Andrei Monastyrsky, Darkness, 2007.
photo : Andrei Monastyrsky, permission | courtesy Charim Galerie, Vienna
En Occident, la version russe de la pensée utopiste est généralement qualifiée d’apocalyptique ou d’eschatologique. À tort ou à raison, j’irai dans le sens de ce cliché (et en soulignerai les points faibles) tout en gardant à l’esprit que les textes de plusieurs penseurs occidentaux des plus influents – de Nietzsche à Benjamin, en passant par Levinas et Baudrillard – étaient pour le moins messianiques et, par ricochet, eschatologiques. Dans la société du spectacle actuelle, jouer Cassandre est plutôt de bon ton et encore sollicité, nonobstant le fait que la fonction de ce personnage vise davantage la remise en cause ironique de nos critères et points de vue inféconds. Évidemment, Sisyphe a enfin appris à jouir de sa défaite pour la célébrer comme une victoire. 

Lorsqu’on s’attarde devant les peintures de la Renaissance du musée des Offices, il faudrait garder en tête que leur contexte de création en était un de guerres idéologiques en art, une époque d’hostilité non seulement entre les artistes, mais entre leurs mécènes – les Médicis, les Borgias, les d’Estes et le Vatican. C’est donc dire que les peintures suspendues aux murs du musée sont en quelque sorte les reliquats mimétiques de ces affrontements et les projections d’idéologies conflictuelles. Pourtant, lorsqu’on les dispose ensemble, elles s’agencent à merveille, comme si toutes les guerres et idéologies à la source même de leur création « s’estompaient ». L’espace muséal est donc une sorte de « paradis » au sein duquel tous les objets sont en paix les uns avec les autres. Imprégnées de l’éternité que leur confère la série de rituels commissariaux qu’elles traversent, les œuvres sont pour ainsi dire condamnées au néant ou recontextualisées, ce qui revient essentiellement au même. Néanmoins, le paradoxe de cet état « paradisiaque » réside dans le fait que des foules bigarrées de visiteurs de partout dans le monde viennent réactiver ces idéologies sédimentaires en incarnant une diversité idéologique. De nos jours, les idéologies conflictuelles ne s’affrontent plus sur les murs du musée, mais devant ceux‑ci. En somme, les « visiteurs au paradis » se trouvent à idéologiser derechef ce qui se trouvait confiné à une muséologie morphéenne. Comme tous les paradis, l’espace muséal forme un tout indivisible ; le visiteur qui l’envahit introduit le virus de la différence. Voilà pourquoi la seule image à partager avec le public dans le musée « idéal » serait un panneau d’entrée interdite. 

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Cet article parait également dans le numéro 72 - Commissaires
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