Mohamed Bourouissa, Légende, captures vidéo | video stills, 2010.
photo : © Mohamed Bourouissa, permission de l’artiste | courtesy of the artist & kamel mennour, Paris
Mouvement emblématique de l’art contemporain des années 2000, théorisé par Nicolas Bourriaud dans son essai Esthétique relationnelle, l’art relationnel a marqué les esprits en intégrant le spectateur au processus artistique. Aujourd’hui largement critiqué pour son apolitisme et son élitisme, l’art relationnel aura tout de même posé les bases d’une pratique qui fait de la relation in situle matériau de l’œuvre d’art. Une décennie plus tard, on observe l’émergence d’artistes qui, tout en s’inscrivant dans cette « tradition » artistique, réfléchissent différemment à la relation à l’autre, en dehors de la sphère muséale, en dehors même de toute « mémoire de la relation », qui consistait jusque-là à garder les traces de « l’expérience de la relation sociale ». Mohamed Bourouissa, figure émergente de l’art contemporain français, serait le parfait exemple de cette mouvance. L’artiste semble développer un nouveau paradigme de l’art relationnel où la relation à l’autre ne serait plus la finalité de l’œuvre, mais le moyen de mettre en place un dispositif filmique et photographique. Une de ses vidéos est à ce titre particulièrement représentative ; elle traite des rapports induits par l’économie en prenant pour sujet le commerce clandestin de cigarettes. 

Légende (2010)

Paris, 18e arrondissement, station Barbès-Rochechouart. Au passage des usagers du métro, des vendeurs à la sauvette scandent en boucle « Légende, légende, légende », du nom des cigarettes American Legend qu’ils proposent. Un refrain familier pour les habitués de la station et un gimmick qui traverse la dernière vidéo de l’artiste Bourouissa et lui donne son titre. Filmée en caméra subjective par des microcaméras placées à hauteur de torse sur plusieurs de ces vendeurs, Légende adopte exclusivement leur point de vue. L’artiste, qui emprunte son esthétique à la rhétorique médiatique des reportages télévisuels plus enclins à montrer les arcanes de l’illégalité par des caméras cachées sur les journalistes, reprend les mêmes outils de surveillance et la même image confuse et tressautante, mais en déplaçant l’axe de vision. Ici, c’est l’offre qui filme la demande. 

Déployés à tous les niveaux de la station, les vendeurs se postent dans les espaces transitionnels – en bas et en haut d’escaliers ou d’esca­liers roulants, devant ou derrière les tourniquets –, points d’affluence de la station les plus propices à la vente. Leurs caméras captent le flux de passagers qui défilent devant leurs yeux et les échanges de marchandise qui surviennent. Les vendeurs-caméras se déplacent dans la station et dessinent une géographie mouvante. Une même scène est ainsi montrée depuis plusieurs points de vue qui renvoient une image éclatée d’un même échange. Bien que les relations entre les protagonistes paraissent réelles, les clients sont fictifs. Ils ont été dirigés par l’artiste pour surgir de tel endroit, à tel moment et pour acheter les cigarettes auprès de tel vendeur. Les vendeurs ont aussi été dirigés, mais dans une moindre mesure, car Bourouissa fait place à l’aléatoire dans cette vidéo à la limite de la réalité et de la fiction. Dirigeant le jeu tout en se laissant porter par lui, l’artiste a mis en place un dispositif filmique complexe basé sur l’articulation des dynamiques relationnelles induites par le commerce illégal. Et parce qu’il s’inscrit dans le flux de la vente illicite des paquets rouges, Bourouissa a dû lui-même adopter la clandestinité pour réaliser sa vidéo en se passant généralement des autorisations nécessaires pour filmer dans cet espace public sous contrôle exclusif de la Régie autonome des transports parisiens. L’infraction à la loi fut également nécessaire à la réalisation de sa vidéo précédente, Temps mort (2009), dans laquelle Bourouissa reçoit d’un détenu des images du milieu carcéral obtenues au moyen d’un téléphone portable, dont la possession est strictement interdite en prison. Temps mort et Légende ont en commun leur dispositif transgressif, au sens propre – d’un point de vue légal –, mais également au sens figuré : il déborde les territoires.

Mohamed Bourouissa,
Légende, captures vidéo | video stills, 2010. 
photos : © Mohamed Bourouissa, permission de l’artiste |
courtesy of the artist & kamel mennour, Paris

Inventer des types d’échanges, inventer un dispositif filmique

Tout l’enjeu du travail de Mohamed Bourouissa consiste à inventer de nouveaux types de relations à l’Autre ou au groupe, relations qui ­détermineront la forme de l’œuvre. L’artiste compose ses images en fonction du lieu dans lequel il s’inscrit, du lien qu’il a tissé avec l’Autre et des outils souvent low-tech qu’il met à sa disposition (téléphones portables ou microcaméras). Il en résulte des images à l’esthétique pauvre, au cadrage instable (puisqu’elles sont filmées par des néophytes) et fortement pixellisées (Temps mort) ou surexposées (Légende).

Ainsi, dans Temps mort, l’artiste met en place une relation amicale et artistique presque épistolaire avec un prisonnier fondée sur l’échange en caméra subjective de vidéos de leur quotidien respectif et de SMS par téléphones portables. À travers les échanges qui le structurent, le film rend compte d’une relation en train de se construire. Le pacte provisoire qui unit les deux personnes repose sur une confiance mutuelle et l’approvisionnement du détenu en recharges téléphoniques qui permettent de maintenir le lien. Et comme la relation est double, l’échange d’images que présente le film devient réellement binoculaire. Bourouissa a indiqué au détenu, par des consignes sur le placement, les gestes ou les motifs, ce qu’il voulait qu’il filme. Celui-ci réagit d’abord avec une certaine rigidité dans l’application pour finalement nourrir spontanément le dispositif. De son côté, l’artiste partage les images de son quotidien : les rues de Paris ou les paysages enneigés d’Helsinki. Le projet n’a de sens que dans cette réciprocité-là, jusque dans l’intimité des deux hommes. Bourouissa joue de ce flux d’échanges et crée une continuité spatio-temporelle par le montage : aux panoramiques des toits parisiens ou des paysages de mer filmés par l’artiste répondent immédiatement ceux de la cellule du prisonnier ; aux plans de la caméra subjective sur les pas du détenu qui marche dans sa cellule répondent les plans sur les pas de l’artiste dans la neige, etc. 

Mohamed Bourouissa,
Temps mort, captures vidéo | video stills, 2009. 
photos : © Mohamed Bourouissa, permission de l’artiste |
courtesy of the artist & kamel mennour, Paris

Pour Légende, l’artiste passe de l’alternance champ/contrechamp de Temps mort à une multiplicité protéiforme des points de vue et à la coprésence de subjectivités dans un même espace-temps. Le montage est à l’image de cette multiplicité ; il apparaît ici plus elliptique, moins narratif et offre une vision quasi cubiste de l’espace certainement plus perturbante pour le spectateur. La vidéo est le résultat d’un agencement, au sens deleuzien du terme : « une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes, et qui établit des liaisons, des relations entre eux […]. Aussi, la seule unité de l’agencement est le co-fonctionnement : c’est une symbiose, une “sympathie”1 1 - Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris, 1977, p. 84.  ». Pour créer cet agencement, il a fallu construire les conditions de création de cette « sympathie ». Pour mener à bien son projet, Bourouissa a dû se faire accepter dans une communauté – celle des vendeurs –, se glisser dans des relations préexistantes pour créer un agencement filmique. Son insertion dans le groupe a nécessité des mois de travail. L’artiste avait en premier lieu proposé aux vendeurs d’être rétribués pour leur participation2 2 - Toutes les informations sur le off de Légende proviennent de l’entretien avec l’artiste qui a précédé la rédaction de cet article., mais son offre avait suscité une méfiance immédiate. L’autorité soudaine – le pouvoir – que le rapport codifié de l’argent introduisait entre les vendeurs et lui a subitement rendu la relation flottante et distante et a largement contribué au retard du projet. Bourouissa a alors changé son approche. Plutôt que de monnayer le rapport à l’autre, l’artiste a multiplié les rendez-vous à la station Barbès, accompagné de son entourage. Les échanges conviviaux autour des repas qu’il prenait soin d’apporter, l’achat de cartouches de cigarettes – forme de rétribution détournée – et surtout la rencontre des vendeurs avec sa famille et ses amis préposés à la négociation ont été déterminants dans leur participation au projet artistique. 

Bourouissa a sans cesse besoin d’« intercesseurs3 3 - La notion « d’intercesseur » renvoie ici à la réflexion de Gilles Deleuze développée dans Pourparlers : « Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs. La création, c’est les intercesseurs. Sans eux il n’y a pas d’œuvre. […] Fictifs ou réels, animés ou inanimés, il faut fabriquer ses intercesseurs. C’est une série. Si on ne forme pas une série, même complètement imaginaire, on est perdu. J’ai besoin de mes intercesseurs pour m’expri­mer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans moi : on travaille toujours à plusieurs, même quand ça ne se voit pas ». Gilles Deleuze, « Les Intercesseurs », dans Pourparlers, Les Éditions de Minuit, Paris, 1990, p.171. » pour fabriquer une œuvre, pour agencer ses dispositifs filmiques. Pour Légende comme pour Temps mort, il filme par le détour de l’autre, par l’intermédiaire des autres. « Ce qu’il faut, c’est saisir quelqu’un d’autre “en train de légender”, en “flagrant délit de légender”4 4 - Ibid.. » Mohamed Bourouissa adopte une posture analogue : saisir l’autre dans sa course, dans sa vie et en faire un porteur d’images et de légendes. Les nombreux porteurs d’images de son film – les vendeurs de cigarettes – véhiculent la fiction dans le mouvement même de leur réalité. Au point de confondre l’objet réel de la transaction – le paquet de cigarettes « Légende » – et le titre de l’œuvre à laquelle ils participent.

Alexandrine Dhainaut, Ismaïl Bahri, Mohamed Bourouissa
Cet article parait également dans le numéro 73 - L’art comme transaction
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