La trocambulante, fonds de photographies d'amateurs, archives de famille | amateur photography fund, family archives.
photo : permission | courtesy La trocambulante
Le vif intérêt des artistes actuels pour la collecte et l’inventaire d’images a récemment donné lieu à de nombreuses expositions et rencontres1 1  - Notamment Collecter/ Recycler. Usages de l’archive photographique dans la création contemporain, du 20 mars au 9 mai 2010, au Centre photographique d’Ile-de-France, Pontault-Combault, et La revanche de l’archive photographique, du 4 juin au 31 juillet, au Centre de la photographie, à Genève, ou encore la journée d’étude L’image à la puissance image, organisée le 21 janvier à l’Université Rennes 2 à l’initiative de la revue 2.0.1., tant il fait écho à l’idée répandue selon laquelle nous vivons dans un monde d’images. Maintenant, le plus court chemin pour accéder au monde est de se plonger au cœur de ses représentations2 2  - C’était déjà l’idée de Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme ­représentation (1818), nouvelle traduction en français en quatre volumes (Gallimard, Folio, 2009). Pour le sens de l’ouvrage, voir plus loin.. Mais ce serait niveler le travail des artistes que d’en rester à cette généralité, sans préciser les partis pris qu’elle recouvre. Car, si les « artistes iconographes3 3  - Garance Chabert et Adrien Môle, « Artistes iconographes », Art 21, n° 25, hiver 2009-10. » actuels partagent sans doute tous ce même constat, leurs buts divergent néanmoins et obéissent à deux orientations différentes. Certains cherchent à documenter le monde, en faisant un usage transitif des images. Celles-ci représentent des échantillons de ce qui existe et servent à mieux comprendre des faits, des événements, dans le sillage d’une grande lignée artistique qui enquête sur le réel. D’autres se limitent à l’inventaire des clichés qu’ils collectent, postulant implicitement qu’il n’y a rien au-delà. Ils accumulent une grande variété d’images, de photos amateurs, de cartes postales, d’affiches, de magazines, de publicités, car ils s’intéressent aux représentations en elles-mêmes, à la suite d’artistes tels que Warhol, qui font l’éloge de la surface4 4  - Voir aussi Gilles Deleuze, Logique du sens (1969), et son leitmotiv inspiré de Paul Valéry : « le plus profond, c’est la peau ».

Parmi les artistes qui accumulent des images, certains s’apparentent au photographe de Blow Up, d’Antonioni, qui multiplie les tirages et les agrandissements de ses clichés pour mieux voir le réel. À travers les images, il cherche une ultime vérité. Elles sont pour lui un ensemble de preuves amassées afin d’étayer l’interprétation d’un fait. Il en va ainsi d’une pièce de l’artiste d’origine libanaise Walid Raad intitulée Sans Titre (1982-2007), une série de photos prises lorsqu’il était adolescent, après un raid israélien sur Beyrouth. Retrouvées dans ses archives personnelles en 2007, elles sont retirées, rassemblées deux par deux, puis accompagnées de légendes et d’un texte expliquant leur origine. « J’avais 15 ans en 1982, et voulais me trouver aussi près que possible des événements », note-t-il, précisant par là la motivation qui le pousse à utiliser ces images aujourd’hui. Il en résulte un ensemble très émouvant qui, s’il témoigne on ne peut plus directement d’un réel dramatique, se distingue néanmoins d’un travail journalistique par la spontanéité du regard qu’avait l’artiste à cette époque. Le souvenir d’une jeunesse marquée par la guerre ajoute en effet une dimension mélancolique, accentuée par les quelques taches et griffures dues au léger endommagement des négatifs. Loin de prendre le pas sur le contenu des images, ces stigmates formels qui s’ajoutent aux traces de l’histoire du Liban démultiplient la méditation qu’elles inspirent. Plutôt que de creuser un abîme entre la réalité de 1982 et celle d’aujourd’hui, le temps écoulé nous rapproche du passé. Cette pièce de Raad se situe dans la continuité d’un précédent travail lié à la collecte et à l’archivage. Mené depuis le début des années 1990, d’abord en solo, puis collectivement, The Atlas Group rassemble documents, photos, films et textes sur ­l’histoire contemporaine du Liban et donne lieu à la constitution d’archives exposées sous forme d’installations ou de performances. Chez Raad, les documents rassemblés servent toujours à pénétrer de manière sensible une réalité complexe et mal comprise. 

Walid Raad, série Untitled (1982-2007) series.
photos : © Walid Raad,  permission | courtesy Paula Cooper Gallery, New York

Il en va de même chez l’artiste français Mathieu Pernot5 5 - www.mathieupernot.com, qui ­travaille à partir de photographies et d’images, qu’il s’agisse de ses propres ­réalisations ou de documents trouvés. Ainsi, Un camp pour les bohémiens (1998-1999), est un ensemble constitué de photographies anthropométriques trouvées dans un fonds d’archives du sud de la France. Elles représentent des Tziganes fichés dans les années 1940 par l’administration d’un camp de concentration en vue de leur internement. On y voit de face et de profil des femmes, des enfants, des vieillards, avec leur nom et le matricule qu’on leur a attribué. L’artiste a recherché des survivants de ce camp, recueilli des témoignages, ainsi que d’autres documents administratifs pour cerner au plus près la réalité de cet événement oublié par l’histoire officielle. Dans cette démarche, il se substitue à l’historien et entreprend une recherche sensible et engagée. Plus récemment, Pernot a réalisé plusieurs travaux d’enquête historique à partir d’une collecte de photographies. En 2008, notamment, il a produit une série intitulée Après la guerre, qui donne à voir un village du nord de la France ravagé par la Première Guerre mondiale. Plus précisément, ce sont des peintures qui reproduisent des négatifs de photographies trouvés dans un fonds d’archives du musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône. Le camaïeu de gris sombres ainsi que la lumière surnaturelle qui imitent la qualité du négatif procurent à la représentation du village un aspect fantomatique évoquant son délabrement. Chez Pernot, les photographies sont le moyen de retrouver une réalité disparue. 

Mathieu Pernot, Après la Guerre, 2008.
photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist

D’autres artistes collectionneurs d’images semblent quant à eux partagés entre la documentation du réel et l’inventaire des images considérées en elles-mêmes. Tout en rassemblant des éléments qui renseignent sur un phénomène, ces artistes regardent les images en professionnels de l’iconographie, recherchant parfois des effets esthétisants, ce qui les conduit à des sélections, à des classements, à des agencements formels. documentation céline duval6 6 - Céline Duval ne met jamais de majuscules, ni à son nom, ni au titre de ses œuvres. Voir : www.doc-cd.net, qu’il s’agisse de ses publications ou de ses expositions, se situe souvent dans cet entre-deux. Lorsqu’elle explique son nom d’artiste, et le choix de « documentation » plutôt que « collection » ou « archives », Céline Duval évoque, à l’origine de son travail, la volonté de documenter le monde7 7 - « Déjà le mot “documentation” apparaissait sur mes albums photos restituant mes balades dominicales, lorsque j’étais aux Beaux-Arts. Une tentative de documenter le monde. » (Céline Duval, entretien avec Jérôme Dupeyrat, « Revues d’artistes », dossier hors série de la revue 2.0.1, publié sur Internet (à www.revue-2-0-1.net). Et il est vrai qu’une grande partie de ses réalisations, des plus anciennes aux plus récentes, manifeste un engagement social et un intérêt pour la sociologie de la ­pratique photographique. Ainsi de marabout douchynois, publication réalisée en 2008 avec la participation des habitants d’une petite ville du nord de la France, Douchy-les-mines. Au cours d’une résidence dans cette petite ville, l’artiste a invité les habitants à se rencontrer autour de leurs albums de famille : chacun venait avec ses souvenirs et les ­partageait avec les autres. Les photographies sélectionnées ont d’abord été ­rassemblées sur des doubles pages en fonction d’analogies thématiques (par exemple, les familles dans leur salon), puis le tout a été juxtaposé bout à bout, introduisant une amorce de narration. Il en résulte un petit livre qui s’inscrit dans la veine humaniste et qui témoigne avec délicatesse d’une réalité au plus près du quotidien des habitants. Grâce à l’initiative de Duval, ils deviennent les héros de leur propre histoire. 

Documentation céline duval, 3 temps en 4 mouvements, 2009.
photos : documentation céline duval, permission | courtesy Galerie Semiose, Paris

Plus récemment, l’artiste a mené un autre projet en collaboration avec les habitants d’un lieu, qui s’éloigne toutefois de la tendance humaniste pour privilégier une élaboration formelle. Réalisée à Orthez, cette œuvre, intitulée 3 temps en 4 mouvements, se compose d’une série d’affiches sur le thème des quatre saisons, pêle-mêle et pleines pages, réalisées à partir d’images fournies par les habitants, l’artiste ou d’autres « chasseurs d’images » collaborant avec elle8 8 - Par exemple, Fabien Breuvart, fondateur de images&portraits, boutique de photographies anonymes, ou Valérie Police, fondatrice de La trocambulante (voir plus bas).. Le résultat diffère de la publication précédente car, si les pêle-mêle d’affiches rassemblent toujours des images selon un principe de rapprochement thématique, l’analogie devient très ponctuelle. Les anonymes sont, par exemple, tous allongés dans l’herbe, et le nombre de photographies étant considérable, l’ensemble quitte la sphère de l’intime pour passer à l’échelle du monumental. L’aspect sociologique, humaniste et intuitif est éclipsé par un effet de catalogage régi par un classement systématique. Plus qu’une rencontre de photographies, il s’agit de la mise à plat d’un tiroir peut-être trop bien rangé. Quant aux affiches composées d’une photographie agrandie en plein format, elles exacerbent l’esthétique des photos d’amateurs. Ces trois tendances, sociologique, systématique et esthétique, se retrouvent d’ailleurs dans la revue en 4 images publiée par Duval entre 2002 et 2009. Parfois, la revue confronte des portraits d’anonymes, que l’on se prend à aimer sans les connaître (no 21 « mathilde », décembre 2005). Parfois, elle rassemble différentes photos autour d’un même geste, par exemple celui de peindre, chez un enfant ou une vieille femme (n° 28 « devenir pintor », juillet 2006). Parfois, elle réunit des images qui révèlent la beauté des clichés trouvés (n° 59 « shadows », juin 2009). Avec documentation céline duval, l’artiste partage son statut d’auteur avec les anonymes. 

Dans une démarche apparemment similaire à celle de Duval, La trocambulante, « une association artistique » créée par Valérie Police en 2006, se consacre elle aussi à la collecte et à l’archivage d’images, en particulier de photos d’amateurs9 9 - http://trocambulante.free.fr/. Achetées aux puces ou offertes par des donateurs, elles sont nettoyées et présentées sur le site Internet de l’association selon un classement par genres et sous-genres. Toutefois, à la différence de documentation céline duval, La trocambulante se limite précisément à ce travail, laissant à d’autres le soin de réaliser des œuvres ou des ouvrages. Le but de Valérie Police est en effet de mettre sa ­collection à la disposition d’autres artistes qui peuvent les utiliser librement10 10 - Il suffit à l’artiste de contacter La trocambulante et de lui faire part de son projet pour accéder aux images numérisées en haute définition.. L’opération de collecte-archivage devient alors une activité autonome où les images fonctionnent en système clos : elles ne renvoient plus qu’à elles-mêmes et sont traitées comme un matériau en soi. 

Mathieu Pernot, série Un camp pour les bohémiens series, 1998-1999.
photos: extraits, carnet de photographies anthropométriques, archives départementales des Bouches-du-Rhône | excerpts, book of anthropometric photographs, Bouches-du-Rhône Depertmental Archives

De nombreux artistes considèrent ainsi les images comme des réalités à part entière, qu’ils les jugent envahissantes, prépondérantes ou significatives d’un certain rapport au monde. The World as Will and Representation – Archive 200711 11 - www.royarden.com/pages/worldas.html, de l’artiste canadien Roy Arden, thématise la profusion des images qui nous entourent et interroge le monde à part qu’elles constituent sur Internet. Cette œuvre est en effet composée d’images trouvées sur la Toile, représentant des personnes, des objets, des enfants, des pin up, des stars, des jouets, des vélos, des sculptures… qui défilent frénétiquement : plus de 28 000 images se succèdent pendant une heure et demie sur le rythme d’une musique d’ascenseur. On pourrait croire qu’il ne s’agit là que d’une critique rapide et convenue de la surabondance d’images à l’heure d’Internet, mais ce serait oublier le titre de la pièce, qui se réfère au grand texte de Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation. Dans ce livre, contrairement à la tradition qui considère les apparences comme trompeuses, Schopenhauer soutient qu’elles révèlent une réalité profonde dont elles sont des émanations. Les représentations ne sont pas des copies dégradées, mais des incarnations du réel. La pièce d’Arden réactive cette interprétation en l’adaptant au monde d’aujourd’hui. 

Ce renversement de la valeur des représentations par rapport au réel est aussi au cœur du travail de Ludovic Burel qui collecte des images pour confectionner des livres, des films ou des installations. En 2007, il publie un livre, Another Picture of Me as Dracula12 12 - Ludovic Burel, Another Picture of Me as Dracula, Paris, it : éditions, 2007. , confrontant des images trouvées sur Internet à partir du mot, aussi sobre que hautement signifiant, « me ». Car, à la différence de l’accumulation pêle-mêle d’Arden qui vise à circonscrire un champ des représentations le plus large possible, le livre de Burel est le résultat d’une sélection pointue : la profusion des images disponibles sur Internet est convoquée pour alimenter une réflexion spécifique, le petit mot « me » s’ouvrant sur la question de l’autoportrait aujourd’hui. Des photos de vacances, des souvenirs avec des amis, des portraits de sujets déguisés ou ivres morts laissent entrevoir la manière dont chacun cherche à se valoriser (ou croit le faire) aux yeux d’autrui. Mais le titre choisi par Burel, inspiré de l’une des photos trouvées, fait planer avec drôlerie la figure du vampire sur les autres portraits ; il laisse entendre que, dans ces représentations de soi actuelles, les êtres sont absorbés par leur image, qui se substitue à eux, pour le meilleur et pour le pire.

 

La Trocambulante, Mathieu Pernot, Vanessa Morisset, Walid Raad
Cet article parait également dans le numéro 71 - Inventaire
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