{"id":173279,"date":"2022-09-05T19:45:00","date_gmt":"2022-09-06T00:45:00","guid":{"rendered":"https:\/\/esse.ca\/?p=173279"},"modified":"2023-09-13T12:55:35","modified_gmt":"2023-09-13T17:55:35","slug":"douleur-animale-et-supremacisme-humain","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/esse.ca\/douleur-animale-et-supremacisme-humain\/","title":{"rendered":"Douleur animale et supr\u00e9macisme humain"},"content":{"rendered":"\n

Esse<\/em> :<\/strong> Quelles pistes la philosophie propose-t-elle pour r\u00e9fl\u00e9chir aux enjeux de la douleur animale\u2009?<\/p>\n\n\n\n

Martin Gibert :<\/strong> On trouve des r\u00e9flexions sur nos devoirs envers les animaux et des arguments prov\u00e9g\u00e9tariens d\u00e8s l\u2019Antiquit\u00e9 grecque, avec Pythagore. Au cours de l\u2019histoire, de nombreux philosophes, comme Plutarque, Voltaire, Rousseau ou Bentham, ont \u00e9t\u00e9 sensibles \u00e0 la souffrance animale. Mais dans l\u2019ensemble, les \u00ab\u2009amants de la sagesse\u2009\u00bb n\u2019ont gu\u00e8re \u00e9t\u00e9 plus avis\u00e9s que leurs contemporains pour identifier le sp\u00e9cisme, cette discrimination selon l\u2019esp\u00e8ce qui est centrale pour penser la douleur animale (ce ne serait pas la premi\u00e8re fois que les philosophes passent \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019une injustice syst\u00e9mique). <\/p>\n\n\n\n

Cela dit, les choses se sont consid\u00e9rablement am\u00e9lior\u00e9es depuis une quarantaine d\u2019ann\u00e9es et il existe aujourd\u2019hui un domaine de l\u2019\u00e9thique appliqu\u00e9e qu\u2019on appelle l\u2019\u00e9thique animale et qui \u00e9tudie nos devoirs envers les animaux en tant qu\u2019individus. Il est florissant, notamment au Canada avec Sue Donaldson et Will Kymlicka (Zoopolis<\/em>, 2011) et au Qu\u00e9bec avec Val\u00e9ry Giroux (L\u2019antisp\u00e9cisme<\/em>, 2020). <\/p>\n\n\n\n

On peut dire que le point de d\u00e9part consiste \u00e0 identifier les \u00ab\u2009patients moraux\u2009\u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire les entit\u00e9s envers qui nous avons des devoirs. En \u00e9thique animale, la plupart des philosophes adoptent ce qu\u2019on appelle le \u00ab\u2009sentientisme\u2009\u00bb : ils et elles consid\u00e8rent que la \u00ab\u2009sentience\u2009\u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire la capacit\u00e9 \u00e0 ressentir des \u00e9motions, du plaisir et de la douleur, est le bon crit\u00e8re pour identifier les patients moraux. Bref, l\u2019\u00e9thique animale se soucie des individus animaux parce qu\u2019ils peuvent ressentir de la douleur et qu\u2019on peut donc leur faire du bien ou du mal. Beaucoup de gens confondent le vivant et les animaux. En r\u00e9alit\u00e9, c\u2019est tr\u00e8s diff\u00e9rent. Si tous les \u00eatres sentients sont vivants, l\u2019inverse n\u2019est pas toujours vrai. L\u2019\u00e9thique animale n\u2019a rien \u00e0 dire sur le vivant en g\u00e9n\u00e9ral. Elle ne se pr\u00e9occupe pas des virus, des bact\u00e9ries, des plantes ou des \u00e9cosyst\u00e8mes parce que ces entit\u00e9s ne peuvent pas avoir mal. Dans une optique sentientiste, ce ne sont donc pas des patients moraux.<\/p>\n\n\n\n

Esse<\/em> :<\/strong>\u2002Existe-t-il d\u2019autres perspectives que le sentientisme\u2009?<\/p>\n\n\n\n

MG<\/strong> :\u2002Oui. Certain\u00b7e\u00b7s philosophes d\u00e9fendent le \u00ab\u2009biocentrisme\u2009\u00bb, soit l\u2019id\u00e9e qu\u2019il suffit d\u2019\u00eatre vivant\u00b7e pour \u00eatre un\u00b7e patient\u00b7e moral\u00b7e. L\u2019argument consiste \u00e0 dire que puisque tout \u00eatre vivant peut par d\u00e9finition mourir et qu\u2019il peut habituellement plus ou moins s\u2019\u00e9panouir, on pourrait par exemple avoir le devoir moral de ne pas le tuer ou de ne pas entraver son \u00e9panouissement. Cette th\u00e9orie assez minoritaire se retrouve moins en \u00e9thique animale qu\u2019en \u00e9thique environnementale. Elle stipule que le cercle de notre consid\u00e9ration morale devrait s\u2019\u00e9tendre \u00e0 des entit\u00e9s vivantes mais non sentientes, comme les bact\u00e9ries ou les plantes. <\/p>\n\n\n\n

\n
\n
\n

Lorsqu\u2019on entend tous ces discours sur \u00ab\u2009le vivant\u2009\u00bb selon lesquels il faudrait \u00eatre bienveillant\u00b7e \u00e0 son \u00e9gard ou agir pour lui<\/em>, on pourrait en d\u00e9duire que tout le monde est biocentriste. En r\u00e9alit\u00e9, accorder une valeur morale intrins\u00e8que<\/em> au vivant demeure une posture philosophique marginale et exigeante.<\/p>\n<\/blockquote>\n<\/div>\n\n\n\n

<\/div>\n<\/div>\n\n\n\n

Du c\u00f4t\u00e9 du sentientisme, on pourra dire que le vivant a une valeur cognitive (il nous apprend des choses) ou esth\u00e9tique (il peut \u00eatre beau ou laid), mais sa valeur morale ne pourra jamais \u00eatre qu\u2019instrumentale : il faut pr\u00e9server l\u2019arbre et la for\u00eat, non parce que ce sont des patients moraux, mais parce qu\u2019ils abritent des animaux. <\/p>\n\n\n\n

On comprend que le biocentrisme concerne beaucoup plus d\u2019entit\u00e9s que le sentientisme : les animaux, mais aussi les v\u00e9g\u00e9taux et toutes sortes d\u2019organismes vivants. Cependant, ces deux th\u00e9ories sont loin d\u2019avoir pris le pas sur l\u2019approche courante, qui trace un cercle de la moralit\u00e9 beaucoup plus \u00e9troit : l\u2019\u00ab\u2009anthropocentrisme\u2009\u00bb ou le \u00ab\u2009supr\u00e9macisme humain\u2009\u00bb. Selon cette troisi\u00e8me optique, on peut facilement justifier l\u2019utilisation des animaux non humains en art ou dans n\u2019importe quel autre secteur, puisque ce ne sont tout simplement pas des patients moraux. Il est alors acceptable de les acheter et de les vendre, on peut justifier de les enfermer et de les tuer parce qu\u2019ils ne sont en d\u00e9finitive rien de plus que des marchandises ou des ressources mises \u00e0 notre disposition. En r\u00e9clamant qu\u2019on ne puisse plus vendre ni acheter les animaux, les abolitionnistes \u2013 les militant\u00b7e\u00b7s qui r\u00e9clament que les animaux ne soient plus appropriables \u2013 s\u2019opposent donc au sp\u00e9cisme et au supr\u00e9macisme humain sur le front juridique.<\/p>\n\n\n\n

Esse<\/em> :<\/strong>\u2002Est-ce \u00e0 dire que la souffrance animale est moralement acceptable lorsqu\u2019elle s\u2019inscrit dans une d\u00e9marche visant \u00e0 d\u00e9noncer une certaine tol\u00e9rance sociale, sinon l\u00e9gale, de l\u2019exploitation des \u00eatres sentients aux fins de l\u2019humanit\u00e9\u2009? Que pense l\u2019\u00e9thique animale des pratiques artistiques qui endosseraient cette position ?<\/p>\n\n\n\n

MG :<\/strong>\u2002Dire qu\u2019il est mal de tuer ou de maltraiter des animaux \u2013 que ce soit en art contemporain ou par gourmandise \u2013, \u00e7a ne signifie pas que c\u2019est toujours mal de le faire. Il peut y avoir des exceptions. Par exemple, on peut facilement imaginer un argument cons\u00e9quentialiste justifiant que l\u2019on fasse souffrir un animal pour en sauver d\u2019autres (et \u00e7a marche aussi pour les animaux humains). \u00c7a signifierait alors qu\u2019une performance qui consiste \u00e0 instrumentaliser ou \u00e0 maltraiter un animal pourrait \u00eatre moralement acceptable si elle a pour effet de rendre le public v\u00e9gane et de l\u2019inciter \u00e0 militer pour les droits des animaux. <\/p>\n\n\n\n

Il y a bien s\u00fbr diff\u00e9rentes approches en \u00e9thique animale et cela conditionne en partie la mani\u00e8re d\u2019analyser la douleur animale et, plus largement, l\u2019utilisation des animaux (sans leur consentement) en art contemporain. On peut r\u00e9sumer les d\u00e9bats en disant que les d\u00e9ontologues vont mobiliser l\u2019id\u00e9e de droits des animaux \u2013 droit de ne pas \u00eatre tu\u00e9s, maltrait\u00e9s, enferm\u00e9s dans une cage \u2013 tandis que les cons\u00e9quentialistes et les utilitaristes, comme le philosophe Peter Singer, auteur de La lib\u00e9ration animale<\/em> (1975), vont plut\u00f4t insister sur la douleur et les torts (non n\u00e9cessaires) qui leur sont faits.<\/p>\n\n\n\n

Esse<\/em> :<\/strong>\u2002Les tenant\u00b7e\u00b7s de l\u2019autonomie esth\u00e9tique et de l\u2019exceptionnalit\u00e9 artistique d\u00e9fendraient pourtant un statut particulier pour les \u0153uvres d\u2019art. Comment r\u00e9pondre au statut ontologique particulier de l\u2019art\u2009?<\/p>\n\n\n\n

MG :<\/strong>\u2002J\u2019imagine bien un\u00b7e artiste qui chercherait \u00e0 justifier qu\u2019on fasse souffrir un animal au nom de l\u2019art<\/em>. Il ou elle invoquerait une exceptionnalit\u00e9 de l\u2019art, une extraterritorialit\u00e9 du champ qui, pla\u00e7ant l\u2019artiste ou l\u2019\u0153uvre par-del\u00e0 le bien et le mal, donnerait le droit d\u2019affamer un chien ou de pulv\u00e9riser des poissons. Mais l\u2019argument est vraiment faible.<\/p>\n\n\n\n

\n
\n
\n

D\u2019abord, on ne voit pas ce qui pourrait justifier une exception artistique : l\u2019art est une activit\u00e9 humaine qui produit des art\u00e9facts et des exp\u00e9riences. Il peut \u00eatre \u00e9valu\u00e9 moralement comme n\u2019importe quoi. Un crime n\u2019est pas moins un crime parce qu\u2019il a lieu dans le cadre d\u2019une performance artistique. Et il ne faut pas oublier le point de vue des animaux maltrait\u00e9s ou tu\u00e9s : ils n\u2019ont rien \u00e0 gagner \u00e0 \u00ab\u2009participer\u2009\u00bb \u00e0 un tel projet. D\u2019ailleurs, accepterait-on de maltraiter des humains sans leur consentement pour une \u0153uvre d\u2019art\u2009? Non, r\u00e9pondront vraisemblablement ceux et celles qui promeuvent l\u2019id\u00e9e d\u2019exception artistique. Mais pourquoi ce double standard\u2009? Parce qu\u2019ils et elles sont sp\u00e9cistes\u2009!<\/p>\n<\/blockquote>\n<\/div>\n\n\n\n

<\/div>\n<\/div>\n\n\n\n

Esse <\/em>:<\/strong>\u2002L\u2019exceptionnalit\u00e9 artistique revient donc \u00e0 accorder la primaut\u00e9 au bien\u00eatre de l\u2019humain sur celui des autres animaux. Pourquoi la douleur des animaux parait-elle, g\u00e9n\u00e9ralement, moins choquante que la douleur humaine\u2009?<\/p>\n\n\n\n

MG :<\/strong> \u2002Je dirais plut\u00f4t que la th\u00e8se de l\u2019exceptionnalit\u00e9 artistique et celle du supr\u00e9macisme humain se renforcent mutuellement. Si je caricature un peu, \u00e7a donne ceci : <\/p>\n\n\n\n