus, même si nous sommes engagés à fond dans l’époque de la téléréalité et des dérivés de American Idol, il demeure difficile d’éprouver quoi que ce soit en réponse à l’embarras public de del Fierro (ou de son personnage). Après tout, nous sommes habitués au fait que plusieurs personnes sont prêtes à s’humilier pour obtenir quinze minutes de gloire, et peut-être une certaine somme d’argent ; de toute façon, il n’est pas nécessairement question de talent dans ce genre de situations, et les applaudissements ne sont pas forcément garantis ; tout ce qui compte, c’est de bien s’amuser. Finalement, le fait que la vidéo est montrée sur un petit téléviseur – imitant les conditions visuelles habituelles du visionnement domestique – ne fait qu’accroître l’atmosphère générale de médiocrité entourant cette œuvre.

Dans Le retour du réel2 2 - Hal Foster, Le retour du réel : situation actuelle de l’avant-garde, trad. Yves Cantraine, Frank Pierobon et Daniel Vander Gucht, Bruxelles, La Lettre volée, 2005., Hal Foster soutient que l’avant-garde s’aligne généralement, au plan social comme au plan politique, sur les soi-disant marginaux de la société – le prolétariat, les pauvres et les ­persécutés, selon un positionnement stratégique contestataire et ­antibourgeois. Dans cette perspective, l’aspect frustrant d’une œuvre comme Políticamente Correcto réside dans le fait qu’elle s’écarte de ses sujets présumés pour concentrer le regard du spectateur sur l’artiste, et tout particulièrement sur son engagement (incarné) envers la classe ouvrière et les femmes. Et bien que cet engagement puisse paraître en lui-même admirable, le spectateur n’apprend rien de plus sur la vie ­personnelle ou professionnelle de ses « collègues ». Elles demeurent littéralement à l’arrière-plan, simple preuve de la réalité de la situation décrite. Le fait même d’entrer et sortir de l’usine pendant les pauses des ouvrières ne peut que souligner la liberté de del Fierro, sur le plan artistique et en général. En effet, les spectateurs se rappelleront davantage son sens de l’audace que toute connaissance à propos de ses sujets d’étude.

Si l’objectif premier de del Fierro était de combler le fossé entre l’artiste et l’Autre, il appert que ces deux œuvres n’y parviennent pas. Elle semble plutôt réitérer simplement la vision romantique de l’artiste comme transgresseur et esprit libre, tout en glissant sur les réalités de ceux et celles qui n’ont pas le luxe de jouer de tels rôles ou la liberté d’aller et venir à leur guise. Son choix de titres, particulièrement dans le cas de Politically Correct, laisse croire que del Fierro est consciente des écueils qui peuvent survenir lors de la production d’œuvres traitant de questions politiques et sociales. Il y a cependant lieu de se demander si ce caractère réflexif est suffisant lorsque l’œuvre s’aventure à peine ­au-delà de la performativité de l’artiste pour se cantonner plutôt – ­malgré son esthétique résolument banale – dans le champ du geste et de la signature artistique.

[Traduit de l’anglais par Denis Lessard]

Claudia del Fierro, Zoë Chan
Cet article parait également dans le numéro 66 - Disparition
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