Sophie Deraspe, Rechercher Victor Pellerin, 2006. photo : courtoisie de Sophie Deraspe et Atopia Distribution

Accueilli plutôt favorablement par la critique, Rechercher Victor Pellerin a eu une certaine résonance dans le monde du cinéma québécois à l’automne 2006, où on lui a naturellement reconnu son originalité.

Abordant un thème rare (l’art contemporain) sous un alléchant ­enrobage (intrigue presque policière, musique sobre mais ­expressive), ce premier long métrage signé Sophie Deraspe a surtout fait parler de lui pour une raison : sa forme canularesque. Mais la mise en place d’un canular, aussi réussi soit-il, suffit-elle à justifier la pertinence d’une œuvre ? Sous l’apparence du film bien fait, profitant justement du jeu des apparences, Rechercher Victor Pellerin trompe autant sur sa raison d’être que sur son propos. C’est du moins ce qu’on osera avancer ici.

La trame tourne autour des amis et des proches de Victor Pellerin, artiste excentrique disparu 15 ans plus tôt sans laisser ni trace ni tableau. Après une rapide ascension – trois ans à peine –, devenant un peintre prisé par le marché vers la fin des années 1980, il aurait tout brûlé dans un ultime geste de révolte. À l’écran témoignent des acteurs de premier plan du milieu artistique québécois et canadien (les galeristes Éric Devlin et Olga Korper, l’artiste Mathieu Beauséjour, mais aussi la danseuse Anne Lebeau ou le dramaturge Jean-Frédéric Messier) et des personnages plus obscurs. Parmi ceux-là, Eudore Belzile, au centre de l’intrigue, qui s’apprête à monter une expo à la mémoire de Pellerin. Son projet sert de prétexte à la cinéaste pour réunir l’entourage de l’artiste et livrer à l’écran, dans le style cinéma-vérité (caméra à la main, présence de l’équipe de tournage à l’écran), sa propre enquête.

Mais s’agit-il vraiment d’un portrait d’artiste ? N’est-on pas ­plutôt en présence du portrait d’une communauté, celle de l’art ­contemporain et de ses acteurs (artistes et galeristes, bien en évidence, mais aussi, en filigrane, critiques, collectionneurs, subventionnaires) ?

Quoi qu’en dise la cinéaste dans son épilogue, quoi qu’elle affirme au sujet de son approche – « le défenseur des subjectivités, lit-on juste avant le générique de fin, ne saura nous reprocher d’en avoir fait [du portrait] une adaptation libre » –, le récit de ce Victor Pellerin détaille le modus operandi d’un milieu, sans en montrer les rouages, restant en surface. Au public non averti, cinéphile mais pas nécessairement amateur d’art, ce documentaire, avec ses limites, parvient malgré tout à révéler certaines choses.

Documentaire ? Rechercher Victor Pellerin s’inscrit dans la lignée d’un cinéma québécois qui mélange allègrement deux genres, qui déambule habilement sur ce fil séparant la fiction de la réalité, la mise en scène de la prise de vue réelle – on pense à l’œuvre de Robert Morin (Quiconque meurt, meurt à douleur ; Petit Pow ! Pow ! Noël) ou à ­l’acclamé La Moitié gauche du frigo de Philippe Falardeau, à qui Deraspe a été comparée. Cinéma-vérité, cinéma réalité ou docu-fiction, ­­docu-menteur comme le titrait Le Devoir1 1 - Stéphane Baillargeon, « Un docu-menteur étonnant », Le Devoir, samedi
25 novembre 2006.
 ?

Il ne s’agit pas ici de débattre sur ce point ni de discuter de la part de vérité, de décortiquer les faussetés, de pointer l’efficacité ou l’inefficacité de cette mascarade. De toute façon, tel que le dit Deraspe elle-même, « comme tous les autres films, Rechercher Victor Pellerin est un documentaire 2 2 - www.recherchervictorpellerin.com». L’énoncé semble être une profession de foi en faveur du cinéma (et de l’art) comme reflet de la réalité.

Ce film est un canular, personne ne le conteste. Si l’on considère qu’une blague de ce genre n’est bonne que si l’on y croit jusqu’à la fin, Rechercher Victor Pellerin est une réussite. Malgré un bon flux ­d’indices (la signature stylistique de Pellerin qui ressemble étonnamment à celle de l’artiste Sylvain Bouthillette, lui-même présent à l’écran, en est le plus révélateur), quiconque est en retrait du milieu artistique québécois peut croire à la véracité du récit. 

Sophie Deraspe, Rechercher Victor Pellerin, 2006.
photos : courtoisie de Sophie Deraspe et Atopia Distribution

Cependant, la communauté artistique, attirée tout ­naturellement par ce sujet, peut déceler facilement l’escroquerie. Avec elle, ce ­canular ne fonctionne pas, ou bien peu. Supposons maintenant qu’un canular ne doive pas se limiter qu’à être une bonne blague. Les bons ­commentaires à l’égard de la cinéaste nous laissent croire que Deraspe n’a pas cherché qu’à faire du divertissement, qu’un exercice de style pour se démarquer des formes courantes. Derrière son astuce ­formelle, il y aurait un propos. Le portrait du milieu, de la collectivité qu’elle dresse ne serait pas futile. Pourtant, voici ce qui émane de ce vrai-faux documentaire, lorsque le galeriste Éric Devlin intervient, vers la fin, en guise de conclusion : le monde de l’art est très fragile ; les artistes bouclent leur budget de peine et de misère. Le monde de l’art, dit-il, est un grand canular : la réputation de tous, la ­complaisance avec un réseau d’amis, l’engouement soudain pour un artiste, les ­phénomènes de mode, les jurys, les commissaires, la critique, les institutions ­muséales, tout ceci est un canular. C’est un monde malade, nous dit Deraspe, où tout le monde berne tout le monde. Où un individu venu de nulle part, tel Victor Pellerin, peut devenir en trois ans le chouchou de tous. Le film donne l’image d’un milieu asservi à l’argent et au pouvoir que celui-ci confère. Les vrais amateurs n’existeraient pas ou seraient condamnés au sort de Pellerin : se révolter et disparaître.

Il y a sûrement du vrai dans ce qu’avance la réalisatrice et ­auteure du scénario. L’art dit commercial n’existerait sans doute pas sans cette soif d’acheter pour mieux revendre. Il n’est pas étonnant que la critique ait vu dans Rechercher Victor Pellerin l’illustration d’un « petit monde artistico-bourgeois3 3 - Normand Provencher, « Vrai mensonge », Le Soleil, samedi 25 novembre 2006. ».

Un monde malade. L’aspect ludique de cette pseudo-enquête, le ton romanesque faisant de Pellerin une victime, voire un Don Quichotte qui combat des moulins à sa manière, ne règle que le cas d’un individu. Il ne dénonce qu’en apparence. Bien sûr, faire la lumière sur cette histoire, triste sans doute, peut servir à élucider les failles d’un système. Au mieux, elle n’entretient toutefois que des mythes, dont celui de l’artiste incompris et rebelle, personnage chéri d’un certain cinéma. Elle utilise des préjugés comme des grandes vérités parce qu’issues de la bouche de spécialistes. Pour le public non averti, incluant une grande part des critiques de cinéma (comme quoi le mélange des disciplines est encore une illusion, du moins en ce qui a trait à leur réception), ces gens sont méconnus. En fait, leur seule présence assure au film sa véracité, astuce dont se sert habilement la cinéaste. Au fond, Victor Pellerin pourrait aussi être méconnu, et bien réel.

En entretenant des mythes, en ne s’attaquant qu’aux clichés d’un système, Rechercher Victor Pellerin ne remet rien en question. Il ne fait que nourrir l’imaginaire des gens, assoiffés de génies, de tragédies, d’injustices. En ce sens, le premier long métrage de cette cinéaste pourtant prometteuse dégage un ton plutôt conservateur.

Dès lors, on est en droit de douter du propos du film. Sophie Deraspe a-t-elle vraiment voulu y dénoncer quelque chose ? Alors pourquoi ne pas avoir eu recours au véritable documentaire sur le milieu de l’art plutôt qu’à un canular ? Un film comme Lemoyne, signé à trois (Simon Beaulieu, Benjamin Hogue et Christian Laramée), ­donnait une image plus juste, et pas moins cruelle, de la réalité des arts visuels au Québec.

Triste constat, doublé d’un autre : le spectateur berné sort de la salle avec une fausse idée du monde de l’art contemporain. À une époque où ce milieu perd de plus en plus sa place dans l’espace médiatique de nos sociétés (absence de la critique dans les médias de masse, sous-financement des périodiques spécialisés, etc.), tout autre support de diffusion est la bienvenue. D’où la déception de voir ce document tissé de mensonges. Une vraie fiction, assumée, aurait peut-être entretenu les mêmes clichés que ceux de Rechercher Victor Pellerin, mais le public aurait eu la sagesse de la voir comme telle : une fiction.

Jérôme Delgado, Sophie Deraspe
Cet article parait également dans le numéro 60 - Canular
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