86_DO04_Lynch_TeleGeography_Submarine Cable Map
TeleGeography Submarine Cable Map, 2015.
Photo : © TeleGeography

Paradis fiscaux et espace extraterritorial

Robin Lynch
La représentation du géopolitique est un lieu de tensions sur le plan théorique et artistique et, parfois, de contradictions. On peut dresser de nombreux parallèles entre le débat sur la propriété et le pouvoir diffus des télécommunications et les débats sur la circulation, non règlementée, des œuvres d’art. Dans cet essai, je propose de décortiquer l’enchevêtrement des rapports entre l’art et les télécommunications. Mon but est de soulever quelques questions fondamentales sur le problème de la résistance opposée par l’art à son utilisation comme instrument de manipulation à l’échelle géopolitique. Dans un premier temps, j’examinerai l’émergence de ces zones supraterritoriales qui permettent aujourd’hui de contourner la règlementation et le contrôle exercés par les États, dont les paradis fiscaux destinés à l’art. Dans un deuxième, j’analyserai comment le champ de l’art – une sphère non règlementée pour une bonne partie – s’imbrique dans le contexte géopolitique.

Le collectif Metahaven, qui intervient dans les sphères de la théorie et du désign, consacre une large part de ses travaux aux données informatiques, à la question notamment de leur transparence (ou de leur opacité), de leur propriété, de leur utilisation par les États ou les grandes entreprises et de leur pouvoir. Dans un article en deux parties intitulé « Captives of the Cloud », Metahaven emploie le terme « supraterritorial » pour expliquer qu’en vertu du Patriot Act, le gouvernement américain a le pouvoir d’accéder aux données hébergées dans n’importe quel centre enregistré aux États-Unis1 1 - Metahaven, « Captives of the Cloud: Part 2 », e-flux Journal, n° 38 (octobre 2012), <www.e- flux.com/journal/captives-of-the-cloud-part-ii/>.. Ce pouvoir s’étend au-delà de son territoire et de ses citoyens ; il s’applique même à certains moteurs de recherche parmi les plus importants au monde, dont Google. Dans un même ordre d’idées, le théoricien Benjamin Bratton s’est appliqué à décrire la façon dont les modèles traditionnels de la carte et du territoire se sont transformés à l’échelle planétaire. Il désigne par le terme de « pile » ce qu’il conçoit comme une nouvelle structure politique : « une vaste architecture constituée de matériel informatique et de logiciels, une protomégastructure de bits et d’atomes qui circonscrit littéralement la planète entière et qui, comme nous l’avons expliqué, non seulement perfore et distord le modèle westphalien du territoire national, mais engendre également de nouveaux espaces à son image, nuages, réseaux, zones, graphes sociaux, écologies, mégavilles, violences formelles et informelles, théologies étranges, qui toutes se superposent2 2 - Benjamin Bratton, « On the Nomos of the Cloud: The Stack, Deep Address, Integral Geography », 2011, <bratton.info/projects/talks/on-the-nomos-of-the-cloud-the-stack-deep-address-integral-geography/>. [Trad. libre] ». Cette structure d’empilement des infrastructures matérielles et télécommunicationnelles intègrerait la totalité des sociétés transnationales dans un enchevêtrement d’entités territoriales. L’idée que le pouvoir réside dans les seules mains des États-Unis, comme semble le suggérer Metahaven, ne tient pas compte de la dynamique inhérente au pouvoir. En effet, on risque d’oublier que de nombreux organes participent à cette vaste infrastructure et de passer sous silence un fait essentiel : cette dernière se modifie au gré des intérêts territoriaux et privés qu’elle chevauche. À titre d’exemple, si les États-Unis décidaient de fermer un centre de données à l’extérieur de leurs frontières, il leur faudrait obtenir le consentement du pays où elles sont hébergées et celui des parties prenantes privées que cela concerne. Par conséquent, le pouvoir de décision n’appartient pas exclusivement aux États-Unis, même s’ils pèsent lourd dans la balance.

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