Photo-souvenir Daniel Buren, Exposition d’une exposition, une pièce en 7 tableaux (détail | detail), travail in situ, Documenta V, Kassel, 1972 © Daniel Buren / SODRAC (2011).
photo : © DB-ADAGP Paris, permission de l’artiste | courtesy of the artist
Dire que le commissaire est perçu par beaucoup comme étant une figure incontournable du monde de l’art actuel relève certainement de l’euphémisme tant le curator est aujourd’hui l’objet d’une vénération démesurée. Il suffit pour s’en assurer de consulter l’un des derniers numéros de la très sérieuse revue française Critique, consacré au rapport entre l’art contemporain et la théorie. On y trouve un article voué tout entier à la gloire de Hans Ulrich Obrist, ce commissaire européen prolifique qui, en 2009, a été sacré personne la plus influente du monde de l’art contemporain par la revue britannique Art Review1 1  - Donatien Grau, « Curating is now ! », Critique, n° 759-760 (À quoi pense l’art contemporain ?), août-septembre 2010, p. 748-757. . On peut y lire que le curating pratiqué par Obrist n’aurait plus rien à voir avec la découverte de nouveaux artistes, l’organisation d’expositions ou l’écriture de catalogues. Il s’agirait avant tout de la « production poétique de la réalité » : « Les preuves s’accumulent chaque jour de ce que, aujourd’hui, ce n’est plus simplement l’artiste comme figure créatrice, démiurgique, comme “faiseur de monde”, qui suscite l’intérêt, voire la passion, mais aussi des intermédiaires parfois infiniment poétiques eux-mêmes2 2  -  Ibid., p. 748. ». Non seulement le commissaire se serait substitué à l’artiste, mais il en serait devenu, par un étonnant renversement, la source d’inspiration. Pour preuve, le livre O’BRIST que l’artiste allemand Gerhard Richter a consacré à son ami Obrist en 2009. 

Il n’est pas très surprenant que ce genre d’apologie dithyrambique fasse grincer non seulement les dents des artistes, mais aussi celles de nombreux médiateurs. C’est ainsi que l’artiste new-yorkais Anton Vidokle a suscité en mai 2010 la polémique dans la revue en ligne e-flux journal en dénonçant l’arrogance de ces commissaires qui prétendent se passer des artistes3 3 - Anton Vidokle, « Art without artists? », e-flux journal, n°16, mai 2010, 9 pages :
www.e-flux.com/journal/issue/16. Voir également les nombreuses réactions qui ont été publiées dans le numéro 18 de la revue. 
. C’est aussi le cas du critique et historien de l’art français Paul Ardenne, qui déplore régulièrement l’orgueil et la vanité de certains commissaires contemporains, de même que la faiblesse des artistes qui accèdent trop rapidement aux exigences de ceux qui sont chargés d’exposer leur travail, à l’instar d’Olivier Dollinger qui, à l’occasion de l’exposition Offshore en 2005, à Paris, avait présenté une installation vidéo mettant en scène le commissaire Jean-Max Colard4 4 - Paul Ardenne, « Artistes, encore un effort pour devenir complètement serviles », Particules, n° 13, février-mars 2006, p. 3..

Le bon sens nous inviterait à rejoindre ces critiques qui dénoncent le phénomène tentaculaire qu’est devenu ces dernières années le curating, cette nouvelle « production poétique de la réalité » qui se fait tantôt contre les artistes, tantôt sans eux (comme dans le cas de l’exposition itinérante Curating Degree Zero Archive, consacrée uniquement au travail des commissaires et sur laquelle Vidokle lance ses foudres). Pourtant, un regard rétrospectif sur l’histoire du commissariat d’art contemporain nous invite à plus de prudence. En effet, ce qui surprend lorsqu’on consulte les débats qui ont entouré les toutes premières expositions d’Harald Szeemann, le premier à avoir assumé pleinement le rôle d’« auteur d’exposition », ce n’est pas tant le pouvoir exorbitant que s’est arrogé le commissaire au cours des décennies, mais bien plutôt la constance des arguments qui sont avancés pour dénoncer son omnipotence. Un rapide survol des textes écrits au tournant des années 1960 par Daniel Buren, le plus célèbre contempteur de Szeemann, est en ce sens édifiant. Buren constate à l’occasion de la Documenta V que « de plus en plus le sujet d’une exposition tend à ne plus être l’exposition d’œuvres d’art, mais l’exposition de l’exposition d’œuvres d’art […]. Ici, c’est bien l’équipe de la Documenta, dirigée par Szeemann, qui expose (les œuvres) et s’expose (aux critiques). Les œuvres présentées sont des touches de couleurs – soigneusement choisies – du tableau que compose chaque section (salle) dans son ensemble5 5 - Daniel Buren, « Exposition d’une exposition » (1972), dans Daniel Buren : les écrits : 1965-1990 : tome 1, Bordeaux, CAPC Musée d’art contemporain, 1991, p. 261. En tapissant les salles de la Documenta V de papier rayé, Buren voulait faire prendre conscience au spectateur que la signification des œuvres est intrinsèquement liée à leurs conditions d’exposition, et dépend finalement du pouvoir discrétionnaire du commissaire. ». Ce faisant, il utilise déjà les arguments que reprendra 35 ans plus tard Anton Vidokle pour critiquer Roger Buergel, le commissaire de la Documenta XII. Vidokle écrit par exemple qu’aucun argument sur l’élargissement des fonctions du curator « ne devrait être une justification pour que le travail des commissaires supplante le travail des artistes, ou n’aboutisse à un renforcement des revendications auctoriales qui font des artistes et des œuvres simplement des acteurs et des accessoires visant à illustrer les concepts des commissaires6 6 - Anton Vidokle, « Art without artists ? », loc. cit., p. 1. [Trad. libre] ». Il est troublant de remarquer que cette double critique – le fait que le commissaire soit un auteur qui signe son exposition et que cette signature se fasse au détriment des œuvres exposées – soit restée tout à fait identique au cours des années. Que l’on prenne la critique que Douglas Crimp a adressée aux commissaires des grandes expositions allemandes et italiennes du début des années 19807 7 - Douglas Crimp, « The Art of Exhibition », October, n° 30, automne 1984, p. 49-81., celle d’Yves Michaud8 8 - Yves Michaud, L’Artiste et les commissaires, Nîmes, éd. J. Chambon, 1989. aux commissaires du Centre Pompidou à la fin des années 1980, celle de Bernard Fibicher9 9 - Bernard Fibicher, « Les faiseurs d’exposition », dans L’art exposé, Sion, éd. Musée cantonal des beaux-arts, 1995, p. 271-278. à Jan Hoet, commissaire de la Documenta IX en 1992, ou encore celle plus récente de Paul Ardenne aux commissaires qui évoluent dans la mouvance de l’esthétique relationnelle10 10 - Paul Ardenne, « De l’exposition (de l’art) à la surexposition (du commissaire) », L’Art même, 4e trim. 2003, n° 21, p. 6-9., l’argumentation n’a pas pris une ride : elle cible encore et toujours le fait que le commissaire se prenne pour un artiste et qu’il utilise à sa guise les œuvres exposées pour faire « œuvre ». 

Photos-souvenirs Daniel Buren,
Exposition d’une exposition, 
une pièce en 7 tableaux (détails | details), 
travail in situ, Documenta V, Kassel, 1972 
© Daniel Buren / SODRAC (2011).
photos : © DB-ADAGP Paris, permission
de l’artiste | courtesy of the artist

La constance de ces critiques nous invite à tirer quelques conclusions. D’abord, un constat tout simple : le commissaire-auteur, que l’on présente comme un phénomène récent, qu’il s’agisse de l’encenser ou de le rejeter, est en fait un phénomène aussi ancien que l’art contemporain lui-même. Si les commissaires ont certainement gagné en professionnalisme et en visibilité ces deux dernières décennies, leur rôle et leur rapport avec les artistes ne se sont pas pour autant modifiés en profondeur. Au thuriféraire de Hans Ulrich Obrist qui s’écrie « Curating is now ! », on pourrait rétorquer que ce now dure depuis 40 ans. Ensuite, il faudrait s’interroger sur les raisons profondes qui motivent ces critiques et admettre que celles-ci ne concernent pas tant le commissaire-auteur que l’art contemporain lui-même. Il est en effet avéré aujourd’hui que ce dernier voit le jour à la fin dans les années 1960 avec ce que l’on appelle « le retour au musée », qui s’incarne justement avec les grandes expositions d’Harald Szeemann : Quand les attitudes deviennent forme…, en 1969, à la Kunsthalle de Berne, et la Documenta V de Kassel, en 1972. Après les grandes utopies des années 1960 qui se sont soldées par l’échec de la réconciliation de l’art et de la vie, les artistes décident de retourner au musée. C’est à ce moment que la notion d’« art contemporain » est utilisée pour la première fois comme une catégorie esthétique par certains commissaires et conservateurs européens. Il faut donc admettre que l’art contemporain est d’emblée un art institutionnel. Or, c’est très précisément ce phénomène qui dérange les critiques actuels du commissaire-auteur. C’est d’ailleurs ce qu’exprimait en toutes lettres Ardenne il y a quelques années, dans un texte qui dénonçait la surexposition des commissaires et qui revenait sur les critiques de Buren à Szeemann en ces termes : « Daniel Buren, en 1972, fustige de la sorte Harald Szeemann “montant” la Documenta de Kassel dont il est alors le curator invité […]. Ce que pointe de concert le Français, plus largement, c’est le début d’une culture de l’assujettissement réglée par l’institutionnalisation du champ artistique. Et son inévitable conséquence en termes commissariaux11 11 - Ibid., p. 6.. » Mais Ardenne ne voit pas que cette institutionnalisation n’est en rien une forme de soumission, mais le seul moyen pour les artistes de proposer à ce moment-là un art qui ait une efficience critique. Le meilleur exemple est certainement le cas de Buren lui-même. Si sa critique du commissaire-auteur a fait date, c’est parce qu’elle a été énoncée de l’intérieur de l’institution Documenta. Qui, à l’époque, a noté que Buren procéda à un affichage sauvage dans les rues de Berne à l’occasion de Quand les attitudes deviennent forme… (à laquelle il n’avait pas été convié par Szeemann) pour condamner les œuvres qui se compromettaient avec l’institution ? Le Buren de 1969 croyait encore que l’art dans la rue pouvait dans le même mouvement révéler et dénoncer au passant-spectateur les stratégies de domination, ce que le Buren de 1972 ne croit visiblement plus. C’est en effet l’un des paradoxes de l’art contemporain que son effet critique soit inséparable de l’institution qui le diffuse. Cette critique est entre autres possible grâce au rôle du commissaire qui, en mettant en scène sa propre subjectivité – ses « obsessions » pour reprendre une expression de Szeemann –, permet au débat et à la polémique d’avoir lieu. Le propre du commissaire est bien de s’exposer, comme le lui reprochait Buren en 1972, mais de s’exposer aux deux sens du terme : il s’expose en exprimant sa subjectivité d’auteur par la sélection et l’agencement des œuvres, mais il s’expose également à la critique, pour le meilleur et pour le pire, en donnant un visage à l’institution. Ce n’est qu’à cette condition que l’art contemporain peut fonctionner, lorsque le responsable des expositions (peu importe qu’il soit directeur de musée, conservateur ou commissaire indépendant) s’engage et expose ouvertement ses options esthétiques. C’est précisément ce que Szeemann a été l’un des premiers à comprendre avec quelques autres commissaires (K.G. Pontus Hulten de Stockholm, Edy de Wilde d’Amsterdam, Flor Bex d’Anvers), comme il a eu l’occasion de l’écrire à de nombreuses reprises : « il a été démontré que les institutions les plus vivantes sont dirigées par des personnes qui prétendent que seul leur subjectif deviendra finalement le plus objectif12 12 - Harald Szeemann, « Le musée des obsessions » (1974-1979), dans Écrire les expositions, Bruxelles, La lettre volée, 1996, p. 40-41. ». C’est selon nous une des raisons pour lesquelles Harald Szeemann a aujourd’hui très largement éclipsé dans l’histoire de l’art contemporain la figure de Seth Siegelaub, un autre commissaire phare de la fin des années 1960, qui a organisé des expositions comme Xerox Book,en 1968, ou January 5-31, en 1969, qui réunissaient pour la première fois les travaux des artistes conceptuels américains. Mais là où Szeemann revendiquait haut et fort sa subjectivité d’auteur d’exposition, Siegelaub adoptait une neutralité extrême en expliquant que : « tous les choix dans la prédétermination de l’exposition occultent la vue de la valeur intrinsèque de chaque œuvre d’art13 13 - Seth Siegelaub, « On exhibitions and the world at large », Studio International, déc. 1969, p. 202. [Trad. libre] ». Ce mythe de la transparence totale du commissaire pouvait se justifier dans le contexte de l’art conceptuel, mais on sait aujourd’hui que les médiateurs qui défendent l’impartialité et l’objectivité de leurs choix esthétiques sont très souvent ceux qui se livrent aux plus grandes manipulations ou qui proposent les événements les plus insipides. Face à ces maux, l’excès de subjectivité des commissaires-auteurs apparaît comme un péché véniel.

Daniel Buren, Jean-Philippe Uzel
Cet article parait également dans le numéro 72 - Commissaires
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