Modularité. Le texte est imprimé sur des panneaux solides et délimité par le contour d’une pièce tiré d’un plan d’étage. Il s’agit d’une structure synchrone, comme celle d’un édifice. Mais pour autant que nous sommes concernés, parce que nous allons passer d’une pièce à l’autre, il s’agit aussi d’une structure distribuée dans le temps. Chaque pièce est une pièce de texte et la pièce de texte est l’unité élémentaire de cette « maison à penser ». Un module. La synthèse entre une unité de pensée et sa catégorie syntaxique visuelle — sa catégorie grammatico-architecturale (le plan d’étage comme une grammaire, mais de l’ordre de ces jeux de langage primitifs qu’introduit Wittgenstein au début des Investigations; imaginons maintenant un texte écrit « dans » une mégalopole). La rencontre entre la catégorie « intrinsèque » (Fondement, Logique, Chorale, Incise) de cette unité de pensée, qui concerne la vie de l’esprit, et sa catégorie « extrinsèque » (Hall d’entrée, Salle à déjeuner, Salon, Chambre de Margarete), qui regarde la vie domestique. Ce sont là deux espaces internes, le premier ayant emprunté le second pour s’installer. Maison héroïque.

Hyper-ité. Tout ce qui n’est pas de l’espèce rare de la linéarité. Modélisation d’une vie dans laquelle il en existe une autre, héroïque. Et qui habite deux maisons, l’une théorisée (celle de LW.), l’autre perdue (celle de P.). Tout contenir, les moments de grande cohérence et ceux d’égarement. Parce qu’on ne sait jamais si l’égarement n’était pas finalement plus rationnel. Un mouvement clef dans une logique non encore aperçue. Terra firma de l’éclectisme. Navigation essentiellement « au près ». Mais toujours par saut. Le paradoxe de Zénon affirmait cela dans l’Antiquité : il y a toujours un infini entre deux points. Un monde entre deux « vues ». On saute d’une seconde à la suivante. Le passage d’une cause à une conséquence exige de la concentration et la conviction d’un système. Morceaux de cela dans les nœuds — les déclarations de P., les textes de L.W.

Pensée physique. La maison est le corps architectural de l’esprit. Elle est déjà, bien sûr; faite pour le corps. Et le corps est obligatoirement fait pour l’esprit — son entrée, sa sortie et peut-être en réalité sa complète exhibition. Mais il y a un reste (en vertu duquel d’ailleurs on peut s’employer à démontrer qu’il n’y en a pas…). Ce reste est ce qui passe par-dessus le corps pour entretenir un rapport direct à la maison. Sa géométrie. Les mises en scène de son mobilier — les conversations de sujets d’époque que suggère la large table de la salle à manger, les discussions de fond prévues dans les fauteuils de la bibliothèque. Le corps est ici mobile pour des opérations intellectuelles qui se font avec l’architecture. Une sorte de synthèse où entrent le minéral, le tellurique, et qui rappelle à l’ordre cosmologique la distraction, l’insignifiance.

Circulation. Dans la salle et dans l’ordinateur. Dans la vie de P. et dans celle de L.W. Passer d’une pièce à l’autre, sans aucun ordre prescrit. Ou d’une pièce à la même, mais dans l’autre vie. S’asseoir sur les tabourets préparés, devant les tableaux. Se rendre compte que si le texte est posé formellement comme tableau, c’est que le tableau est une affaire de reconstitution. Que l’impatience à l’idée de lire désigne le mépris de l’image. Tourner soudain la tête vers les autres tableaux, entendre toutes les voix simultanées — plusieurs P., et conséquemment plusieurs L.W. Effet de décomposition, d’analyse. Tous les morceaux d’une vie épars autour de soi, en attente de reconstitution. Pourquoi traverser la vie de P. ? Pourquoi voir L.W. dans P. — ce pourrait être à la bibliothèque ou dans ses ouvrages. Rencontre.

Géométrie. Il fallait absolument s’abstraire de ce lieu misérable. Lui opposer la rigueur et la finesse. Le dessin et la vie de l’esprit. Créer une situation de lévitation, un concept qui maintienne en vie. Un abri – psychologique. Directionnalités de ce monde : ciel et terre, droite et gauche porte et fenêtre. Encore une fois, un univers élémentaire comparable aux jeux de langage primitifs imaginés par Wittgenstein. Vingt-quatre textes qui scellent la construction. Au moment où la ligne s’arrête et où le rempart donc se brise, le texte oppose sa méditation. Dans cette pièce, on ne fixera pas le mur, on ne se pétrifiera pas au centre, on évitera de tergiverser entre la porte et la fenêtre. On ne tournera pas vers le plafond ou vers le sol une face de désespoir ou de dépression. On ira plutôt en périphérie, comme en voyage ou dans un jardin, vers les îlots des coins, où l’on aura, debout et la tête légèrement inclinée, ces vingt-quatre « vues » sur un autre intérieur.

Installation. Un hypertexte bien sûr, mais dans une superstructure géométrique – le (quasi —) cube – sur le support d’une unité élémentaire architecturale : la pièce. Organisation de textes qui vont dans toutes les directions. Tension entre le cube et la pièce, chaque monde ayant à voir avec l’entropie, parfois comme ce qui sauve et parfois comme ce qui perd. La pièce se désagrège par cela même qu’elle échoue à filtrer. Entraînant avec elle, par bribes corporelles, son unique habitant. Le quasi — (cube) contient, dans (ce qu’on lui concédera comme) sa forme archaïque, des « vues » qui sont des pensées qui se tiennent, dont l’addition multiplie la cohérence. Le cube a ici un effet d’entraînement : métonymie d’une géométrie en entier, qui fait supposer, par parité, tout un système de « vues ». Appelant vers elle leur unique contemplateur. Lui donnant une vision.

Transcendance. Inacceptabilité du corps, en tout cas de ses conséquences — bruits du corridor et de la rue, exiguïté, poussière. Refus de continuer à obéir aux circonstances qui nous ont conduits là. D’ailleurs, déclaration que l’on ne peut se ramener aux limites que l’on voit. Imagination que quelque chose voit que l’on voit (comme on voit ce que l’on voit) — à ceci près que nous le savons. Nuance qui sauve. Dieu, bien sûr, mais aussi l’âme qui en procède. De façon moins personnelle, l’esprit. Donc le cube dans la pièce est comme l’esprit « dans » le corps. Par où il est montré. Par où il s’objecte au bruit, à l’exiguïté, à la poussière. Il le fait en se moulant à l’adversaire. Comme l’esprit épouse le corps. La finesse consiste, ce faisant, à tenir néanmoins un autre discours. À s’écarter juste ce qu’il faut pour désigner la limite. Pour la voir. Le reste est de l’ordre du style.

Position. Je t’ai épargné la frontalité. J’ai placé chaque texte en retrait, dans ces endroits que l’habitude croit insignifiants. Pour te distraire d’elle, te conduire ailleurs. Je les ai écrits de façon à ce que tu y viennes souvent — statues dans les jardins, fontaines dans les villes. Je les ai aussi conçus comme des vues, des clartés. J’ai pensé t’obliger pour les lire à incliner la tête et que ce simple fait te disposerait autrement. Que les textes d’en haut seraient pour voir au-dessus de la mêlée, et que ceux d’en bas te feraient remarquer le sol sous tes pieds. J’ai tout relié le plus rigoureusement possible — petit système primitif mais qui a, je crois, la potentialité d’un monde. J’ai fait tout cela pour donner une sépulture à ta vie passée en ce lieu impropre. Et qu’à tout le moins sa notion échappe au chaos.

Collage. Nous sommes donc dans un plan — flatland. Et c’est toujours le même exercice depuis les illustrations de l’enfance : se rapetisser jusqu’à considérer la page comme une étendue puis circuler parmi ses canaux et ses accidents géographiques. Stéréoscopie de l’esprit : il faut à la fois la beauté formelle des figures, des symétries jointes à d’élégantes dissymétries, des reprises heureuses introduites par des absences calculées, tous ces plaisirs de la géométrie plane pour l’œil d’ordre supérieur, et les aventures de la déambulation à hauteur de ligne — ce qui arrive dans ce passage étroit entre ces deux figures, et si l’on entre dans ce triangle ou si l’on descend par l’avant-bras de ce portrait, et ce que nous raconte ce texte pendant que nous marchons à rebours de la « directionnalité de lecture », enfin comment nous arrivons à l’image, là, à droite, par l’étranglement du texte de gauche qui vient juste de nous la décrire. Le bonheur intellectuel réside dans une minutieuse intégralité.

Design. Disegno. La rationalité faite visuelle. Moment du plan, du concept. Organiser entre eux l’image et le texte, tellement dissemblables même si le second porte sur la première. Impression que les raisons de l’une n’atteindront jamais les raisons de l’autre. Rares cas de réussite véritable. Voir les traités de géométrie, où la preuve demande à chaque moment de passer par l’image. Où l’image exige le raisonnement verbal, et partage avec lui ses lettres et ses nombres. Berceau de la construction intellectuelle. Rigorisation de procédés architecturaux, dit-on. Au milieu du XXesiècle, la puissance critique du jeu de langage apparaît sous la première et très déterminante figure d’une activité de construction. Après la maison Kundmanngasse. Une sorte de généralisation de la géométrie, une forme d’extraction de sa logique. Donc ni l’image ni le texte, mais l’édifice.

Intellect. Sensualité des règles d’argumentation, des démonstrations de géométrie et des planches d’encyclopédies. Plaisir procuré par la construction, par ses instruments. Vue d’ici, la tridimensionnalité est une forme complexe de bidimensionnalité, reconstituable dans ses moindres détails. Cet univers est celui de l’exhaustivité, de la potentialité. Le corps attentif y voit sa propre distillation, son savant équivalent, sa reproduction ultime. À l’abri de la corruption et des contingences. In vitro. Corps concentré, volontaire, instrumental, adonné à la science comme à son plus pur bonheur. Comprenant qu’il faut se garder à tout prix de chavirer dans la troisième dimension, où ne resterait des précédentes splendeurs qu’une multiplicité de marques de surface à l’existence dérivée, presque irréelle – sur le grand vide des jouissances que l’on pouvait en éprouver.

Cognition. Il faut voir dans chaque collage un édifice plat. Il faut se rendre compte qu’il est bâti sur des matériaux qui s’excluent et dont il cherche l’articulation – selon une méthode ne découlant ni de l’un ni de l’autre. Il faut comprendre que la ligne est un troisième terme, un procédé liminal et minimal dont cette méthode fait l’hypothèse, parce qu’il tient à la fois de la visualité et de la textualité. Comprendre, c’est-à-dire, que la ligne constitue l’unité constructionnelle de la lettre et de la figure. Il faut voir l’image par le texte – exercice d’ekphranis – et apercevoir déjà quels fragments d’édifice lui répondent. Il faut ensuite considérer l’image dans sa logique interne et chercher dans l’édifice le schéma qui la reprend. Il faut enfin saisir que ce qui reste a des raisons qui tiennent au procédé dans sa généralité ou à l’édifice dans sa particularité. Saisir, c’est-à-dire, l’irréductibilité. 

Séquence. Tectonique temporelle. Idée que le temps est une forme d’espace et donc plastique. Cela passe par les images et par leurs transformations. Il s’agit en réalité d’une seule et même construction dont on (re) voit chaque modalité. Une analytique. Installer dans une pièce chacune des modifications significatives de l’image de départ (ici, plusieurs installations…) et embrasser « le film » du regard. Déambuler parmi ses moments. S’arrêter sur une scène. La déplacer. La complexifier et donc ajouter des moments, comme Proust des pages latérales à ses carnets. Éventuellement, ajouter des pièces. Se demander ce que dit d’une modification un changement de pièce par opposition à un simple déplacement dans la même pièce. Se demander s’il n’y a pas des modifications qui relèvent en réalité d’un autre étage. Surgissent soudain les édifices et les villes. On passe du film au plan. Archi-analytique. Système du monde. Le texte voisé, lui, pendant tout ce temps tient le temps, comme une constante. 

Construction. Dans son matériau infographique – qui en est un tout en n’étant pas… Beaucoup de discussions ici. Il faudrait prendre une distance, voir au-delà de l’ordinateur. Mais le médium est à perte de vue… En attendant, méthode de construction qui procède selon deux axes : x – séquence, y – superposition. Descartes (au cœur même du médium qui passe pour s’en trouver à des années-lumière…). Chaque action est répertoriée et détermine un élément de contenu. C’est donc l’action qui est le cardinal de l’image et du texte – de sorte que la distinction n’est plus constructionnellement pertinente. Mentalité de producteur. Philosophie d’esprit. Où passent néanmoins des courants émotifs. Dans l’axe des superpositions, la voix est au degré zéro. Au fondement. Ce qui a émergé de la vie courante et qui s’appelle « poïétique » — faire. La construction dans sa plus simple expression, quand ne s’exerce pas encore sa grammaire compositionnelle. Comme, dans un langage logique, les substances primitives et leurs propriétés premières (dont l’histoire philosophique est ancestrale et probablement sans fin), sur les piliers desquels tout l’édifice se tient. 

Corps mental. Par opposition, le corps « corporel » ne m’intéresse pas (dit l’esprit). Le corps détaché de moi, qui a ses raisons que je ne connais pas. Et peut-être même, dit-on, une pensée qui m’échappe. Le corps que l’on m’oppose et dont on prend le parti, comme d’un vassal maintenu trop longtemps dans les fers. Pour qui on réclame le pouvoir absolu et que je sois en entier réductible à ses termes. Ce corps-là, qui exige que je le suppose sans moi, est bien sûr impossible. Ce n’est pas que je croie en ma nécessité absolue. C’est que toute pensée dans laquelle j’oublierais ma réalité, oublierait aussi que c’est moi qui la tient. Relativisme donc. Prudence du corps propre avec lequel depuis toujours je me confonds. Dont j’ai la figure et les membres uniques. Qui a mes mouvements et mes airs particuliers. En qui je m’étends ainsi que dans ses prothèses et ses artefacts, où il devient enfin clair qu’il ne fut jamais sans moi.

Immersion. Je te veux dans le noir d’une grande salle ou bien devant la miniature de ton écran. Tu m’aimeras moins, peut-être, dans la première que devant le second – puisque je fus moi – même élaboré devant lui. Et le producteur n’est-il pas le récepteur entre tous ? (Une idée controversée, je sais.) Dans le second cas je te parviendrai, sans doute, par le réseau. Tu me téléchargeras, peut-être. Tu me copieras, tu me transformeras. Et ce sera dans l’ordre. J’ai moi-même téléchargé, copié, transformé ce que je te donne à voir. Mais si tu me regardes simplement, dans le noir de ton atelier ou dans celui d’une salle, je veux que tu saisisses que le portrait est fait comme on se bâtit, après des siècles de culture, par construction sur des fragments d’héritage. C’est là sans doute le lot des époques ultérieures. Réfugiées dans leur esprit comme ces forêts de second ordre qui s’enracinent au faîte des premières. Jardins suspendus.

Suzanne Leblanc
Cet article parait également dans le numéro 43 - Immatérialités
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