GroupMaterial_Resistance
Group Material Resistance: Anti Baudrillard, 1987, White Columns, New York.
Photo : Ken Schles, permission de Group Material

Prestigieux décalage

Steve Lyons
Pendant plus de six minutes, à l’été 2009, Glenn Beck a occupé les ondes en agitant un petit livre bleu, implorant son auditoire de le lire sans tarder. Pour le gourou de Fox News, il s’agissait d’un livre important, dangereux, un appel aux armes pour la gauche radicale, un manifeste révolutionnaire pour le 21e siècle1 1 - Voir Glenn Beck, « The One Thing: The Coming Insurrection », vidéo de la chaine Fox News, 6 min 55 s, 1er juillet 2009, http://youtube/ZKyi2qNskJc [consulté le 3 mars 2015].. Le livre en question, version anglaise de L’Insurrection qui vient du Comité invisible, venait à peine d’être traduit anonymement par un groupe d’artistes et d’intellectuels de New York ; il était publié par Semiotext(e), la maison d’édition connue pour avoir branché la scène artistique new-yorkaise, au début des années 1980, sur des penseurs comme Jean Baudrillard, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Franco « Bifo » Berardi et Antonio Negri. L’exhortation improbable de G. Beck à lire L’Insurrection qui vient dramatise une opposition entre deux camps idéologiques et, ce faisant, nous force à réfléchir à la façon dont quelques-uns des penseurs européens parmi les plus radicaux ont débarqué en Amérique, dans certains cas hors contexte, dans d’autres, avec des dizaines d’années de retard. Le plus récent succès de scandale de Semiotext(e) commande également un bilan de ce marché intellectuel à la fois étrange et instable qui a jailli en marge du courant dominant.

Nul doute que le mode de diffusion de la théorie radicale issue de la gauche française et italienne a évolué au cours des dernières années. Avec le marché en expansion des traductions anglaises de ce qu’on appelle « les théories de l’après-68 », bon nombre de théoriciens du politique issus des mouvements étudiants de Mai 1968 se sont retrouvés dans la ronde planétaire des foires, biennales et revues qui façonnent le monde de l’art. C’est ainsi que Jacques Rancière a parlé d’art et de politique à la foire Frieze, que Bifo roule sa bosse sur le circuit des biennales de Kiev à Kassel et à Montréal, que Semiotext(e) figurait comme artiste invité à la Biennale du musée Whitney en 2014, et qu’Artforum a consacré des numéros entiers à l’héritage de Mai 68. Dans cet article, j’entends démêler l’un des nœuds de cette histoire d’amour entre l’art et la théorie. En observant la propagation de la théorie radicale façon Semiotext(e) dans les pages d’Artforum depuis dix ans, je m’interroge sur les raisons qui pourraient expliquer qu’une revue connue surtout pour son épaisseur et le luxe de ses publicités pour grands couturiers et galeries d’art commerciales bien cotées ait eu la piqure Semiotext(e), et ce que cette association nous dit des conditions actuelles dans lesquelles travaillent les théoriciens.

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Cet article parait également dans le numéro 85 - Prendre position
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