L’animal émoi

Un jour j’ai écrit, sans y penser : « Je suis dans l’animal émoi. » La phrase est sortie toute seule de mon stylo. Elle m’a paru étrange, par le sens, déjà, et par la formulation. Pourquoi pas simplement « dans un émoi animal » ? Et qu’est-ce donc qu’un émoi de ce type ? Mais l’inversion inusitée s’imposait, avec d’autant plus de force qu’elle faisait bifurquer le sens en m’amenant à percevoir également, en boucle, une conjonction : « Je suis dans l’animal émoi / Je suis dans l’animal et moi. » De la poésie ? me dis-je. Dans les deux cas, bien que la phrase soit correcte sur le plan grammatical, elle est lancinante dans son étrangeté même : il y a beaucoup d’animal en nous, c’est vrai, mais combien de fois arrive-t-il à « je », sujet humain, d’être dans l’animal ? La poésie, ou plus largement l’écriture expressive, tolère bien les écarts de ce genre, elle les cherche, même, et certainement les accueille. Ma phrase n’est pas grandiose, pourtant sa bizarrerie me donne à réfléchir : serait-ce que mon état d’esprit me rapproche plus, en ce moment, de l’animal que de l’humain ? Suis-je émue par l’animal, ou à sa façon ? À moins que j’éprouve mon être en deux endroits, en l’animal et en moi – auquel cas je me reconnais sans doute dans l’animal ? Est-il possible par ailleurs que je sois à l’intérieur d’un animal ? J’aime jongler avec les questions, mais si je tranche, adieu poésie, le sortilège est rompu… Tant pis, je dois savoir. Quand donc un humain se retrouve-t-il dans un animal ? La phrase pourrait avoir un sens littéral si je la tronquais, « Je suis dans l’animal », et si le « je » était avalé par l’animal, comme Jonas par la baleine ou Treadwell par le grizzli Pour l’histoire de Jonas, voir la Torah, le Nouveau Testament ou le Coran ; pour le grizzli, voir le film de Werner Herzog, Grizzlyman.. Ou encore, si le « je » trouvait un moyen de se glisser à l’intérieur de l’animal – comme dans le roman de Guy Vanderhaeghe Dans La dernière traversée, le personnage « creuse » un cheval et rampe à l’intérieur pour échapper à la tempête.… ou comme dans une coquille abandonnée. Une coquille ! Une exuvie, sans doute, mais peut-être aussi une faute de typo ? J’ai écrit « dans l’animal émoi », mais « l’animal et moi » ne cesse de me harceler, de s’agglutiner au sens de ma phrase, de l’enrober. Je suis donc là, et pas par erreur. Et si j’avais tout simplement voulu dire, comme Bataille, « Je suis un animal », mais que cette adéquation m’avait bouleversée ? (Pour un peu, on soupçonnerait l’effet de style.) Quoi qu’il en soit, la phrase n’est pas vide, elle tourne en boucle dans ma tête et je dois l’interpréter. Depuis la révolution darwinienne, l’humain ne doute plus de son animalité. Pourtant, beaucoup s’accrochent encore à l’idée que nous sommes distincts des autres animaux – que malgré nos liens évolutifs avec les primates, il existe un fossé infranchissable entre le « je « La préhistoire est cruciale pour l’histoire parce qu’elle “annonce le sujet, le ‘je’, elle annonce le ‘nous’” ». Michelle Kendall et Stuart Kendall citant G. Bataille (&OElig;uvres complètes, vol. 12, p. 421), dans l’introduction à leur traduction de The Cradle of Humanity: Prehistoric Art and Culture, New York, Zone Books, 2005, p. 16. » humain (le sujet, qui) et le « ça » animal (l’objet, quoi). Il y a les humains, et il y a le reste. Ou : la nomenclature, preuve de notre envergure. Une petite bribe de conscience de soi, d’organisation politique ou d’institution juridique, le langage articulé, et même la perversion font qu’il est impossible pour nous d’être de « simples » animaux. Nous sommes d’un seul tenant animaux et non animaux. Qu’y a-t-il alors dans « Je suis dans l’animal » pour me faire un tel effet ? L’incongruité de la phrase, avec sa construction suspecte et sa conjonction fuyante, joue un rôle évident dans mon questionnement. L’assimilation du sujet, « je », à l’animal, doit être figurativement évacuée ; d’où « émoi » au lieu de « et moi ». Mais oui : bien qu’il ait été établi, une fois pour toutes, que « je suis un animal », je ne suis pas non plus tout à fait comme les autres animaux. L’histoire le prouve amplement. Tout se passe comme si les humains formaient une masse, et les millions d’autres espèces, une autre masse. Je les chasse de mon cadre de réflexion, mais je les ramène par camions entiers, sous forme de viande debout, essentiellement. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de moi en eux, dans ce cas ? Comment être dans l’animal et moi ? La conjonction « et » signale avant tout l’immédiateté – sur le modèle de Fiat lux et lux fuit : pas de décalage temporel, mais l’instantanéité de la parole en acte. Ce n’est pas « d’abord dans l’animal, puis dans moi », mais simultanément « dans l’animal et moi », « dans moi-et-l’animal », ensemble, dans un ordre parfaitement réversible, sans rupture – comme la face unique d’un ruban de Möbius. La position de ce qui me représente, « moi », après plutôt qu’avant l’animal n’est qu’une politesse de la langue. L’enfant qui dit « moi et X », d’ailleurs, l’affirme candidement – ce n’est pas naturel. Or, c’est la langue même, par le caractère nécessairement consécutif des phonèmes, qui pousse les humains à s’extraire de la simultanéité, à se positionner « hors », au lieu de s’inscrire « parmi » la grande famille animale. Ils en ont volontairement oublié leur continuité, leur contigüité avec les animaux, le lien qui les unit. Ils ne voient plus l’animal en eux, ni eux-mêmes en l’animal. Au sujet de la généralisation du terme « animal » pour désigner tout ce qui se trouve en dehors de l’humain (ces créatures carencées qui ne connaissent ni le langage, ni la rationalité, ni la conscience, ni l’Être, et ainsi de suite), Jacques Derrida souligne l’ironie du « je », ce fourretout, pronom plutôt que nom propre, qui désigne la généralité de l’humain. N’importe qui peut occuper la place du « je » : « Au croisement de ces deux singularités générales, l’animal (l’animot) et le “je”, les “je”, repartons de ce lieu où dans une langue un “je” dit “je”. Singulièrement et en général. Cela peut être n’importe qui, vous ou moi. Que se passe-t-il alors ? Comment puis-je dire “je” et que fais-je alors ? importe une psyché dans la pièce. Là où quelque scène autobiographique s’aménage, il y faut une psyché, un miroir qui me réfléchisse nu de pied en cap Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, « L’animal que donc je suis (à suivre) », Paris, Galilée, p. 76.. » Je dis « je », un embrayeur employé par tous les êtres humains pour se désigner eux-mêmes, pour se convaincre de la singularité homogène de ce qu’ils voient dans le miroir. Cette fiction fonctionne comme le « et » de la simultanéité : l’&oelig;il saisit un tout, un « je » unifié à la surface du miroir. Et pourtant, le pronom « je » est peuplé de tant d’autres êtres, il porte dans son ADN tant de traces de l’évolution des créatures, qui mutent et qui migrent vers différentes parties de la double hélice – tant d’animalité latente… Nous avons tous en partage cet ADN ancestral. Et chacun de ces « je », là, en train d’ingérer tant d’animaux – quoique de races monocultivées, soigneusement sélectionnées –, de voler leur essence nutritive et de chier les surplus, protéine sur protéine, chaine d’ADN sur chaine d’ADN. Asservis à la vie. Pour en revenir aux termes de notre conjonction imparfaite (« l’animal et moi », deux éléments simultanés, que le langage par nature ne peut présenter comme tels), c’est une représentation truquée, un faux-semblant. Ils mettent en scène une inégalité : le premier terme et le second, le faible suivi du puissant, de celui qui décide du rang (car « moi », c’est en fait « je »). L’un qui énonce, l’autre qui est énoncé, le dernier est en fait le premier. L’ordre sémantique reflète l’asservissement. Dans les langues indo-européennes, le sujet s’énonce habituellement en début de phrase, et l’objet à la fin. Dans la coordination, le « je » dissimule son pouvoir sous une fausse humilité, le « moi » objet, il cède le premier rang dans l’énoncé, tandis que l’autre, « hors je », s’entasse avec les milliards de créatures indistinctes qui ne disposent pas d’elles-mêmes – aux dires de l’humain, du moins. Seul le sujet humain possède les créatures, les nomme et s’engraisse sur leurs dos. Selon Akira Mizuta Lippit, l’animal réside encore au fond de l’inconscient. Et selon Lacan, l’inconscient nait de l’extérieur – il est d’abord dans l’autre, et par extension dans l’animal, avant d’être intériorisé par chaque individu au cours de son développement. La possession du « je » par le « je » est toujours postérieure, elle est apparence de possession, en fait. Nous incorporons l’inconscient, qui comprend déjà le « je ». L’animal a donc fini par incorporer notre inconscient, lui aussi, et la boucle est bouclée. Pas surprenant que nous partagions un si grand nombre de symptômes… Les humains se reconnaissent seulement quand ils regardent l’animal, pas quand ils se voient dans le miroir. Le bébé ne se reconnait pas spontanément dans la glace ; il lui faut un certain nombre de rencontres pour apprendre à percevoir ce reflet comme étant le sien, comme étant lui-même. Peut-être que l’humain se reconnait d’abord dans l’animal et que, comme le suggère Derrida, la « honte » de notre animalité perdue se révèle sous le regard de l’animal « ’expérience originale, une et incomparable de cette malséance qu’il y aurait à paraitre nu en vérité, devant le regard insistant de l’animal, un regard bienveillant ou sans pitié, étonné ou reconnaissant. C’est comme si j’avais honte, alors, nu devant le chat, mais aussi honte d’avoir honte. Au centre optique d’une telle réflexion se trouverait la chose – et à mes yeux le foyer de cette expérience incomparable qu’on appelle la nudité. Et dont on croit qu’elle est le propre de l’homme, c’est-à-dire étrangère aux animaux, nus qu’ils sont, pense-t-on alors, sans la moindre conscience de l’être. » Ibid., p. 18. ? Nous nous reconnaissons dans l’animal… Giorgio Agamben tient un propos semblable quand il affirme que les humains se développent avec la machine anthropologique : « Homo sapiens n’est donc ni une substance ni une espèce clairement définie : c’est plutôt une machine ou un artifice pour produire la reconnaissance de l’humain. est une machine optique constituée d’une série de miroirs où l’homme, s’il s’y regarde, voit son image toujours déjà déformée en traits simiesques. Homo doit, pour être humain, se reconnaitre dans un non-homme Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Paris, Rivages, 2002, p. 46. » En pleurant la mort massive des animaux – animaux industriels, animaux sauvages et tout le spectre entre les deux –, j’en suis venue à ressentir une plus grande sympathie pour ceux que nous avons exclus de nous-mêmes. Même si je sais seulement que nous avons la souffrance en commun et que souvent, eux sont nés pour souffrir davantage. En contrepartie, j’en suis venue à penser aux humains comme à une masse d’« humanité » construite sur le fantasme et la vanité, qui engloutit la planète comme si c’était un buffet de ressources naturelles. Je me trouve en pingpong à projeter sur les animaux une innocence factice : c’est parce que j’ai été gardée à l’écart du monde animal que j’ai pu idéaliser leur existence. Mais même cet amour des animaux est un fantasme que je me suis créé par en dedans, en les tenant à distance au-dehors. J’étais tombée dans un piège. La chose même que je haïssais chez les humains – la destruction qui assure la suite de la création – était sans doute aussi dans ce que j’avais nié chez l’animal : l’instinct qui pousse à tuer pour survivre. Et pourtant… La technologie nous a permis d’instrumentaliser le monde et d’en faire une chose, de telle sorte que rien en lui ne soit coextensif à notre être. Et elle est justement là, la différence avec les animaux, dans cette discontinuité, cette réification profane du tout au profit du « je ». Je réalise que je dois maintenant extraire l’animal idéalisé, et trouver la place de « je », de « moi », hors de la syntaxe. Ce « je » doit apprendre à vivre ; en travaillant au sein de l’espèce qui est la sienne, l’espèce humaine, il doit s’efforcer de changer ce qui cloche dans le monde qu’elle a construit – à son image seulement. Si suffisamment de « je » acceptent de reconnaitre la simultanéité du « et » et d’éprouver l’animal émoi, « l’animal-et-moi », ce sera sans doute un grand pas vers la reconnaissance de notre entremêlement avec le vivant. Dans les systèmes de croyances animistes amérindiens, selon l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, tous les animaux étaient jadis humains. Au contraire de la pensée darwinienne, qui montre que les humains ont été des animaux parmi les animaux, ces systèmes de croyances supposent que les animaux ont été des humains parmi les humains. Ce sont les animaux qui ont changé, pas nous. De ce point de vue, l’humain est encore dans l’animal. L’animal et moi ne formons qu’un, puisque nous sommes apparentés, interconnectés. N’est-il donc pas possible qu’il puisse se trouver, dans ce vaste continuum d’animalité, des animaux non humains qui pensent subjectivement, qui ont conscience d’une première personne du singulier, d’un « je » ? Je suis dans l’animal émoi. Je suis dans l’animal et moi. La magie est rompue, mais l’animal et moi, nous demeurons semblables. Traduit et adapté de l’anglais par Sophie Chisogne Marina RoyMarina RoyMarina Roy

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