Saint-Jean-des-Images : Panique au village de Martin Bureau

Daniel Canty
Panique au village. Que risque-t-on en se ­soumettant au regard constant des images ?
Martin Bureau, La danse en ligne est une marche militaire, 2006 (bas).
photo : courtoisie de l’artiste

Manchette au lendemain d’un désastre ou film d’horreur qui fera rire autant qu’il fera peur, la grandiloquence du titre annonce une drôle de ­tragédie. Les images de Panique au village sont celles de violences ­possibles perpétuées ou subies par les villageois de Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans, paisible et pittoresque bourgade de 847 habitants, dont Martin Bureau, ses deux fils et sa compagne. 

Panique au village amalgame un poème narratif, 18 tableaux et une bande vidéo de 15 minutes qui puisent dans les images des caméras de surveillance récemment installées au Centre communautaire du village, à l’étage duquel Bureau tient atelier. De tels systèmes, en cette ère du ­soupçon, sont disponibles à prix populaire. Pour moins de 1 500 $, des caméras bas de gamme veilleront à la banalité du quotidien. Entrées et sorties, pas de danse et routines de gymnastique, assemblées ­municipales et fêtes communautaires, réceptions de mariage et veillées funéraires, coups de balai du concierge et tirs des boulistes, va-et-vient de l’artiste, étreintes d’un couple au portique – le système de surveillance tourne un documentaire en temps réel du temps qui passe. Pour l’instant, tout va bien. Mais quelque chose pourrait arriver.

Les images s’alimentent à l’angoisse. La peur, en l’absence d’une menace concrète, n’a peur que d’elle-même. Elle cherche son objet et en anticipe la manifestation. Les précautions locales sont le reflet d’une inquiétude globale. Il suffit d’aller aux nouvelles. Entre bonnes mains, un couteau de plastique peut devenir une arme blanche redoutable. Quels pouvoirs pour une boule de pétanque ? Avec assez de volonté, il est ­possible de détourner un avion. Des tours tombent. Que Dieu soit mort ou vivant, le clocher de l’église non plus ne tiendra pas éternellement. Virus ou explosifs disparaissent dans l’eau la plus pure. Connaissez-vous bien vos voisins ? Les temps changent et ne changent pas. La fin du monde sera fabriquée de main d’homme. Pourquoi pas ici ? Pourquoi pas maintenant ? Pourquoi pas toi ? Petits larcins, stupéfiants et vandalisme ne sont que des étapes. On ne sait jamais où cela peut mener.

Un Noël, au Centre, on a subtilisé les figurines de la crèche. Le ­larron est un enfant, depuis longtemps pardonné. Saint-Jean est un village ordinaire du monde ordinaire. Les systèmes de surveillance sont un des alibis pervers qui servent à nous conforter dans l’état de siège absurde qui semble, depuis l’après-guerre, nécessaire au bonheur de notre civilisation. Guerre froide, crise du Moyen-Orient, terrorisme, on connaît la chanson. Pour être bien chez soi, il faut en vouloir aux autres. 

Martin Bureau exagère. Il accuse la motivation profonde qui a mené à l’installation des caméras : s’en apeurant, il l’amplifie. Au centre ­communautaire, où le village éprouve ses façons d’être ensemble, ­l’artiste, dans son coin à soi, éprouve ses façons de se mettre à part. Devrait-il s’en sentir coupable ? Ni plus ni moins que tout un chacun. Au spectacle sans drame des caméras, tout en entrées et en sorties, Bureau oppose une ­dramaturgie du désastre. Et il ne s’y donne pas le beau rôle. Dans ses images, il devient l’agent et le témoin principal de la menace, mauvaise ­conscience qui colporte la peur au cœur du royaume. En se transformant en ce que nous ne croyons pas pouvoir être, il nous fait reconnaître la menace que nous nourrissons tous en nous, et que nous attribuons si ­facilement à l’autre.

Martin Bureau, Collision avec soi-même, 2006.
photo : courtoisie de l’artiste

L’Apocalypse de Saint-Jean

L’installation des caméras – souvenons-nous que c’est le rapt des icônes de la Sainte Famille qui l’a motivée – est un geste aux accents chrétiens. Il faut apprendre à se regarder soi-même avant de juger les autres. Afin de se préserver de ses fautes possibles, la communauté de Saint-Jean a décidé d’entièrement s’offrir au regard des images. Elle est de son temps. Avant, Dieu veillait patiemment sur nous. Maintenant, il faut faire ­confiance au regard des objets. En cette ère du soupçon, on ­suppose que nul ne doit être seul en soi, et on livre les âmes en pâture au jugement des choses. Le saint ciel n’existe pas, mais les caméras nous regardent de haut. À l’espoir de l’éternité se substitue la mémoire ­immédiate et ­perpétuelle du lieu. Piètre consolation pour la vanité de vivre. Les ­caméras ne sauveront personne mais, au lendemain du désastre, leur regard implacable et angélique fournira les preuves nécessaires pour passer un jugement dernier. 

Leur dispositif suppose que la menace est tapie dans la durée, repliée dans l’attente, nourrissant secrètement ses monstres. Au besoin, on ­consultera la mémoire du lieu, et on prendra le temps voulu pour juger de la normalité ou de l’aberration des images.

Au centre névralgique de Saint-Jean, une intelligence artificielle du désastre file le nerf de la guerre, mécanique de la méfiance qui sépare le temps du temps, ménageant la brèche par où les monstres viennent au monde. Ils sont issus d’une réalité parallèle, cachée au cœur des ­choses. Depuis que les caméras filment en plan perpétuel l’intérieur du centre ­communautaire, Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans abrite en elle un double spectral. Les êtres qui entrent au Centre se voient aussitôt multipliés par deux. Baptisons Saint-Jean-des-Images les limbes contenues dans la mémoire artificielle du système de surveillance, où les doubles des ­villageois ­répètent des actes déjà posés. Ces images, entités sans ­intériorité propre, sont suspendues dans l’éternité des archives, en ­attente d’une éventuelle rédemption des âmes. S’étonnera-t-on que le clocher du village, émetteur-transmetteur depuis longtemps silencieux des idées de Dieu, ­ancienne antenne des âmes, soit la cible, dans trois des tableaux, des Attaques ­chirurgicales d’ennemis invisibles ?

On ne peut pas passer au jugement dernier sans susciter d’images de l’apocalypse. Panique au village amplifie le soupçon de la catastrophe, et substitue ses images au témoignage des caméras pour reconstituer les moments d’une apocalypse préméditée. L’œuvre est la chronique d’une ville inexistante et d’une guerre annoncée, où les images égarées prêtent corps aux âmes apeurées qui leur ont donné lieu. Au regard ambiant des caméras, elle oppose une menace diffuse. Le poème narratif raconte un désordre de fin du monde où tout ce qui ne devait pas avoir lieu advient en même temps. Cette Apocalypse de Saint-Jean, fidèle à sa vocation, multiplie les apparences de la catastrophe. L’ennemi qu’on retrouve dans les images est une figure fuyante et polymorphe, aux déguisements ­multiples. Un portrait du peintre, portant son casque d’écoute, nous signale ­clairement que La menace gronde. Les motivations et la nature du conflit ou du crime, par contre, sont difficiles à décoder. Invasion par voie des mers ou des airs, Frappes préventives, infiltrations terroristes, ­attentats, incendie criminel ou radiation surnaturelle. Tout y passe. 

La peur saisit toutes les occasions de se manifester et la menace n’épargne personne. D’ailleurs, qui sait vraiment ce qui se passe dans la tête des autres ? L’invisible est sujet à d’indicibles contaminations. Il faut s’inoculer d’incertitude. Bureau s’injecte la peur ambiante, et crée un ­double troublé de lui-même. Le voilà qui se croise dans le tableau Collision avec soi-même, portant la casquette à étoile de quelque armée étrangère. La peur attendait donc sa propre arrivée au portique, dans un uniforme de combat. 

À Saint-Jean-des-Images, l’artiste se fait autre pour s’attaquer à la peur des autres, s’exclut du plus grand nombre pour pénétrer le sentiment général. Brave soldat revenu des zones sinistrées, il se porte volontaire pour propager la contagion et devenir l’anticorps de l’effroi. 

Martin Bureau, Attaque Chirurgicale 3, 2005.
photos : courtoisie de l’artiste

La fin des temps

Temps des caméras. Deuxième temps du temps. Elles se contentent de tout voir en temps réel. Voyez-vous cette caravelle, perdue au milieu de la flotte d’invasion de Battleship au clair de lune ? Panique au village fait tout arriver en même temps. L’artiste s’infiltre dans Saint-Jean-des-Images, pénètre jusqu’à l’épicentre de la peur et pose les charges qui font ­exploser l’effroi et en multiplient les images. Au lieu du traumatisme, le regard se concentre et ralentit. Le temps se démonte et l’émotion irrationnelle qui a donné lieu aux images s’offre à nos regards aveuglés.

 Il est un troisième temps du temps, qui est celui de l’œuvre. Le temps du montage et le temps des toiles approfondissent la durée. Plusieurs ­toiles de Panique au village s’inspirent d’arrêts sur image, et beaucoup d’images de la bande vidéo ressemblent à des tableaux.

Le tableau déclare la guerre à l’écran et sa matière s’empreint des contradictions du combat. Saturation criarde du pigment. Coulisses et effets de pixellisation. Balayage du signal. Brouillage et bruit blanc. Flou des caméras en mouvement. Verdeur de night vision. Artéfacts vidéo et optiques de combat. La lumière cathodique des toiles n’appartient pas à notre monde, mais au champ de bataille ravagé des images.

La bande vidéo recadre le temps. FFD. Cut. Les plans sont ­accélérés, saturés de filtres colorés, ils ressemblent un peu plus aux toiles. Le timecode témoigne des perturbations de la chronologie. Dans la salle ­communautaire, les mouvements de groupe sont présentés comme un entraînement au combat. Les entrées et sorties suspectes de l’artiste solitaire deviennent les préparatifs sinistres d’un infiltrateur. La trame sonore brise le silence des plans pour révéler la pensée cachée des ­images. Détonations, interférences, marches militaires, le son nous plonge au milieu du théâtre des opérations et nous rappelle que la peur est une comédie aux accents sinistres.

Les toiles et les plans d’intérieur balisent un périmètre de ­sécurité pour un désastre qui n’a pas eu lieu, au cœur d’une zone sinistrée qui n’existe pas. La vidéo alimente la boucle de rétroaction de l’angoisse en revenant sur la tempête de neige au dehors. Mais la nature n’attend pas la guerre. Dehors, ce n’est que l’hiver, et les enfants qui se balancent de nuit le savent bien.

Dans la toile Frappes préventives, sous un ciel strié par les ­bombardements aériens, un enfant kick un ballon rouge vers son gardien impassible. On dirait un trou de balle sanglant. Sous un certain éclairage, n’importe quel objet peut devenir une arme, n’importe qui, un guerrier.

La guerre de Saint-Jean-des-Images est facile comme un jeu, et il en est toujours pour abuser des règles. Battleship avec flotte véritable, pétanque explosive, tragiques soirées canadiennes et danse en ligne au pas militaire. Tableau de jeu ou théâtre des opérations. L’enjeu de la peur déborde largement du village, ambitieux de rejoindre les grands titres.

Technique de survie

Un espoir tranquille couve au cœur paniqué du film et des toiles. C’est qu’une autre émotion précède la peur et y survive. Dans un hors lieu où le barbelé se plie à de tendres arabesques, l’artiste et son amoureuse, dans leurs costumes de convalescents, s’enlacent pour Le repos des guerriers. Leur étreinte fait écho à celle de la Dernière conversation, où l’infiltrateur s’apprêtant à perpétrer ses actes fait ses adieux à sa fiancée. Notre héros, notre ennemi, a-t-il gagné son ciel ? Ce tableau reprend une scène émouvante du film. Le suspect au portique ne voulait de mal à personne. Il ne faisait qu’attendre celle qu’il aime. Cette parenthèse sentimentale s’ouvre au point de fuite de Panique au village.

Il y a tant de façons d’être ensemble, mais elles ne se valent pas ­toutes. Le jugement dernier de Panique au village est subtil. Il s’applique bien sûr aux villageois, aveuglés par leurs jeux de société, mais aussi à ­l’artiste, notre terroriste d’occasion, ainsi qu’à l’enfant innocent et fasciné par les jouets de guerre – ou les figurines d’une crèche de Noël. Il s’étend également à tous ceux qui les regardent, y compris les pathétiques ­caméras de surveillance, filmant une vie extérieure à la vie, qui nie l’espoir présent des choses.

Ultimement, la tendresse des amants présente une vérité extérieure au combat. L’émotion survit à l’inquisition des caméras et à l’élan panique de la peur. Elle existe à l’extérieur absolu des images, dans nos regards et nos corps compatissants. Car nous vivons au-delà des images, dans une lumière qui les contient toutes, et qui est celle de ce monde.

Daniel Canty est écrivain et réalisateur. Il dirige la collection La table des matières aux éditions Le Quartanier, qui publie une fois l’an un livre rassemblant fictions, ­poésies et interventions visuelles autour d’un thème. La table des matières, réalisée en ­collaboration avec les graphistes du studio Feed, porte sur « manger » et paraîtra à l’automne 2007. Il collabore aussi fréquemment avec des artistes visuels, signant des textes d’accompagnement pour des œuvres de Patrick Beaulieu, Martin Bureau, Dominiq Gaucher et Rafael Sottolichio.

Daniel Canty, Martin Bureau
Cet article parait également dans le numéro 61 - Peur
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