Jeremy Todd, Easter Everywhere, 2008-2009.
photo : permission de l'artiste | courtesy of the artist & Video Out Distribution

Easter Everywhere est un long métrage vidéonumérique réalisé par Jeremy Todd, un artiste de Vancouver. Lancé à l’Université Emily Carr en 2008, puis présenté à la galerie Helen Pitt la même année, le film est actuellement distribué par le groupe Video Out. Les 68 minutes de l’œuvre sont saturées de fragments d’intrigue, d’épithètes ­historiques et ­futuristes et de denses strates visuelles. Vancouver Rock Talk, une émission de télévision câblée, encadre une enquête sur un groupe des années 1960, les 13th Floor Elevators, cependant qu’une Justice aux yeux bandés (jouée par la formidable Margaret Dragu) évoque un avenir ­apocalyptique qui se dessine dans le sillage des Jeux olympiques de 2010. Des prises de vue panoramiques montrent des décombres et des grues entassées sur un chantier de construction datant d’avant les Olympiques. Un homme (incarné par Eric Metcalfe) s’assoit devant une caméra, entouré de microphones et de chandelles, et enregistre des ­divagations solitaires. Son image est entrecoupée, entaillée et ­recouverte de fragments de films noirs peuplés de crânes, de demoiselles poussant des cris, de têtes ­coupées. Des passages du roman – jamais publié – de Danny Thomas, ancien batteur des Elevators, jalonnent le film, décrivant les rêves ­utopiques du psychédélisme d’avant 1968. La trame sonore rappelle le son d’une radio sur laquelle on chercherait à syntoniser un poste, passant d’extraits de Easter Everywhere, l’album des Elevators, à une composition légère, esseulée, volatile, contemplative.

Nous nous plaisons à penser que Easter Everywhere est une nature morte qui se déploie, non sans ironie, en vidéo et en musique – des médiums résolument étrangers à la nature morte. Cette nature morte est hantée par le film noir, la Justice, Rock Talk et Easter Everywhere : sorte de mouvement frisant l’immobilité (inimaginable), une ­immobilisation ­envahissante, memento mori des aspirations utopiques. Au passé et au futur, le film parle d’un « avant la révolution » et d’un « après ­l’apocalypse » qui enserrent un champ d’enquête indéterminé : un présent de surface impénétrable, une interminable cohabitation en palimpseste où fraient des intrigues et des images qui tendent vers leur co-rature. L’écheveau du récit ne vient pas reposer sur une structure claire. Il constitue plutôt un amoncellement, un amas de constellations en puissance où les images sont superposées au point de tendre vers la texture pure. Cette ­structure de l’entassement prescrit la décomposition des échantillons de matière – intrigues, personnages, citations, images – tout en conviant à un enrôlement allégorique auprès de l’œuvre et des personnages (y compris le « personnage silencieux » que représente le cinéaste, auteur de la superposition).

Jeremy Todd, Easter Everywhere, 2008-2009.
photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist & Video Out Distribution

Des personnages (surtout l’homme, dont le récit n’est pas sans rappeler une attente postapocalyptique digne de Beckett) se dégage un écran prothétique qui lie entre eux des pans de superpositions. Sur tous les fronts, l’homme est soulevé par des images symboliques à outrance qui l’entourent et l’effacent – chandelles, microphones, fouillis de papiers, crânes tout droit sortis de films noirs. Son atonie, son narcissisme et sa répétitivité aspirent les objets sur lesquels il s’appuie pesamment, incarnant allégoriquement une nature morte et rendant possibles tant la fluidité des frontières entre sujet et objet que la réification de cet être postsocial esseulé.

Easter Everywhere exprime une certaine ambivalence à propos des désirs utopiques et de leur décomposition – de la sympathie pour les ­aspirations pittoresques des générations passées et les ­excentricités de ceux dont la personnalité a été façonnée au contact de styles ­d’espoir
maintenant révolus et le souhait sincère de renouer avec des visées sociales aujourd’hui inconcevables qui font le contrepoids d’un désespoir vidé de sa substance, piégé dans un capitalisme où d’aucuns voient une machine à aliénation. (D’une certaine manière, cette œuvre dresse le lit de mort du social à l’intérieur du personnage, soit dans la pesanteur de sa réification passivement répétée qui forme et teinte la perception individuelle de la subjectivité dans le capitalisme.) En outre, ­estimons-nous, le film fait naître une ambivalence vis-à-vis de sa propre efficacité comme médium et méthode visant à ouvrir une politique de l’espoir, à retrouver la possibilité d’atteindre à un autre type d’avenir. Cette ambivalence ­s’apparente à celle qui caractérise bien des natures mortes hollandaises du 17e siècle. Produit de la première société d’abondance permanente, au sein de laquelle les ménages disposaient des surplus en accumulant du luxe, ces peintures incarnent la contradiction entre la mise en garde contre un surinvestissement dans les biens matériels et ­l’importance de représenter des objets d’échange somptueux et ­désirables1 1 - Pour une étude de cette tension dans les natures mortes hollandaises, consulter l’exposé de Norman Bryson intitulé « Abundance », dans Looking at the Overlooked: Four Essays on Still-Life Painting, Londres, Reaktion Books, 1990, p. 96-135, 115-121.. Avec une ambiguïté similaire, le film de Todd aspire à l’utopie en la jetant aux ordures. Cependant, comme le souligne Norman Bryson, cette sorte de construction paradoxale n’est pas nécessairement une faille. Il peut s’agir d’un espace d’une riche complexité rhétorique capable de provoquer une oscillation, de remettre en question la perception – ici zone d’ambivalence et d’excès –, d’affronter les relations complexes entre être et prétendre, voir et comprendre. Devant ce memento mori, cet amas de textures, d’images et d’intrigues en décomposition, le spectateur sent, après une période d’exploration, qu’il peut arriver à une ­compréhension très différente de ce que les récits présentent en apparence. Il peut fendre, effacer, animer l’allégorie, recueillir les ­étincelles qui s’allument entre certaines des images – ces étincelles qui sont le matériau même de la création et de l’anticipation, sans cryptage, d’un futur impénétrable. Le « futur » que dépeint l’œuvre est une farce, une peur, une pellicule – une diversion cousue de fil blanc recouvrant une autre fuite vers l’avant. Le film invite le spectateur à reconnaître la ­résonance entre l’avenir dystopique qu’il représente et le futur lui-même, un potentiel qui, ici, repose entre les couches de l’allégorie.

[Traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre]

Emily Rosamond, Jeremy Todd
Cet article parait également dans le numéro 69 - bling-bling
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