Yam Lau, Rehearsal, 2010.
photo : © Yam Lau, permission de |  courtesy of Katzman Kamen Gallery, Toronto
De récentes expositions montréalaises1 1  - Chris Kline, Galerie René Blouin, Montréal, 2008. Yam Lau, Galerie B-312, Montréal, 2011. Lynne Cohen, Art 45, Montréal, 2011. Nelson Henricks, Galerie Leonard & Bina Ellen, Montréal, 2010. Lani Maestro, Fonderie Darling, Montréal, 2010. donnent à penser que nombre d’artistes contemporains continuent de revendiquer le caractère novateur et ambitieux de leurs pratiques artistiques plutôt que d’embrasser sans retenue la tradition et ses « objets bien faits ». Ces expositions appartiennent bel et bien au domaine du « contemporain » en raison de la pertinence qu’elles revêtent au regard des questions que nous abordons dans le présent article, à savoir les questions relatives à la technique et au rapport qu’elle entretient avec la tradition. En art contemporain, la tradition tient lieu de référence dans la mesure seulement où temps et temporalité sont considérés comme des constructions posthistoriques ou cycliques. Les expositions que nous étudions ici permettent de renouveler ce point de vue, en présentant des œuvres qui considèrent la fabrication, la construction et l’acte de regarder sous l’angle du non‑savoir, du paradoxe, du vide et du comportement non intentionnel.

On pourrait objecter que ce point de vue appartient désormais au passé, à un mouvement d’avant‑garde désormais révolu. C’est la conception de l’avant-garde habituelle en l’histoire de l’art, mais il en existe une autre, formulée par l’historien Matei Calinescu, pour qui l’avant‑garde n’est pas nécessairement le nom d’un mouvement, mais plutôt un mode de temporalité ouvert à l’imprévisible, à ce qui est fondamentalement inachevé2 2 - Matei Calinescu, Five Faces of Modernity: Modernism, Avant-Garde, Decadence, Kitsch, Postmodernism. Durham, NC, Duke University Press, 1987, p. 95-148. [Trad. libre] – conception qui nous amène à nous appuyer sur un modèle performatif pour construire notre compréhension de notre regard sur l’art.

Sarat Maharaj, expert duchampien également rompu aux traditions artisanales, a défendu cette position du « non‑savoir » des artistes en dépit des courants dominants selon lesquels « sans rigueur scientifique systématique, rien n’a de valeur ». Son argumentation contre l’adaptation de la pratique artistique à la rigueur scientifique s’appuie sur la nécessité qu’il perçoit de favoriser des activités qui « résistent à la domination totale des explications méthodologiques systématiques3 3 - Sarat Maharaj, « Know-how and No-How : stop gap notes on ‘method’ in visual art as knowledge production », Art & Research, vol. 2 (printemps 2009), p. 1-11. [Trad. libre] ».

Presque toute exposition d’art contemporain pourrait servir à illustrer ce propos sur la technique et la tradition, mais nous nous pencherons uniquement sur quelques expositions tenues à Montréal ces dernières années. Il s’agit d’abord des peintures de Chris Kline, simples, mais d’une résonance toute sensuelle par rapport aux animations vidéo par ordinateur de Yam Lau, qui a amorcé sa carrière artistique comme peintre. Le travail de ces deux artistes témoigne d’un grand raffinement, ce qui pourrait valoir à leurs auteurs le qualificatif d’artistes habiles. Les récentes expositions de la photographe montréalaise Lynne Cohen soulèvent elles aussi cette question du statut de la construction et de la fabrication, à une époque où l’abstraction technique est omniprésente. Par ailleurs, une rétrospective des œuvres vidéo de Nelson Henricks illustre également cette préoccupation de l’artiste à l’égard de la construction narrative et des conflits existentiels entre la temporalité de la vidéo et celle de sa propre vie. Enfin, un aperçu de l’installation de Lani Maestro à la Fonderie Darling me semble confirmer que tout « retour à la tradition » est paradoxal.

Lani Maestro, l’oubli de l’air,
Fonderie Darling, Montréal, 2010.
photo : Guy L’Heureux, permission de |  courtesy of Fonderie Darling, Montréal

Décrire une œuvre d’art comme étant « bien faite » ou « habilement exécutée » signifie habituellement qu’on ne trouve rien à dire de pertinent à son propos. Par essence, pourrait-on dire, les œuvres d’art n’imposent pas le vocabulaire hiérarchique du « bien fait », mais plutôt celui – plus anarchique – du « suffisamment bien fait ». Dans la ­rétrospective de Nelson Henricks de l’année dernière à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia, plusieurs vidéos avaient comme thème central la difficulté de Henricks à écrire pour le support vidéo. L’artiste qui s’ouvre à la contingence pour alimenter son travail doit composer avec l’arbitraire, ce qui lui demande de faire le tri dans ses souvenirs et dans les liens et ruptures qui le positionnent dans son contexte social ou historique. L’écriture entreprise comme une performance, telle que l’envisage Henricks, constitue une sorte de sable mouvant proustien dans lequel l’artiste s’engage en quête de la forme artistique. De ce point de vue, la notion d’art bien fait a plutôt l’air absurde ou, du moins, anormale. Si la notion de « bien fait » doit devenir un concept critique usuel et significatif, il faut la définir avec rigueur et précision dans un contexte donné. Je pourrais considérer une chemise comme étant « bien faite » si les coutures sont solides, le tissu durable et le style à mon goût, mais décrirais‑je spontanément une œuvre d’art comme étant « bien faite », à moins de le faire sur un ton ironique ou dans un contexte où il ne ferait aucun doute qu’il s’agit d’une généralisation superficielle ?

Nelson Henricks, Unwriting, 2010.
photos : © Paul Litherland & Nelson Henricks, © Paul Smith & Nelson Henricks; permission de | courtesy of Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, Montréal

Ces perceptions se manifestent dans les photographies de Lynne Cohen où l’aspect « fabrication » des œuvres consiste à documenter cette tension entre l’espace virtuel et l’espace réel, révélant par le fait même leur statut réciproque et complémentaire. La critique française Marie de Brugerolle décrit le parcours de Cohen comme une « enquête presque métaphysique à laquelle nous sommes invités, […] guidés par des indices », et renchérit en demandant « Quid alors du singulier, quel est le sujet de ces images ? Qui est le sujet de ces images4 4 - Marie de Brugerolle, Lynne Cohen, (dir.) France Choinière, Montréal, Dazibao, 2011, p. 2.? ». D’ailleurs, on retrouve souvent dans les descriptions des photographies de Cohen des mots appartenant à la terminologie spatiotemporelle, les plus fréquents étant transitional (transitionnel), temporary (temporaire), artificial (artificiel) et alienating (aliénant). Le terme veneer (placage) revient aussi souvent, et le processus de fabrication du placage est d’ailleurs particulièrement à propos au regard de notre questionnement. Le placage en effet est souvent produit à partir d’un processus photographique qui vise à reproduire le grain du bois, substituant ainsi une image superficielle au matériau tactile. Il peut aussi être perçu comme une métaphore qui s’attache à décrire des attitudes et des comportements, voire des pratiques d’habitation contemporaines. Le placage sous‑entend le recouvrement, et les œuvres de Cohen servent souvent à désigner la chose étrange qui a été recouverte, cette chose nous revenant sous les traits d’un objet familier. Quant à la dimension « fabrication », les photographies de Cohen nous laissent entrevoir que nos pratiques de construction actuelles offrent une plénitude qui est virtuelle, et aussi vide que pleine. Les intérieurs, sujet omniprésent des photos de l’artiste, n’ont pas pour fonction d’exposer une sociologie accablante du design actuel, mais constituent plutôt des observations sur nos pratiques contemporaines du design qui n’opposent plus le virtuel et l’actuel, où plénitude peut être synonyme de vacuité et vice versa.

Lynne Cohen, Untitled (Nude Columns), 2011.
Lynne Cohen, Untitled (Windows), 2010.
photos : permission de ­l’artiste | courtesy of
the artist & Art45, Montréal

L’installation vidéo créée par ordinateur de Yam Lau, intitulée Rehearsal et présentée à la Galerie B-312 au printemps dernier, semble être un bon exemple d’exploitation habile de la technologie numérique visuelle. Dans cette vidéo, Lau commence par présenter, dans un rendu schématique, une vue « de l’extérieur » sur « l’intérieur » d’un espace bâti. D’ores et déjà, deux modes de présentation sont proposés : l’animation schématique, puis l’intégration des images d’une « vraie » pièce où se trouve un occupant bien réel. Dans le processus continu de création d’images, cet intérieur « prend place » au milieu d’un espace qui s’apparente à une scène de théâtre, un espace qui tourne et qui, en tournant, offre des points de vue changeants à travers les voiles transparents de rendus architecturaux animés. J’ai bien employé l’adjectif habile pour parler de ce travail, mais il y a lieu de s’interroger sur la nature exacte de cette habileté et sur le rapport qu’entretient l’artiste avec elle. Ne pourrait‑on pas loger cette habileté dans la technique elle‑même plutôt que dans l’utilisation précise qu’en fait l’artiste ? En fait, je laisse entendre que Lau cherche à déconstruire la dimension « habileté » de l’animation vidéo qui fait partie intégrante de la technologie. En superposant des points de vue et des modes visuels multiples, Lau démantèle ce que nous concevons comme étant de la sophistication technique pour lui substituer un regard tendre et méditatif sur notre manière d’habiter l’espace.

Les véritables œuvres d’art intègrent souvent des éléments et des matériaux qui n’appartiennent pas au domaine de l’art. Bien que cela soit devenu explicite dès le début du modernisme, comme en font foi la Petite danseuse de 14 ans de Degas et la Nature morte à la chaise cannée de Picasso, ou encore la fragmentation de divers procédés traditionnels comme le moulage au bronze – par fragmentation, j’entends par exemple le refus de Medardo Rosso d’achever ses modèles de cire en leur faisant franchir l’étape finale qui garantirait leur permanence –, les antécédents de cette notion pourraient remonter bien au‑delà de cette période. Les œuvres d’art dont je parle ici adoptent cette tendance à l’intégration de matériaux et de pratiques non artistiques à des aspects et des fragments de traditions artistiques et artisanales, afin de réfléchir aux modes contemporains de la « fabrication ».

Pensons aux peintures de Chris Kline, présentées à la Galerie René Blouin en 2008, qui mettent de fragiles morceaux de coton tissé au cœur d’une réflexion explicite sur ce matériau d’apparence simple poussé à l’extrême limite – on pourrait dire la même chose de la facture des œuvres, d’ailleurs. Dans cette série, aucune trace de peinture à la surface des œuvres, à l’exception d’une seule ligne tracée (pour ne pas dire cousue) à l’horizontale, à l’instar d’une couture servant à joindre deux morceaux de tissu subtilement différents. La simplicité de ces élégants tableaux focalise l’attention du visiteur sur cette couture, sur ce trait de la couture qui tire le fil vers l’intérieur, sur la jonction qu’elle se trouve ainsi à réaliser. Dans un travail aussi dépouillé, tout est question de tension, et la tension n’est pas un objet en soi, mais plutôt une rencontre avec le rythme de la perception en tant que telle. Et c’est dans cet instant même que la tension – ce vide, cette brèche dont parle Duchamp – est perceptible : « L’art, ce n’est pas ce que vous voyez, l’art c’est la brèche5 5 - Catherine Perret, « De la critique duchampienne de l’art à la critique de l’art duchampien – Piero Manzoni, Marcel Broodthærs », dans Les Frontières esthétiques de l’art, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 74.. » Dans les « peintures » de Kline, la tension se traduit par le sentiment vécu de cette jonction, de cet état de deux choses réunies dans la respiration : dedans, dehors ; par-dessous, par-dessus. Les coutures de Kline semblent « suffisamment bien faites », elles ne tentent pas de démontrer une quelconque virtuosité technique ou artisanale. La notion d’habileté est principalement liée à des questions de maîtrise, alors que des œuvres comme celle de Kline relèvent plutôt du soin. La maîtrise entraîne un comportement rigide encadré par les impératifs d’efficacité qu’impliquent la finalité et les moyens, tandis que le soin s’intéresse surtout au temps, non seulement au regard de la mortalité, mais pour sa dimension d’avenir. Dans une perspective duchampienne (la relation de l’art et de la vie étant calquée sur la respiration), les œuvres d’art ont plus affaire au lâcher-prise qu’à un exercice de maîtrise.

Chris Kline, By The Time It Gets Dark, 2008. (haut | top)
Chris Kline, Rim, 2008. (bas | bottom)
photos : © Richard-Max Tremblay / SODRAC (2011), permission
de l’­artiste | courtesy of the artist & Galerie René Blouin, Montréal
Chris Kline, Raft II, 2008. (haut | top)
Chris Kline, Rise, 2008. (bas | bottom)
photos : © Richard-Max Tremblay / SODRAC (2011), permission
de l’artiste | courtesy of the artist & Galerie René Blouin, Montréal

En 2010, Lani Maestro, en collaboration avec le compositeur et violoniste Malcolm Goldstein, a créé l’installation l’oubli de l’air à la Fonderie Darling. Cette installation apparemment toute simple couvrait le plancher de la fonderie d’une surface de sable noir ponctuée de petits bassins d’eau disposés à intervalles irréguliers pour refléter le ciel et le passage des nuages à travers les fenêtres hautes. Évidemment, il s’agit d’un travail bien différent de celui de Yam Lau ou de Chris Kline. N’empêche que Maestro s’intéresse aussi au thème de la construction et de la fabrication en jouant à redéfinir l’opposition entre intérieur et extérieur, entre vide et plein. Comme l’a d’ailleurs remarqué Anja Bock, « le didactisme ferait ici figure d’imposition et de contrainte pour la logique poétique de l’œuvre, qui donne accès à un territoire bien plus grand, quoique moins facile à délimiter6 6 - Anja Bock, « Lani Maestro : l’oubli de l’air », BorderCrossings (mars, avril et mai 2011), p. 80-81. ». Elle poursuit en disant que « la matérialité et la musique de l’œuvre s’emballent autour de nous jusqu’à nous rendre immobiles, embourbés que nous sommes dans le charme de la plus modeste monumentalité de l’œuvre, comme si le vaste espace vide de la fonderie était plein, si plein qu’il ne permet même pas au temps d’y pénétrer ». Dans cette installation cependant, la tradition et la pratique de la sculpture ne définissent pas l’œuvre sur le plan stylistique, mais servent plutôt de fils conducteurs parmi d’autres à partir desquels l’œuvre se tisse pour nous laisser, en fin de compte et comme l’écrit Bock, « seuls avec nos outils intellectuels et nos états habituels qui sont (désormais) sans ancrage ».

Des œuvres comme celles dont nous avons parlé ici s’interrogent sur nos pratiques de construction et d’habitation en abordant les questions de la fabrication, des matériaux et de leur virtualité de façon à ce que leur interpénétration soit réversible, la matérialité devenant virtuelle et le pictural ou le virtuel étant dévoilé dans sa matérialité physique. Les artistes dans ces expositions sondent la construction spatio‑temporelle de diverses manières qui privilégient, en guise de façon d’être et de faire, le non‑savoir, le vide et l’imprévisible, dans le but d’ébranler perpétuellement les fondations de l’habileté, du savoir‑faire, de la technique – toutes ces dimensions relevant elles-mêmes du domaine de l’« efficacité », dont les buts et les critères sont prédéterminés.

[Traduit de l’anglais par Jean-Sébastien Leroux]

Chris Kline, Lani Maestro, Lynne Cohen, Nelson Henricks, Stephen Horne, Yam Lau
Cet article parait également dans le numéro 74 - Savoir-faire
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