Savoirs partagés

Sylvette Babin
Je n’évoque pas avec nostalgie le 17e siècle – ses mâles amateurs privilégiés entretenus par l’aventure coloniale, le labeur des ouvriers inféodés, les vastes domaines et la conviction arrogante de leur propre supériorité – ; mais je retiens quand même deux idées formulées à cette époque : la valeur de la « philosophie expérimentale » et le précepte de « ne rien accepter sous prétexte que cela vient d’une autorité ». Il me semble que « les pratiques créatives de la connaissance » sont des façons d’appréhender ces idées et de nous assurer qu’elles ne cèdent pas devant les exigences pragmatiques infinies des protocoles du savoir : résultats, extrants, impact, suivi constant de l’utilité précise de tel savoir particulier ou de sa capacité à s’adapter aux  demandes et aux impératifs du capi­­talisme cognitif, à savoir la portabilité, la transférabilité, l’utilité, la flexibilité, l’application concrète, l’entrepreneu­rialité et, de façon générale, l’intégration tous azimuts à l’économie de marché.

— Irit Rogoff, Practicing research: singularising knowledge

L’accès aux savoirs est un principe fondamental de la démocratie. Y réfléchir invite à s’attarder autant aux différents modes d’apprentissage (théoriques, scolaires, pratiques) qu’aux formes et aux lieux de production et de transmission du savoir (écoles, musées, partage des expériences, écriture et oralité, etc.). Si l’essor fulgurant des technologies de l’information et le partage massif des données ont contribué à rendre l’ensemble des savoirs plus accessibles, ils ont aussi accéléré le développement d’une véritable économie de la connaissance, ce capitalisme cognitif qui affecte sans contredit les établissements d’enseignement et le monde de l’art. Par ailleurs, la transmission du savoir ne se résume pas à des questions d’accès – à l’information, aux ressources ou aux lieux d’enseignement –, mais implique également la capacité, pour les personnes, de se reconnaitre dans l’éventail des savoirs offerts, qui sont encore très « orientés » par la pensée occidentale dominante. Dans ce contexte, la philosophe Seloua Luste Boulbina, en ouverture du dossier, suggère la voie de la « désorientation » pour nous détourner des références hégémoniques imposées par le colonialisme européen. L’entretien jette les bases des réflexions suivantes, qui mettent en évidence les rapports de pouvoir inhérents au champ social de la connaissance. Nous proposons ainsi d’observer d’un peu plus près les stratégies qu’adoptent les artistes et les commissaires pour introduire de nouvelles pédagogies ou de nouveaux schémas de pensée. Sans être complètement nouvelles – quelques-unes des références citées dans ces pages remontent aux prémices de la critique institutionnelle des années 1970 –, les recherches qui participent à un tournant éducatif de l’art ou qui font appel à une muséologie participative reflètent des préoccupations sociales indéniablement actuelles.

Le souci de développer des formes alternatives d’acquisition des savoirs ne se limite pas à partager des connaissances théoriques ou pratiques ; il cherche également à transformer le regard que les individus portent sur l’art et la société en leur donnant les outils pour développer une pensée critique. Dans la foulée des prises de position identitaires ou féministes, qui bousculent de plus en plus les idées reçues sur les genres, les races et les classes, des artistes tentent avec leurs œuvres de guider le public vers une prise de conscience de l’orientation androcentriste ou colonialiste de nombreuses collections muséales. D’autres invitent à remettre en question les curriculums formatés des établissements d’enseignement en suggérant des approches didactiques différentes.

Il s’agit finalement, dans ces pages, de reconnaitre et de mettre de l’avant les connaissances et les savoir-faire issus de la vie quotidienne ou des traditions de différentes communautés, ou encore de valoriser la place du non-savoir dans les méthodes d’apprentissage en le transformant en savoir-faire propice à l’action sociale émancipatrice. Dans l’ensemble, nous verrons que les approches proposées ici par les artistes et les commissaires sont surtout portées par les notions d’échange, de collaboration et de mise en commun de tous les savoirs. 

Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 98 - Savoir
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