Stéphane La Rue, De la gauche vers la droite, du haut vers le bas mais pas nécessairement dans cet ordre, 2008.
photo : Guy L'Heureux, permission de | courtesy of Galerie Roger Bellemare, Montréal
Il pourra sembler paradoxal de convoquer le plaisir de la couleur pour présenter la peinture de Stéphane La Rue, artiste reconnu pour le caractère minimal de ses propositions plastiques. Ses tableaux se fondent sur les matériaux utilisés, ne faisant que de rares concessions aux gestes et à la séduction de la peinture. Il ne s’agira pas tant de dissocier les aspects essentiels de son travail (surface et forme) que d’attirer le regard sur ce qui semble secondaire, plus évident peut-être, une fois la composition établie. Autant l’idée des formes attire l’attention, autant, il me semble, les couleurs, celles inhérentes au choix des subjectiles et celles appliquées sur la surface, offrent aux sens et à l’esprit le terrain propice à la contemplation et à l’analyse, leur conférant ce caractère propice au raisonnement et à la rêverie. De cet espace qui semble saturé par le calcul et la raison naît l’effet de liberté, de jeu et de mobilité propre aux œuvres en chantier, précaires et animées.

Ses compositions sont rigoureuses – austères, précises, voire millimétrées. C’est leur dépouillement qui détermine la spécificité de leur attrait et de leur pertinence. Misant sur l’essentiel, ses œuvres se présentent avec une justesse, une vérité et un éclat qui attestent l’engagement de l’artiste et exigent celui du spectateur. La peinture moderne a insisté pour démontrer que la peinture se représentait elle-même, propos exacerbé par certains praticiens actuels, fidèles à l’exploration de cette évidence au détriment de l’illusion de l’illusion. C’est dans ce paradigme qu’évolue la pensée de Stéphane La Rue, qui traite de la capacité de l’art à réfléchir sur ses moyens, ses ruses et ses résultats. Sa peinture porte précisément sur le cheminement qui conduit à sa réalisation ; elle nous invite à participer et à jouir du résultat obtenu, bien précaire, il faut le dire. En effet, malgré l’effet de stabilité qui résulte des formes géométriques, l’artiste confère à celles-ci une qualité de mouvement qui entraîne le regard et l’esprit et les attire vers d’autres résultats.

Stéphane La Rue, Inflexible, 2010.
photo : Guy L’Heureux, permission de | courtesy of Galerie Roger Bellemare, Montréal

Depuis que la peinture existe, elle affirme son caractère illusoire, sa capacité à représenter. Les leçons de Dibutade et de Zeuxis ont été reprises et discutées. Si la variété des sujets est infinie, les moyens de les exprimer demeurent les mêmes : préparation ou non de la surface, aplat, glacis, empâtement, sfumato, geste plus ou moins contrôlé, ­coulure, effets du pinceau, de la spatule, des doigts… Avec ces quelques ressources, les peintres ont démultiplié les modes de représentation et les styles et ils ont réfléchi aux possibilités de la peinture. Ces sujets animent aussi La Rue, qui interroge la nature, les conditions d’existence et les limites de la peinture à travers ses ressources toujours renouvelées.

Le choix d’un type de support et de sa forme constitue la première intervention de son travail. Ce qui semble aller de soi au départ joue cependant un rôle central dans la résultante. C’est en étroite symbiose avec la qualité de la surface que la suite de l’œuvre peut advenir. Déjà, il faut prendre en compte le coloris du matériau, sélectionné pour son potentiel d’accueil de tel ou tel type de matière colorée. La couleur se définit d’emblée par le choix des supports, qui sont construits ou découpés. Non seulement le grain du bois, de la toile ou du papier est déterminant, mais sa coloration initiale compte comme un élément capital qu’il faut révéler et mettre en valeur. Sa capacité de réfléchir la lumière d’une manière définie collabore à la combinaison finale. Les couleurs claires – sable, beige, bistre, chamois ou brun, mais aussi le blanc – sont parties prenantes de l’œuvre et ont un rôle décisif dans l’effet de la composition. La sélection d’un type de tissage pour la toile ou d’un fini particulier pour le contreplaqué a pour rôle de mieux faire chanter la forme peinte qui s’y posera. Les veinures plus ou moins foncées continuent de vibrer en écho avec les mouvements révélés par la couleur appliquée sur une partie de la surface.

Ses premières réalisations comptaient sur le pouvoir des angles du tableau pour organiser la structure de l’œuvre (par exemple, les Sans titre de 2003 ou les Blancs d’ombres de 2004). Ces points d’ancrage et de tension permettaient, par un léger déplacement, de montrer la surface, de la pointer. Enduite d’une seule autre couleur nettement découpée, qui en laissait une partie à découvert, la toile s’animait non seulement de la trace laissée par l’application de l’acrylique, mais aussi par ce décalage entre les deux formes colorées. La couleur – matière, densité et geste – fusionne et induit un rapport entre le plan, la couleur et la profondeur.

Stéphane La Rue, Mouvement no 5, 2011-2012.
photos : Guy L’Heureux, permission de | courtesy of Galerie Roger Bellemare, Montréal

Même si elle est travaillée en aplat, la couleur pointe l’espace et le volume. Un coup de pinceau appliqué à proximité d’un autre signale une distance, suggère un écart, inscrit une profondeur. En opposant des couleurs de plus en plus saturées et foncées à ses surfaces claires, La Rue accentue les effets perspectivistes et volumétriques de ses tableaux qui leur attribuent une qualité sculpturale. Cette voie est plus marquée sur les surfaces découpées (à partir de 2009), parfois organisées par paires ou en effets de miroir qui se dédoublent dans l’espace. Le bois est alors privilégié comme support. Le contreplaqué offre déjà un fini chatoyant et ondulant que célèbrent la poudre de graphite frottée ou les lavis légers.

Dans un travail récent (Mouvements, depuis 2010), La Rue mise sur la propriété du papier. La ligne est tracée par le biais du pliage qui vient imprimer un trait, suggérer une forme, modeler la surface, créer des angles. La feuille s’anime discrètement dans cet étalement de plans juxtaposés révélés par la lumière et son ombre. Au point de rencontre de ces lignes, une forme apparaît, née de ce subtil rabattement de la page. La couleur vient s’agglutiner sur ces points de croisement. Des tonalités variées, appliquées à l’aquarelle, interviennent pour accentuer les effets de glissement, de tension et d’équilibre déjà inscrits dans le blanc de la page. Ces compositions sont ensuite réunies en assemblages qui leur confèrent une autre architecture.

La coloration toujours lyrique accompagne des surfaces de plus en plus suggestives et effervescentes. Formes et couleurs sont intimement liées et permettent à la structure d’assurer pleinement le devenir de la peinture.

Laurier Lacroix, Stéphane La Rue
Cet article parait également dans le numéro 76 - L’idée de la peinture
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