Présentée pour la première fois sur le continent nord-américain, l’exposition Lorenza Böttner: Requiem for the Norm, de l’artiste germano-chilienne Lorenza Böttner (née en 1959 à Punta Arenas et décédée en 1994 à Munich), a de quoi réjouir les visiteurs de l’Art Museum at the University of Toronto1 1  - L’exposition Lorenza Böttner: Requiem for the Norm devait être présentée du 25 janvier au 21 mars 2020. Fermée temporairement en raison du confinement, elle a été prolongée du 7 mai au 8 juin 2020.. Usant de sa bouche et de ses pieds pour réaliser ses oeuvres, Böttner est une artiste multidisciplinaire trans et handicapée dont le travail avait jusqu’à maintenant été invisibilisé dans l’histoire de l’art. Enfin mise en lumière par le commissaire, philosophe, écrivain et militant trans Paul B. Preciado, sa pratique fait ici l’objet d’une rétrospective de ses 16 ans de carrière et inclut ses photographies, ses peintures et ses vidéos. Son travail est en soi une contestation radicale des normes attribuées aux identités de genre, mais aussi du capacitisme accolé aux personnes appartenant à la diversité fonctionnelle. Böttner remet en question les relations de pouvoir qui se traduisent par nos relations différenciées vis-à-vis des corps et souligne la prééminence accordée à la fabrication par les mains dans la construction narrative de l’histoire de l’art.

Une partie de l’exposition présente les premières années de sa vie atypique. Né de sexe masculin, le jeune garçon subit, à l’âge de huit ans, une décharge électrique sévère qui entrainera l’amputation de ses membres supérieurs, puis un long processus d’hospitalisation. Il refusera ensuite l’usage de prothèses de réhabilitation. Cette expérience intime des souffrances physiques suivie du rejet social dû à son handicap aura un impact important sur le jeune enfant, qui ne peut même pas envisager la possibilité de devenir artiste. En dépit des contraintes, il réussit à entrer, en 1978, à l’École d’art et de design de la Gesamthochschule Kassel et c’est dans ce nouveau milieu qu’il assumera son identité féminine sous le nom de Lorenza.

La pièce centrale de cette rétrospective, reliant les cinq autres pièces de la galerie, expose un corpus d’œuvres photographiques traitant des transformations avec lesquelles débute chacune de ses performances. Dans la série Face Art (1983), son visage constitue un terrain d’exploration ouvert où elle réalise avec ses pieds de nombreux maquillages excentriques qui dévoilent une multitude d’identités. Böttner conserve sa pilosité masculine, ce qui contrarie les attentes envers le genre féminin. Certains portraits ne mettent en scène aucun maquillage, mais présentent plutôt des motifs exécutés au rasoir dans la barbe ou les sourcils. Elle se représente comme une nomade du genre, jouant de cette ambigüité en déviant les codes sociaux et les stéréotypes et en refusant les assignations attendues au regard de son identité. Le sujet représenté s’affranchit des catégorisations sociales et symboliques et son visage devient un lieu d’explorations infinies.

Sur l’écran d’un petit téléviseur, un enregistrement vidéo nous présente Böttner problématisant ses transformations dans ses performances. Intitulée Lorenza, das Wunder ohne Arme. Freaks (« Lorenza, miracle sans bras. Curiosité », 1984), la vidéo de la performance présente l’artiste qui établit un parallèle historique entre les freak shows et la construction discursive infériorisante du concept de handicap. Sur une scène devant public, un acolyte la présente telle une attraction ou une bête de cirque. Böttner apparait dans un justaucorps de gymnastique pêche laissant deviner son sexe masculin. Avec ses pieds, elle enfile une tunique noire et s’assoit au sol, entourée de cosmétiques. Les spectateurs l’observent étendre son fond de teint, se maquiller les yeux avec du mascara et peindre des motifs au crayon noir sur son visage. Elle termine son rituel de transformation en appliquant à coups de brosse des brillants dans sa chevelure, puis se lève et salue le public. En faisant la preuve de l’autonomie de son corps hors-norme, l’artiste conteste la construction de la notion de handicap et l’objectivation des personnes appartenant à la diversité fonctionnelle qu’elle induit.

Lorenza Böttner
Détails et vue d’installation, Art Museum at the University of Toronto, 2020.
Photos : Toni Hafkenscheid, permission de l’Art Museum at the University of Toronto
Lorenza Böttner
Détails et vue d’installation, Art Museum at the University of Toronto, 2020.
Photos : Toni Hafkenscheid, permission de l’Art Museum at the University of Toronto

Une salle de l’exposition réservée à ses œuvres graphiques présente une sélection d’esquisses dans lesquelles Böttner illustre ses désirs et sa sexualité. L’artiste se figure dans un imaginaire érotique qui déroge à la pathologisation voulant que handicap et sexualité soient deux termes antagonistes. Dans son récent recueil philosophique Un appartement sur Uranus (2019), Preciado souligne l’importance d’une transformation de l’imagerie et des histoires qu’il appelle « matériel discursif » et qui conceptualisent l’imaginaire sexuel : « La révolution sexuelle est toujours une transformation de l’imaginaire, d’images et d’histoires qui mobilisent le désir2 2 - Paul B. Preciado, « Ton fauteuil me fait kiffer », Un appartement sur Uranus, Paris, Grasset, 2019, p. 166.. » Selon Preciado : « La question est la suivante : quel corps les mouvements féministes, LGBT et queers placent-ils au centre de la scène en tant que sujet de transformation politique ? Force est d’admettre que c’est presque toujours le même sujet, le même corps politique […] depuis des années et des années3 3 - Studium Generale Rietveld Academie, « Every Life Matters: The Work of Lorenza Böttner, Paul B. Preciado », enregistrement vidéo, YouTube, 27 juin 2018, 50 min 50 s, <bit.ly/3dboX4Y>.. »

Les féministes et homosexuels des mouvements postpornographiques ont métamorphosé le langage de la représentation hétéronormative, mais leur imaginaire sexuel restreint aux seuls corps minces, autonomes, actifs et reproductifs qui répondent aux cadres normatifs perpétue d’autres formes d’oppression. L’œuvre de Böttner, qui se situe dans les mêmes années que les mouvements féministes, queers et postcoloniaux, établit le même processus de rupture épistémologique et de politisation du corps4 4 - Paul B. Preciado, op. cit., p. 67.. L’artiste propose une iconographie qui remet en question l’imaginaire sexuel hétéronormatif tout en déconstruisant la conception stéréotypée voulant que les personnes appartenant à la diversité fonctionnelle soient asexuées et indésirables.

L’exposition joue le double rôle de documenter la pratique de Böttner à travers l’apport du travail archivistique du commissaire et de présenter les œuvres emblématiques de sa carrière internationale en marge des grands discours artistiques. Böttner, qui était exclue des expositions institutionnelles, investissait les espaces publics des villes comme des lieux de prédilection pour ses nombreuses performances de dance-painting, présentées dans l’exposition par la photographie. Une des premières a été réalisée à Kassel en 1982, alors que se produisait la Documenta 7, commissariée par Rudi Fuchs. Dans une rue achalandée devenue son espace de création, Böttner réalisait des œuvres sur le sol pendant qu’elle exécutait des danses performatives devant les passants. Ses actions directes de revendication avaient comme double objectif de créer un rapprochement avec le public à l’extérieur du cadre institutionnel et de contester l’absence d’artistes handicapé.e.s dans la programmation de l’évènement. Par ses interventions, elle remet en question l’autorité du « fait main » par rapport aux autres parties du corps dans les processus de création artistique légitimés.

 Dans notre conception de l’histoire de la production artistique et de l’activisme politique, une relation de pouvoir asymétrique s’établit entre les corps qui correspondent à la norme et ceux qui n’y correspondent pas. Dans sa pratique, Böttner problématise cette conception normative en soulignant la tension créée entre la dévalorisation des corps mutilés et leur sublimation lorsqu’ils sont transposés en ruines antiques comme modèles de la beauté idéale. À cet effet, l’exposition nous présente la documentation photographique d’une performance réalisée en 1986 lors d’un concert caritatif au Hunter College, à New York, performance dans laquelle Böttner personnalise la Vénus de Milo. Couverte d’une fine couche de plâtre, l’artiste transpose la symbolique mythique de la statue grecque comme représentation de la perfection à son propre corps. L’artiste commence sa performance installée sur un socle, les yeux clos, immobile sur la scène à l’instar d’une sculpture classique, pour ensuite ouvrir les yeux et confronter les spectateurs à leur voyeurisme. Cette réappropriation du regard et l’affranchissement du corps non normatif statufié qui devient dansant détournent la relation de pouvoir en libérant le corps de sa représentation statique, passive et silencieuse. Le commissaire Preciado a fait surgir de l’oubli le travail de Böttner qui, jusqu’à récemment, restait une figure méconnue de l’art contemporain. L’artiste s’emploie à déconstruire les récits discursifs sur le genre et le handicap en problématisant la pathologisation issue des processus sociaux et politiques de normalisation. En dénonçant l’invisibilité des pratiques des personnes appartenant à la diversité fonctionnelle dans le cadre institutionnel et l’histoire de l’art, Böttner montre la relation de pouvoir qui s’installe par la légitimation, ayant comme double effet l’objectivation du handicap et l’effacement de la contribution des artistes à la mémoire collective. Lorenza Böttner: Requiem for the Norm propose de déconstruire notre imaginaire prescriptif et révèle les possibilités d’émancipation des corps hors-normes.

Lorenza Böttner, Marie-Hélène Toutant-Gauthier
Cet article parait également dans le numéro 100 - Futurité
Découvrir

Suggestions de lecture