{"id":196324,"date":"2023-07-18T09:29:42","date_gmt":"2023-07-18T14:29:42","guid":{"rendered":"https:\/\/esse.ca\/?post_type=chronique&p=196324"},"modified":"2023-10-23T14:58:29","modified_gmt":"2023-10-23T19:58:29","slug":"racines-theoriques-et-ramifications-artistiques-du-jardin","status":"publish","type":"chronique","link":"https:\/\/esse.ca\/chronique\/racines-theoriques-et-ramifications-artistiques-du-jardin\/","title":{"rendered":"Racines th\u00e9oriques et ramifications artistiques du jardin"},"content":{"rendered":"\n
Tout a commenc\u00e9 avec un jardin.<\/pre>\n\n\n\n
Quand je re\u00e7ois l\u2019invitation \u00e0 participer \u00e0 cette r\u00e9sidence num\u00e9rique, \u00e0 la fin de janvier, je r\u00eave des plantes qui jailliront de mon potager, alors enseveli sous un tapis blanc. Les mois d\u2019hiver s\u2019\u00e9coulent et font place \u00e0 la douce chaleur du printemps. Au moment o\u00f9 je r\u00e9dige mes intentions de recherche, je suis en plein dans les semis. L\u2019ann\u00e9e scolaire tire \u00e0 sa fin, ma fille est sur le point de terminer la maternelle et j\u2019imagine d\u00e9j\u00e0 les heures que nous passerons ensemble \u00e0 planter, \u00e0 entretenir, \u00e0 r\u00e9colter et \u00e0 gouter ce qui pousse dans la cour.<\/pre>\n\n\n\n

C\u2019est donc inspir\u00e9e par le rythme estival qui s\u2019installe tranquillement, par le verdissement du paysage, le parfum de lilas qui flotte dans l\u2019air et les journ\u00e9es qui s\u2019allongent que j\u2019articule ma recherche autour des gestes de soin artistiques pos\u00e9s \u00e0 l\u2019\u00e9gard du vivant. Dans la chaleur du mois de juin, je continue de cultiver mes r\u00e9flexions sur l\u2019omnipr\u00e9sence du jardinage dans l\u2019art contemporain, ainsi que sur les relations qui foisonnent dans cet \u00e9cosyst\u00e8me.<\/p>\n\n\n\n

En creusant les archives de Esse<\/em>, je d\u00e9terre trois num\u00e9ros parus entre 2016 et 2020 dont les dossiers portent sur le vivant (87), le paysage (88) et les plantes (99). Au croisement de ces th\u00e8mes \u00e9merge l\u2019id\u00e9e du jardin comme terrain propice aux rencontres avec le vivant sous toutes ses formes. Les \u0153uvres qui servent de points d\u2019ancrage aux textes revisit\u00e9s ont toutes le potentiel d\u2019activer une \u00e9cologie sensible, et m\u00eame affective, entre les plantes, les insectes, les animaux et les \u00eatres humains dont les existences s\u2019entrecroisent dans ce microcosme.<\/p>\n\n\n\n

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Dans les marges du jardinage<\/strong><\/h2>\n\n\n\n

Dans \u00ab Le jardin dans tous ses \u00e9tats1<\/sup><\/a> 1 <\/a> - Isadora Chicoine-Marinier, \u00ab Le jardin dans tous ses \u00e9tats : Les paradis de Granby<\/em> de Catherine Bodmer \u00bb, Esse<\/em>, no<\/sup> 88 (automne 2016), p. 76-80.<\/span> \u00bb, texte portant sur le projet Les paradis de Granby<\/em> r\u00e9alis\u00e9 par Catherine Bodmer, Isadora Chicoine-Marinier rel\u00e8ve quelques d\u00e9finitions du jardin. Celles-ci sont retranscrites au dos d\u2019une s\u00e9rie de cartes postales produites par l\u2019artiste au terme d\u2019une ann\u00e9e de rencontres avec cinq participant\u00b7es affili\u00e9\u00b7es \u00e0 la Soci\u00e9t\u00e9 d\u2019horticulture de Granby, s\u00e9rie qui fait \u00e9tat de ses propres recherches et des discussions qu\u2019elle a eues avec les jardiniers et jardini\u00e8res. Une de ces d\u00e9finitions retrace les racines \u00e9tymologiques du mot \u00ab jardin \u00bb et r\u00e9f\u00e8re \u00e0 \u00ab un enclos, un endroit r\u00e9serv\u00e9 par l\u2019homme, o\u00f9 la nature (les plantes, les eaux, les animaux) est dispos\u00e9e de fa\u00e7on \u00e0 servir aux plaisirs de l\u2019homme2<\/sup><\/a> 2 <\/a> - Pierre Grimal et Maurice Levy, \u00ab Jardins : De l\u2019Antiquit\u00e9 aux Lumi\u00e8res \u00bb, Encyclop\u00e6dia Universalis<\/em>, cit\u00e9s dans Catherine Bodmer et coll., Les paradis de Granby<\/em>, fig. 18, 2015.<\/span>\u00bb. Ce \u00ab lieu clos \u00bb trouve \u00e9cho dans le paradis terrestre du premier jardin, l\u2019\u00c9den, qui constitue une \u00ab oasis occasionnelle \u00bb, un lieu o\u00f9 la nature est pure et ordonn\u00e9e, une utopie \u00e0 retrouver. Aux conceptions id\u00e9alis\u00e9es d\u2019un jardin \u00ab hors du temps \u00bb se m\u00eale une citation de Michel Foucault, qui affirme que \u00ab le jardin, c\u2019est la plus petite parcelle du monde et puis c\u2019est la totalit\u00e9 du monde3<\/sup><\/a> 3 <\/a> - Michel Foucault, Des espaces autres<\/em>, 1967, cit\u00e9 dans Catherine Bodmer et coll., Les paradis de Granby<\/em>, fig. 2, 2015.<\/span> \u00bb. Renvoyant au concept foucaldien d\u2019h\u00e9t\u00e9rotopie, cette compr\u00e9hension du jardin en tant que lieu microcosmique contenant une multitude d\u2019\u00e9tats et d\u2019espaces d\u00e9cloisonne celui-ci et le relie au monde qui l\u2019entoure. Dans cet esprit, l\u2019autrice met de l\u2019avant l\u2019interrelation entre les diff\u00e9rentes formes de vie qui fa\u00e7onne le jardin, un endroit o\u00f9 la dichotomie entre nature et culture s\u2019estompe au fil des relations qui s\u2019y tissent.<\/p>\n\n\n\n

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Une forme d\u2019encadrement s\u2019applique malgr\u00e9 tout \u00e0 l\u2019espace du jardin en tra\u00e7ant un parall\u00e8le avec le th\u00e8me du dossier consacr\u00e9 au paysage. Dans son \u00e9ditorial du num\u00e9ro 88, Sylvette Babin, qui s\u2019inspire des propos de la philosophe Anne Cauquelin, fait r\u00e9f\u00e9rence au d\u00e9coupage du paysage, qui \u00ab transforme notre vision de la nature \u00bb en \u00ab [domptant] le sauvage4<\/sup><\/a> 4 <\/a> - Sylvette Babin, \u00ab Le paysage d\u00e9sencadr\u00e9 \u00bb, Esse<\/em>, no<\/sup> 88 (automne 2016), p. 4.<\/a><\/span> \u00bb. Le paysage, donc, serait le fruit d\u2019un cadre impos\u00e9 sur le monde naturel par l\u2019humain qui tend \u00e0 le contr\u00f4ler, \u00e0 la fa\u00e7on de cl\u00f4tures install\u00e9es autour d\u2019un jardin. Bien que le m\u00e9dium photographique utilis\u00e9 par Bodmer fasse lui aussi usage du cadre, il est int\u00e9ressant de noter que ce n\u2019est pas tant le jardin que les pratiques de jardinage elles-m\u00eames que l\u2019artiste documente en vue de cr\u00e9er les images qui se retrouvent au recto de ses cartes postales. Plut\u00f4t qu\u2019une perspective distanci\u00e9e donnant \u00e0 voir les compositions florales et potag\u00e8res dans toute leur splendeur, l\u2019artiste s\u2019immisce dans les marges du jardin et porte son attention sur ce qui se trouve hors champ : un tapis de feuilles mortes, une collection d\u2019outils de jardinage, un sac de plastique rempli de bulbes d\u2019oxalis pourpre qui commencent \u00e0 germer, etc.<\/p>\n\n\n\n

\"88_DO09_Chicoine_Bodmer_Les
Catherine Bodmer<\/strong>
Les paradis de Granby \u2013 Fig. 10<\/em>, 2014\u20132015.
Photo : permission de l’artiste<\/figcaption><\/figure>\n\n\n\n

Les \u00ab \u00e9tats \u00bb mentionn\u00e9s dans le titre du texte d\u00e9signent le cycle saisonnier dans lequel s\u2019inscrit le projet. Bien qu\u2019une des participant\u00b7es re\u00e7oive Bodmer dans son jardin \u00e0 la fin de l\u2019automne, lorsqu\u2019il n\u2019y a \u00ab plus rien \u00e0 voir \u00bb, que \u00ab c\u2019est fini5<\/sup><\/a> 5 <\/a> - MP cit\u00e9e dans Catherine Bodmer et coll., Les paradis de Granby<\/em>, fig. 10, 2014-2015.<\/span> \u00bb, c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment sur ce moment de latence que l\u2019artiste s\u2019attarde. Chicoine-Marinier avance qu\u2019en documentant la saison morte<\/em> du jardinage, Bodmer d\u00e9tourne l\u2019attention du r\u00e9sultat et des imp\u00e9ratifs de productivit\u00e9 pour t\u00e9moigner plut\u00f4t du processus et des relations d\u2019\u00e9change entre les participant\u00b7es et leur jardin. Cet int\u00e9r\u00eat pour le \u00ab hors-saison \u00bb, explique-t-elle, \u00ab permet [\u2026] d\u2019envisager une transformation dans le statut et la fonction du jardin d\u2019hier \u00e0 aujourd\u2019hui. En laissant place \u00e0 la dimension chaotique et cyclique de la nature, les photographies de l\u2019artiste s\u2019\u00e9loignent de la norme esth\u00e9tique attribu\u00e9e \u00e0 l\u2019ordonnancement du jardin [\u00e9d\u00e9nique] \u00bb. Comme quoi, quand il n\u2019y a \u00ab rien \u00e0 voir \u00bb, que l\u2019\u0153uvre du jardinier ou de la jardini\u00e8re s\u2019efface peu \u00e0 peu avec l\u2019hiver qui approche, les plantes et leurs alli\u00e9\u00b7es continuent d\u2019entretenir des relations qui ne demandent qu\u2019un repositionnement pour \u00eatre per\u00e7ues.<\/p>\n\n\n\n

Contrejardins<\/strong><\/h2>\n\n\n\n

L\u2019essai intitul\u00e9 \u00ab Entrer en relation avec l\u2019Autre v\u00e9g\u00e9tal6<\/sup><\/a> 6 <\/a> - Amanda White, \u00ab Entrer en relation avec l\u2019Autre v\u00e9g\u00e9tal\u00bb, traduit de l\u2019anglais par Margot Lacroix, Esse<\/em>, no<\/sup> 87 (printemps-\u00e9t\u00e9 2016), p. 20-23.<\/span> \u00bb d\u2019Amanda White va au-del\u00e0 d\u2019une perspective interhumaine sur le jardin pour reconnaitre une forme d\u2019agentivit\u00e9 aux plantes. Alors que Chicoine-Marinier mobilise les concepts d\u2019\u00e9cocentrisme et d\u2019\u00e9cosophie, qui s\u2019opposent \u00e0 l\u2019anthropocentrisme et \u00e0 l\u2019objectification de la nature qui en d\u00e9coule, White centre sa r\u00e9flexion sur les \u00eatres v\u00e9g\u00e9taux en tant qu\u2019\u00ab actants \u00bb. Il n\u2019est plus seulement question de d\u00e9centrer l\u2019anthropos<\/em> : le \u00ab tournant v\u00e9g\u00e9tal \u00bb auquel elle fait r\u00e9f\u00e9rence se rapproche plut\u00f4t de ce que l\u2019anthropologue Natasha Myers d\u00e9signe comme le \u00ab Planthropoc\u00e8ne \u00bb, \u00e9pist\u00e9m\u00e9 qu\u2019elle souhaite voir prosp\u00e9rer dans les ruines de la pens\u00e9e anthropoc\u00e8ne. Pour ce faire, Myers \u00ab remplace la figure singuli\u00e8re de l\u2019anthropos<\/em> par celle \u00e9trangement hybride du planthropos<\/em> afin d\u2019amplifier l\u2019interimplication profonde des plantes et des humain\u00b7es dans toutes les facettes de la vie sur Terre \u00bb. Myers explique avec grande \u00e9loquence qu\u2019il s\u2019agit d\u2019une \u00ab mani\u00e8re de vivre dans laquelle ceux et celles qui sont encore dans l\u2019ignorance prennent conscience, comme d\u2019autres l\u2019ont toujours su, que nous sommes issu\u00b7es des plantes<\/em> ; que nous ne sommes que parce qu\u2019elles sont<\/em>7<\/sup><\/a> 7 <\/a> - Natasha Myers, \u00ab From Edenic Apocalypse to Gardens against Eden: Plants and People in and after the Anthropocene \u00bb, dans Kregg Hetherington (dir.), Infrastructure, Environment, and Life in the Anthropocene<\/em>, Durham, Duke University Press, 2019, p. 146-147. [Trad. libre]<\/span> \u00bb. En r\u00e9ponse \u00e0 l\u2019imm\u00e9diatet\u00e9 apocalyptique de l\u2019Anthropoc\u00e8ne, le Planthropoc\u00e8ne est \u00ab aspirationnel \u00bb ; il constitue un appel \u00e0 changer les termes de nos relations avec l\u2019Autre et \u00e0 s\u2019allier avec les plantes.<\/p>\n\n\n\n

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Les pratiques artistiques mises de l\u2019avant par White positionnent la vitalit\u00e9 v\u00e9g\u00e9tale comme un facteur de perte de contr\u00f4le pour les artistes qui l\u2019invitent dans leur travail. L\u2019autrice avance qu\u2019en travaillant avec les plantes dans un mode collaboratif, qui requiert leur participation afin que l\u2019\u0153uvre prenne forme, ces artistes ins\u00e8rent in\u00e9vitablement dans leurs \u0153uvres un degr\u00e9 d\u2019intersubjectivit\u00e9 entre eux et elles, les spectateurs et spectatrices et les v\u00e9g\u00e9taux. Et quand ces \u0153uvres \u00ab incorporent des pr\u00e9occupations d\u2019ordre \u00e9cologique dans une pratique artistique \u00e0 caract\u00e8re social [elles] font converger les projets de d\u00e9centrement \u00e0 la fois de l\u2019artiste et de l\u2019\u00eatre humain8<\/sup><\/a> 8 <\/a> - Amanda White, loc. cit., p. 21.<\/span> \u00bb. Dans le cas du projet 7000 Eichen \u2013 Stadtverwaldung statt Stadtverwaltung<\/em> (7 000 ch\u00eanes \u2013 Forestation urbaine au lieu d\u2019administration urbaine, en cours depuis 1982), pour lequel l\u2019artiste, Joseph Beuys, a instigu\u00e9 la plantation d\u2019autant d\u2019arbres \u00e0 Kassel, en Allemagne, cette strat\u00e9gie de d\u00e9centrement nous invite \u00e0 consid\u00e9rer une \u00e9chelle temporelle v\u00e9g\u00e9tale alors que ses composantes \u00e9voluent depuis une quarantaine d\u2019ann\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 l\u2019instar de Beuys, Lois Weinberger laisse le temps \u00e0 la vie v\u00e9g\u00e9tale d\u2019envahir ses \u0153uvres en lui offrant l\u2019espace pour s\u2019y implanter. Depuis les ann\u00e9es 1990, l\u2019artiste autrichien s\u2019affaire \u00e0 casser le b\u00e9ton et l\u2019asphalte pour d\u00e9voiler ce que White appelle des \u00ab espaces de vie potentiels \u00bb, dans lesquels il ne plante rien. D\u2019autres s\u00e9ries, comme Wild Cubes<\/em> (en cours depuis 1991) et Portable Gardens<\/em> (en cours depuis 1994), le m\u00e8nent respectivement \u00e0 installer des \u00ab cages invers\u00e9es \u00bb sur la place publique afin d\u2019emp\u00eacher quiconque d\u2019entrer et de permettre \u00e0 la vie v\u00e9g\u00e9tale de repeupler l\u2019espace comme elle l\u2019entend, ainsi qu\u2019\u00e0 d\u00e9poser des contenants de plastique remplis de terre dans diff\u00e9rents sites en laissant au hasard le soin de choisir les graines qui prendront racine. Ce n\u2019est qu\u2019apr\u00e8s son intervention que les plantes rud\u00e9rales, commun\u00e9ment appel\u00e9es \u00ab mauvaises herbes \u00bb, prennent le relai et compl\u00e8tent l\u2019\u0153uvre. Ces interventions minimalistes constituent \u00e0 mon sens une forme de geste de soin artistique et remettent en question le r\u00f4le de l\u2019artiste-jardinier ou artiste-jardini\u00e8re en proposant ce que Myers qualifie de \u00ab contrejardins \u00bb, ou de \u00ab jardins contre l\u2019\u00c9den \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire une forme de non-jardinage qui perturbe les normes esth\u00e9tiques et s\u2019enracine dans les espaces les plus improbables9<\/sup><\/a> 9 <\/a> - Natasha Myers, loc. cit., p. 124.<\/span>. En s\u2019abstenant d\u2019intervenir dans ces contrejardins, Weinberger honore une \u00e9cologie rud\u00e9rale qui ne cadre pas avec la conception conventionnelle de jardin.<\/p>\n\n\n\n

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Lois Weinberger<\/strong>
Wild Cube<\/em>, Ruderal Enclosure \u2013 a Poetic Fieldwork<\/em>, Innsbruck, 1991\/1999.
Photo : Gerbert Weinberger, permission de l\u2019artiste<\/figcaption><\/figure>\n<\/div>\n\n\n\n
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Dans le sillage des interventions minimalistes de Weinberger, White met en lumi\u00e8re l\u2019\u0153uvre How to Eat Light<\/em> (2003) de Diane Borsato, qui consiste \u00e0 ne rien faire, ou \u00e0 en faire le moins possible, mais de fa\u00e7on consciente, pour mieux entrer en relation avec les plantes. Dans une performance durationnelle, l\u2019artiste s\u2019installe pr\u00e8s d\u2019une fen\u00eatre et reste immobile en compagnie de plantes d\u2019int\u00e9rieur pendant toute une journ\u00e9e. En tentant d\u2019imiter leur fa\u00e7on de se nourrir de lumi\u00e8re, elle s\u2019immerge dans la perspective de ces plantes et incarne, en quelque sorte, la figure hybride du planthropos<\/em> sugg\u00e9r\u00e9e par Myers.<\/p>\n\n\n\n

Jardins-m\u00e9moires<\/strong><\/h2>\n\n\n\n

Paru au tout d\u00e9but du ralentissement impos\u00e9 par la pand\u00e9mie de COVID-19, lorsque les plantes d\u2019int\u00e9rieur nous tenaient compagnie en temps de confinement, le num\u00e9ro 99 propose un recadrage radical des modes de relation \u00e0 la vie v\u00e9g\u00e9tale. Dans son \u00e9ditorial, Babin affirme que \u00ab l\u2019humanit\u00e9 ose doucement faire passer le statut des plantes d\u2019objet utilitaire ou d\u00e9coratif \u00e0 celui d\u2019\u00eatre vivant \u00e0 part enti\u00e8re10<\/sup><\/a> 10 <\/a> - Sylvette Babin, \u00ab Ce que disent les plantes \u00bb, Esse<\/em>, no<\/sup> 99 (printemps-\u00e9t\u00e9 2020), p. 6.<\/a> <\/span> \u00bb. Ce changement de statut est savamment illustr\u00e9 dans le texte d\u2019Emma Lansdowne11<\/sup><\/a> 11 <\/a> - Emma Lansdowne, \u00ab La question de la conscience des plantes dans l\u2019art contemporain\u00bb, traduit de l\u2019anglais par Isabelle Lamarre, Esse<\/em>, no<\/sup> 99 (printemps-\u00e9t\u00e9 2020), p. 20-23.<\/span>, qui se penche sur l\u2019agentivit\u00e9, la conscience et m\u00eame la sentience du v\u00e9g\u00e9tal. L\u2019horticultrice devenue universitaire puise dans ses connaissances interdisciplinaires pour proposer une \u00e9thique du consentement en regard de l\u2019utilisation que les artistes font des plantes dans leur travail.<\/p>\n\n\n\n

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Dans son introduction, Lansdowne formule une critique \u00e0 l\u2019endroit de la tradition scientifique eurooccidentale, qui tarde \u00e0 reconnaitre une forme d\u2019intelligence v\u00e9g\u00e9tale, contrairement aux \u00e9pist\u00e9mologies autochtones. Elle explique que \u00ab pour certains peuples autochtones, la fronti\u00e8re entre l\u2019humain et le non-humain n\u2019est pas \u00e9tanche \u00bb. Tout comme il semble imp\u00e9ratif d\u2019apprendre des plantes pour se sortir d\u2019une vision anthropoc\u00e8ne du monde, il faut se rappeler que ces id\u00e9es ne sont pas nouvelles, mais qu\u2019elles ont plut\u00f4t \u00e9t\u00e9 occult\u00e9es au cours de plusieurs si\u00e8cles de colonialisme et de domination des sch\u00e8mes de pens\u00e9e occidentaux. La m\u00e8re, biologiste et professeure Robin Wall Kimmerer, de la nation Potawatomi, sugg\u00e8re \u00e0 ce sujet un changement de paradigme en ravivant le langage de l\u2019anim\u00e9it\u00e9 caract\u00e9ristique du monde de l\u2019enfance : \u00ab Nos enfants parlent des plantes et des animaux comme s\u2019ils faisaient partie des n\u00f4tres, \u00e9taient leur prolongement, et leur montrent de l\u2019attention voire de la compassion, jusqu\u2019\u00e0 ce que nous la leur d\u00e9sapprenions. [\u2026] Lorsque nous leur disons que l\u2019arbre n\u2019est pas quelqu\u2019un<\/em>, mais quelque chose<\/em>, nous faisons de cet \u00e9rable un objet ; nous mettons une barri\u00e8re entre nous et l\u2019arbre, nous absolvant ainsi de toute responsabilit\u00e9 morale envers lui et autorisant parall\u00e8lement son exploitation12<\/sup><\/a> 12 <\/a> - Robin Wall Kimmerer, Tresser les herbes sacr\u00e9es : Sagesse ancestrale, science et enseignements des plantes<\/em>, traduit de l\u2019anglais pas V\u00e9ronique Minder, Paris, Le lotus et l\u2019\u00e9l\u00e9phant, 2021, p. 91.<\/span>. \u00bb<\/p>\n\n\n\n

Alors que les langages scientifiques imposent une distance avec leur sujet, le chosifient, une grammaire du vivant telle qu\u2019elle existe chez les jeunes enfants et dans la plupart des langues autochtones reconnaitrait l\u2019agentivit\u00e9 des \u00eatres autres qu\u2019humains en en traitant l\u2019arbre comme une personne plut\u00f4t qu\u2019un objet. Une telle grammaire aurait le potentiel d\u2019inspirer des relations de r\u00e9ciprocit\u00e9 et d\u2019empathie pouvant se d\u00e9ployer au jardin et de jeter les bases d\u2019une \u00e9thique du consentement des \u00eatres v\u00e9g\u00e9taux invit\u00e9s dans la sph\u00e8re de l\u2019art.<\/p>\n\n\n\n

Cette reconnaissance de l\u2019agentivit\u00e9 et de la conscience des plantes est palpable dans l\u2019\u0153uvre In the Same Breath<\/em> d\u2019Alicia Nauta et Jo\u00eble Walinga, qui entrent en communication directe avec des plantes pour leur relater des souvenirs. Au cours de plusieurs mois, elles se confient chacune \u00e0 une plante, qui s\u2019impr\u00e8gne du souffle de leurs mots. Lansdowne explique que les artistes distillent ensuite les boutures de ces plantes afin d\u2019en \u00ab extraire l\u2019essence aromatique [\u2026] de fa\u00e7on \u00e0 sonder la mani\u00e8re dont les plantes per\u00e7oivent l\u2019information et dont cette information se manifeste physiologiquement \u00bb. Ce qu\u2019elles tentent de mat\u00e9rialiser, c\u2019est en quelque sorte l\u2019absorption, par la plante, des souvenirs qui sont racont\u00e9s et emmagasin\u00e9s dans sa m\u00e9moire, qu\u2019elles lui laissent le soin de reformuler sous forme de parfum v\u00e9g\u00e9tal. En faisait appel au sens de l\u2019odorat pour v\u00e9hiculer de l\u2019information, l\u2019\u0153uvre sugg\u00e8re de s\u2019\u00e9loigner d\u2019un langage humain et d\u2019imaginer ce qui pourrait constituer un \u00e9change dans le monde v\u00e9g\u00e9tal ; une forme de langage planthropoc\u00e8ne.<\/p>\n\n\n\n

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Alicia Nauta & Jo\u00eble Walinga<\/strong>
In The Same Breath, Rejection and Ice Cream on the Wood Shed, <\/em> capture vid\u00e9o, 2018.
Photo : permission des artistes <\/figcaption><\/figure>\n<\/div>\n<\/div>\n\n\n\n

Jardiner comme une plante<\/strong><\/h2>\n\n\n\n

Finalement, ma r\u00e9sidence num\u00e9rique se conclut \u00e0 l\u2019endroit m\u00eame o\u00f9 elle a commenc\u00e9. Au beau milieu du jardin, en compagnie de f\u00e9lins qui se pr\u00e9lassent au soleil, je regarde ma fille cueillir quelques feuilles de menthe pour se rafraichir en ce d\u00e9but de juillet caniculaire. J\u2019essaie de voir ce qui se situe au-del\u00e0 du cadre de la sc\u00e8ne qui se d\u00e9roule devant moi. Je m\u2019\u00e9merveille devant la vitalit\u00e9 et la r\u00e9silience des plantes quand, il y a \u00e0 peine quelques mois, le jardin dans un tout autre \u00ab \u00e9tat \u00bb nous semblait mort et gel\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

Les \u0153uvres et r\u00e9flexions avec lesquelles j\u2019ai \u00e9t\u00e9 en contact au cours du dernier mois mettent en relief l\u2019enchev\u00eatrement des affects qui influencent la fa\u00e7on dont les \u00eatres v\u00e9g\u00e9taux, humains et autres qu\u2019humains entre en relation les uns avec les autres. Je pense \u00e0 Borsato qui essaie d\u2019imiter la vie v\u00e9g\u00e9tale en se nourrissant de soleil et, immobile, je laisse les rayons r\u00e9chauffer mon visage. J\u2019observe les plantes adventices qui s\u2019installent dans les platebandes entourant notre maison, les foug\u00e8res, la verge d\u2019or, la mol\u00e8ne, la bardane et toutes les autres dont je ne connais pas le nom qui y ont pris racine dans les derni\u00e8res ann\u00e9es. \u00c0 la mani\u00e8re de Weinberger, je les laisse faire. Silencieusement, j\u2019imagine leurs modes de communication, un langage bas\u00e9 sur des sens qui me sont probablement imperceptibles.<\/p>\n\n\n\n

Dans un entretien, Myers pose les questions suivantes : \u00ab Qu\u2019est-ce que cela signifierait de cultiver un jardin non seulement pour nous, mais aussi pour les pollinisateurs, les animaux, toutes les autres cr\u00e9atures ; de jardiner de mani\u00e8re \u00e0 purifier l\u2019eau, l\u2019air et le sol au profit de tout le monde ? [\u2026] Pouvons-nous r\u00e9organiser nos relations, passer de rapports extractivistes \u00e0 d\u2019autres o\u00f9 nous nous consid\u00e9rons au service des plantes, et donc de la vie plan\u00e9taire13<\/sup><\/a> 13 <\/a> - Georgina Reid, \u00ab Welcome to the Planthroposcene: A Conversation with Natasha Myers \u00bb, Wonderground<\/em>, no<\/sup> 1 (2020). [Trad. libre]<\/span> ? \u00bb<\/p>\n\n\n\n

J\u2019y ajoute une r\u00e9flexion personnelle qui \u00e9merge \u00e0 la lecture de ces trois textes : comment pourrait-on apprendre \u00e0 jardiner pour<\/em>, ou plut\u00f4t comme<\/em> une plante ? Ces r\u00e9flexions ne sont toujours pas r\u00e9solues, mais elles continueront de m\u2019habiter pendant que je jardine et, j\u2019esp\u00e8re, influenceront la fa\u00e7on de ma fille d\u2019entrer en relation avec le vivant.<\/p>\n\n\n\n

Au terme de cette r\u00e9sidence num\u00e9rique, j\u2019en viens \u00e0 la conclusion que les gestes de soin artistiques et non artistiques pos\u00e9s au jardin se traduisent par un abandon du contr\u00f4le sur la vie v\u00e9g\u00e9tale, une plus grande proximit\u00e9 avec les \u00eatres vivants qui y foisonnent et, certainement, une sensibilit\u00e9 envers ce que les plantes veulent bien nous transmettre. Ainsi, j\u2019essaie \u00e0 mon tour de m\u2019\u00e9carter d\u2019une vision \u00e9d\u00e9nique et productiviste du jardin pour faire place au chaos, \u00e0 l\u2019agentivit\u00e9 des plantes, \u00e0 l\u2019empathie et au soin, en tentant d\u2019incarner tout ce que le Planthropoc\u00e8ne peut faire fleurir dans mon jardin et le monde dont il fait partie.<\/p>\n\n\n\n

Commissaire ind\u00e9pendante, autrice et travailleuse culturelle \u00e9tablie dans les Cantons-de-l\u2019Est, No\u00e9mie Fortin est sensible aux formes et pratiques enracin\u00e9es dans la pens\u00e9e \u00e9cof\u00e9ministe. Elle concentre ses recherches sur l\u2019art \u00e9cologique qui sort des institutions pour aller \u00e0 la rencontre des territoires et des communaut\u00e9s, en particulier dans les milieux ruraux.<\/p>\n\n\n\n

Liens vers les articles cit\u00e9s : Isadora Chicoine-Marinier<\/a> Amanda White<\/a> Emma Lansdowne<\/a><\/p>\n\n\n\n

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Alicia Nauta, Catherine Bodmer, Diane Borsato, Jo\u00eble Walinga, Joseph Beuys, Lois Weinberger, No\u00e9mie Fortin<\/div>\n
Alicia Nauta, Catherine Bodmer, Diane Borsato, Jo\u00eble Walinga, Joseph Beuys, Lois Weinberger, No\u00e9mie Fortin<\/div>
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