Terror Házá Múzeum.
photo : János Szentiványi, courtoisie | courtesy Terror Házá Múzeum

Le spectacle est le capital à tel degré d’accumulation qu’il devient image.

Guy Debord

À l’heure actuelle, le mot « TERREUR » est à l’avant-plan sur ­l’avenue Andrássy de Budapest. Le texte découpé au pochoir en grandes ­majuscules est placé sur un entablement noir en saillie, et l’ombre de chaque lettre se reflète à la lumière du jour sur la façade ­néo-Renaissance de l’édifice. L’effet de répétition du mot sur la marquise et l’immeuble est frappant. On lit : « Terreur, Terreur ». Considérée comme les Champs-Élysées de la ville, l’avenue la plus élégante de Budapest débute à la Place des Héros et se prolonge jusqu’au célèbre opéra ; elle est bordée de boutiques huppées, de restaurants et ­d’hôtels ­particuliers datant du 19e siècle. L’avenue abrite maintenant la « Maison de la Terreur » (Terror Házá Múzeum), un musée relatant certains des aspects les plus sombres du passé fasciste et communiste de la Hongrie. Le musée figure également dans tous les guides touristiques comme une des grandes attractions de Budapest. On est cependant en droit de critiquer sa popularité inattendue. 

Le musée est situé dans un hôtel particulier hanté par une ­histoire incroyable et incroyablement controversée. À l’origine propriété de la famille Perlmutter, l’immeuble est devenu en 1940 le siège du parti ­d’extrême droite hongrois des Croix fléchées, dirigé par Ferenc Szálasi. Sous la brève mais brutale occupation nazie de la Hongrie, le sous-sol a servi de prison. Lorsque les Soviétiques ont libéré puis occupé la Hongrie en 1945, l’édifice est devenu le quartier général de la tristement ­célèbre police secrète communiste AVO (puis AVH). Les régimes ­sanglants se ­succédaient selon une tournure ironique seulement possible, ­apparemment, dans la fiction ; ils ont même continué à utiliser le sous-sol comme prison. Lorsque l’AVH a quitté l’immeuble en 1956, la maison a été rénovée, avec pour effet d’effacer toute trace de son odieux passé.

L’édifice, qui était devenu pour plusieurs Hongrois un ­véritable ­symbole de terreur, a été converti en musée en 2002. Il est conçu comme un mémorial des victimes de deux régimes dictatoriaux récents de Hongrie, et commémore notamment ceux et celles qui ont été ­détenus, torturés ou tués dans l’immeuble. Sa vocation est reflétée dans les deux logos de la croix fléchée nazie et de l’étoile communiste à cinq ­branches, juxtaposés sur la façade de l’édifice. Chose étrange, le musée est ­populaire. Depuis son inauguration, il a attiré des foules comptant jusqu’à 1 000 visiteurs par jour, avec des files d’attente d’une heure ­s’allongeant dans la rue.

La présentation du musée est léchée. Ses expositions sont ­sensationnelles ; souvent, je dirais, au détriment d’une lecture plus ­claire du passé de la Hongrie. Les visiteurs sont conduits d’une ­présentation à l’autre comme à travers les différentes scènes d’une production hollywoodienne à grand succès. Le hall d’entrée présente le musée à la manière d’un générique de film : on pénètre dans un long couloir au son d’une opulente musique instrumentale, puis à travers un passage arborant les insignes des deux régimes magistralement taillés dans de grandes plaques de marbre rouge et noir. À l’intérieur, comme en un plan de situation classique, l’atrium principal abrite un tank soviétique T-54 complet, placé au milieu d’un bassin surélevé, rempli de pétrole brut. Autour du tank, couvrant les trois étages du musée, sont les entrées des différentes sections de l’exposition, ­pourvues de portes qui ­ressemblent à celles des cellules d’une prison. Le tank se ­détache ­contre un mur ­couvert de centaines de portraits flous de ­victimes gravés dans des ­plaques de métal formant une imposante grille, qui s’étend du ­plancher au plafond. On accède ensuite à la ­séquence ­principale du film : un labyrinthe sinueux et varié de décors partant du dernier étage et descendant jusqu’au sous-sol, où chaque scène est plus ­spectaculaire que la ­précédente, illustrant les différents aspects de 60 ans ­d’oppression brutale : l’expulsion et l’assassinat des Juifs, la famine chez les paysans, la brève force libératrice de la révolution de 1956 et sa répression, le goulag, et ainsi de suite. Finalement, lors d’une descente en ascenseur ­terriblement lente jusqu’au sous-sol, une vidéo présente une interview avec un ancien gardien qui raconte d’un ton ­neutre les méthodes ­d’exécution du sous-sol. Comme si l’on avait besoin de plus de détails pour compléter le tableau, on passe à la visite d’une suite de cellules recréées dans les salles souterraines, où l’on expose en détail les pratiques les plus cruelles d’incarcération, de torture et ­d’exécution employées pendant les deux régimes. 

L’analogie avec le cinéma n’est peut-être pas loin de la vérité. Le musée a été conçu par Attila F. Kovács, un décorateur de cinéma et ­architecte connu notamment pour son travail sur les décors du film Sunshine (2000). Après le succès de la Maison de la Terreur, et selon la tendance civique de plus en plus populaire de la promotion du ­tourisme culturel, il a conçu un autre musée de la terreur appelé « Point de mémoire » à Hódmezóvásárhey, Hongrie, une petite localité située près de la ­frontière roumaine. Ce nouveau musée a la même présence ­sensationnelle.

Terror Házá Múzeum
Photos : János Szentiványi, permission de Terror Házá Múzeum

Les modalités de la représentation de la terreur sont au cœur de la situation qui nous préoccupe ici. Je m’intéresse à l’éthique de la ­représentation et à l’effet du musée dans la transmission d’une ­meilleure compréhension de la manifestation de tels exercices de ­pouvoir dans la société. Comment représenter les erreurs tragiques de l’histoire sans céder au spectaculaire, à la déformation de l’information, ou à la vision prédigérée du passé qui pose la terreur comme quelque chose de ­clairement défini et circonscrit, et, plus dangereusement, comme ­quelque chose d’exceptionnel ?

Dans La Société du Spectacle, Guy Debord fait remarquer que les ­rapports humains ne sont plus vécus directement, mais plutôt ­médiatisés dans leur représentation spectaculaire. « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation1 1 - Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, 1996 [1967], p. 15. » La remarque de Debord, au sujet de la société contemporaine prise dans la logique du « spectaculaire », est encore pertinente aujourd’hui, notamment en regard de telles questions liées à la représentation. 

Selon la vision de Kovács, la terreur est effectivement représentée sous sa forme la plus spectaculaire, mais c’est un effet de distanciation qui est créé plutôt qu’une immersion. Par exemple, dans la première salle, 20 moniteurs vidéo présentent d’horribles séquences en noir et blanc datant de la Seconde Guerre mondiale, des clips anonymes en boucle. Les bandes sonores des films se superposent jusqu’à flotter dans la pièce comme un bourdonnement d’ambiance. En plus de cette cacophonie, une lourde musique instrumentale emplit l’air ; son rythme répétitif ­ressemble davantage au son du techno d’Europe de l’Est qu’à une ­partition classique déférente, telle que décrite dans la publicité du musée. On peut supposer que les séquences de la Seconde Guerre ­mondiale ne doivent pas être étudiées sérieusement, mais qu’on glisse dessus comme sur un « effet ». De la même manière, les mouvements des visiteurs sont tellement ­chorégraphiés qu’il est impossible de ­s’attarder longtemps au contenu. Il faut suivre une longue file en procession d’une salle à l’autre. Comme au cinéma, la combinaison d’effets sonores et visuels impressionnants, même en regard d’un sujet très sobre, peut affecter le plaisir. Le conflit réside dans cette tension même entre les aspects éducatifs prévus par le musée et sa fonction de divertissement.

D’autres monuments traitent de la tragédie au moyen de ­stratégies de représentation non conventionnelles et s’avèrent souvent plus ­efficaces. Prenons le monument commémoratif de l’Holocauste à Berlin. Le Monument aux Juifs assassinés d’Europe est une aire composée de 2 711 dalles de pierre grise, située au centre de la ville. Conçu par ­l’architecte new-yorkais Peter Eisenman, l’arrangement de pierres est disposé sur un terrain inégal en pente, selon un motif ondulant, pareil à des vagues. En certains endroits, le sol baisse à 2,4 mètres au-dessous du niveau de la rue. En marchant parmi les pierres, on descend toujours plus bas dans le labyrinthe jusqu’à ce que la vue de la ville disparaisse. Il n’y a pas de chemin unique ou recommandé pour visiter les lieux. Les visiteurs peuvent entrer et sortir de tous les côtés, à toute heure du jour ou de la nuit, et errer dans le labyrinthe, comme s’ils visitaient un cimetière avec des pierres tombales sans noms. Eisenman s’est battu pour que les pierres demeurent anonymes, choisissant de conserver les qualités relativement abstraites du monument, pour laisser libre cours à l’interprétation. Il est impossible de se frayer un chemin direct à travers le monument : on se perd souvent parmi les pierres, on perd de vue les personnes avec ­lesquelles l’on est entré, on perd le sens de la ville, et l’on est désorienté sur le plan physique, visuel et auditif, tandis que même les sons provenant des rues environnantes sont entrecoupés. Mais c’est la sensation de se perdre qui est unique, et qui évoque fortement une histoire au cours de laquelle les gens furent séparés, déplacés et ­désorientés. Le spectateur doit s’employer à comprendre le monument de Berlin, ­simplement parce qu’il est impossible de demeurer passif devant cette œuvre. Que l’on adopte ou non une attitude déférente, on n’agit pas moins pour faire sens avec l’œuvre, et cette signification n’est pas facilement circonscrite à l’avance. La Maison de la Terreur de Budapest n’offre pas une telle occasion de réflexion critique. Au mieux, les éléments exposés sont sensationnels, et au pire, ils sont agréables et divertissants. D’une manière ou de l’autre, le rapport qu’ils entretiennent avec le contenu est relativement passif.

Ajoutez à cela que la Maison de la Terreur a été l’objet de controverses dès le départ, qu’elle a été remise en question sur plusieurs plans, et qu’elle symbolise sans doute le climat politique extrêmement tendu qui régnait lors de la consécration du musée. 

Terror Házá Múzeum
Photos : János Szentiványi, permission de Terror Házá Múzeum

Premièrement, le musée a fait l’objet de sévères critiques de la part de la communauté juive, en raison de la représentation disproportionnée des deux régimes. En effet, seulement deux parmi la vingtaine de salles du musée sont exclusivement consacrées à l’Holocauste, ce qui laisse les visiteurs sur l’impression que le communisme était un fléau beaucoup plus terrible. De plus, le fait de présenter les victimes et les bourreaux sur un pied d’égalité amoindrit le caractère unique de l’Holocauste et celui de l’ère communiste. Finalement, en représentant la Hongrie comme une des victimes de l’Allemagne plutôt que sa complice, le musée nourrit « une tendance selon laquelle les historiens hongrois de droite justifient le rôle de la Hongrie dans la mort de près de 550 000 Juifs hongrois2 2 - Michael J. Jordan, « New “House of Terror” Raises Fear for Hungary’s Jews », Jewish Telegraphic Agency, 20 avril 2007. http ://www.jewishsf.com/bk020809/i42.shtml [Notre traduction comme pour les suivantes, sauf indication contraire.]. »

Pour compliquer davantage la question, les critiques affirment que les créateurs du musée avaient des motivations ouvertement politiques. Le musée a été inauguré en grande pompe par le précédent gouvernement nationaliste de droite de Victor Orban au dernier tour des élections parlementaires de 2002, marquant le milieu d’une campagne électorale chaudement disputée. Plusieurs voient le musée comme une tentative de relier le parti rival d’Orban, le Parti socialiste hongrois (MSZP), avec l’ancien régime communiste, pour le représenter comme l’héritage ­historique des socialistes. Ces critiques ne sont pas complètement infondées. Par exemple, Mária Schmidt, qui est la directrice du musée depuis son ­inauguration, était la conseillère en chef du Premier ministre Orban de 1998 à 2002. Selon la brochure, c’est elle qui a signé le concept du musée, et elle n’excuse pas le parti politique de ce dernier. Elle pose la question de manière rhétorique : « Y a-t-il quelque chose dans l’histoire qui ne soit pas lié à la politique3 3 -  Cité dans Thomas Fuller, « Stark History / Some See a Stunt : Memory Becomes Battleground in Budapest’s House of Terror  », International Herald Tribune, 2 août 2002. http ://www.iht.com/articles/2002/08/02/budapest_ed3_.php ? » En fin de compte, le musée n’a pas réussi à faire élire Orban, mais pour plusieurs il continue de représenter un exemple de propagande, un musée conçu avec le « projet d’amener délibérément les gens à des convictions politiques données 4 4 - Lisa Cartwright et Marita Sturken, Practices of Looking : An Introduction to Visual Culture, New York, Oxford University Press, 2001, p. 363.». L’historien hongrois Andras Mink aurait dit que la Maison de la Terreur « réduit la mémoire de la terreur à de la propagande politique fausse, mesquine et répugnante 5 5 - Fuller, loc. cit.».

Il serait pour le moins douteux de comparer la Maison de la Terreur à Disneyland. Et pourtant, cette comparaison évoque des questions fondamentales liées à la représentation et au pouvoir, questions que j’aimerais souligner ici. Mises à part les différences manifestes dans le contenu et l’intention, la similitude des modes de présentation est frappante : entre autres, l’utilisation de symboles flagrants, les critères élevés de production, la sensation de plaisir liée au riche éventail de ressources ­audio-visuelles mises à contribution. De plus, tel que décrit par Jean Baudrillard, Disneyland offre une image de l’Amérique qui est peut-être plus réelle que l’Amérique elle-même : « Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel, alors que tout Los Angeles et ­l’Amérique qui l’entoure ne sont déjà plus réels, mais de l’ordre de l’hyperréel et de la simulation. Il ne s’agit plus d’une ­représentation fausse de la réalité (l’idéologie), il s’agit de cacher que le réel n’est plus le réel […]6 6 - Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 26.. »

Si Disneyland est plus réel que le pays qu’il représente sur le plan idéologique, nous sommes en pleine contradiction. Comme Baudrillard le laisse entendre, la représentation de Disneyland en tant que lieu ­imaginaire cache la simulation, dissimulant par là le fait que le réel n’existe plus. De la même manière, la contradiction inhérente à la Maison de la Terreur réside dans le fait qu’il s’agit d’un exercice de pouvoir mené d’une façon similaire à celle qui conduirait à la critique et, finalement, à la déconstruction. 

En donnant à voir une représentation spectaculaire de l’histoire officielle de deux régimes totalitaires, la Maison de la Terreur se complaît dans certains aspects des pires atrocités du siècle dernier. En même temps, l’institution masque le fait horrifiant qu’une large part de cette histoire est toujours inconnue et ne peut être dévoilée. Les lacunes dans la connaissance que nous avons de l’histoire constituent un fait ­extrêmement déroutant. Finalement, en situant cette histoire dans un passé tout à fait révolu, le musée passe sous silence l’effet qu’ont de tels événements sur un pays et la manière qu’ont ces régimes de se perpétuer aujourd’hui, en des termes très réels. Les monuments doivent offrir une réflexion critique appliquée autant à leurs modes de ­représentation qu’aux événements tragiques dont ils rendent compte.

[Traduit de l’anglais par Denis Lessard]

Kathleen Ritter
Kathleen Ritter
Kathleen Ritter
Cet article parait également dans le numéro 61 - Peur
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