Comment se représenter au juste Les murs du feu, titre de la récente intervention de l’Action terroriste socialement acceptable (ATSA) ? En principe, on imaginerait non pas les murs du feu, mais plutôt des murs abattus par le feu, parce que le feu, justement, se joue des murs qu’il rencontre … Grâce à cet oxymore implicite qui, en lui, lie l’unité fondamentale de l’abri construit à un élément éminemment destructeur, la métaphore de ce titre reste mouvante: on n’arrive pas à la fixer dans une signification stable, à la résoudre par une interprétation certaine, ce qui n’est pas le cas, par exemple, d’un trope comme le « mur du son », devenu expression consacrée dans le langage courant, et auquel je ne peux m’empêcher de penser quand je lis les « murs du feu ». Les murs du feu/le mur du son : l’association d’idées paraît insolite, puisque ce projet de l’ATSA regarde plutôt vers le passé, cherchant moins à percer une frontière technologique fantasmée (la vitesse supersonique) qu’à proposer un exercice de remémoration de l’histoire.

Pourtant, l’événement Mémoire vive, dans lequel ce projet s’insère, a précisément pour objectif de raviver la mémoire, de lui donner une actualité et une urgence qu’elle n’a pas d’ordinaire, et, à cet égard, les incendies dont l’ATSA a choisi de traiter sont un prétexte heureux. Car pour leur participation à Mémoire vive, Annie Roy et Pierre Allard se sont faits historiens : les petites boites vitrées qu’ils ont disséminées le long du boulevard Saint-Laurent relatent, par le biais de textes, de photos, de coupures de journaux et d’objets d’époque, une série d’incendies ayant eu lieu du 19e siècle à nos jours sur la Main, depuis l’avenue du Mont-Royal jusqu’aux abords du quartier chinois, avec quelques arrêts sur la rue Sainte-Catherine. Sous la forme d’un parcours urbain que le passant découvre à la manière d’invites à la digression, voilà autant d’échappées sur l’histoire locale de Montréal où sont évoqués au passage le légendaire quartier du Red Light et des spectacles des années 1930-1940, les manufactures de textiles au nord de Sherbrooke, les ravages successifs des incendies, le développement de l’infrastructure de la ville et des techniques de lutte contre le feu, entre autres sujets1 1 - L’inauguration de ce parcours donnait lieu, le 9 août 2002, à une fête et à des activités d’animation sur un vague de la rue Sainte-Catherine, avec visite d’un ancien camion de pompier, projection de vidéos et kiosques reconstituant l’ambiance de la belle époque du Red light, et notamment l’incendie ayant détruit l’American Spaghetti House en 1959. Bien que cet événement soit partie intégrante du projet de l’ATSA, je me concentrerai ici sur la partie plus « permanente » des boites d’alarme comme telles.. Tout en étant des présentoirs d’information, ces objets s’intègrent au paysage urbain par le biais d’une certaine mise en scène : ils sont fixés aux lampadaires et reprennent la forme des anciennes « boites d’alarme » qui parsemaient autrefois les rues de Montréal2 2 - Par leur fonction documentaire et leur esthétique de la reconstitution, elles peuvent aussi rappeler les caissons que Françoise Sullivan avait installés le long de la rue Sherbrooke pour Corridart, tout juste avant le démantèlement des oeuvres..

L’incendie peut sembler un prétexte surprenant, certes, mais il est tout à fait heureux pour raconter une ville comme Montréal, lorsqu’on sait le grand nombre de feux qui ont ponctué son histoire3 3 - L’artiste Marc Cramer, dans un tout récent documentaire sur L’affaire Corridart, confie son désarroi d’Européen, lors de son arrivée au Québec, devant la fréquence des incendies à Montréal.. Et puis, comment oublier que le Centre d’histoire de Montréal, quartier général de l’événement Mémoire vive, est lui-même une ancienne caserne de pompiers ? Mais, de façon plus profonde, ce thème, dans un événement comme Mémoire vive, n’est pas fortuit. Le feu est en effet intimement lié à l’Histoire elle-même : désastre majeur, il marque la mémoire collective par sa violence aveugle, sa force destructrice et aussi, justement, par la rapidité avec laquelle il est capable d’effacer ce qui rend possible l’histoire même : la pérennité des ouvrages humains, la préservation des documents qui en assurent la mémoire (pensons à ces « traumas » de l’histoire universelle que furent l’anéantissement de la légendaire bibliothèque d’Alexandrie ou le grand incendie de Londres, qui ravagea la majeure partie de la ville en plein 17e siècle). Curieux télescopage : si l’invention du feu marque une étape inaugurale dans le récit des origines de l’humanité, l’incendie, en tant que déchaînement des éléments, est ce qui a de tout temps rappelé à l’humanité sa condition précaire.

la découverte des Murs du feu a d’ailleurs pour effet de nuancer le sentiment de pérennité avec lequel le citadin contemporain perçoit habituellement l’environnement urbain. Alors que celui-ci est vécu comme l’assise stable de la quotidienneté de nos habitudes, de nos projets et de notre accoutumance à la ville, le décor de la rue, considéré à long terme, se révèle en fait sujet à de constantes modifications décidées par édiles et promoteurs, mais parfois aussi forcées par les circonstances.

Il faut à cet égard saluer la pertinence et l’efficacité d’une intervention qui donne beaucoup à voir, à lire et à connaître, de même que la justesse des moyens utilisés pour la réaliser et de son intégration dans le tissu urbain. S’adressant au passant, pour ainsi dire, à même l’immédiateté de la rue, ces boites peuvent être appréciées tant par le spectateur prévenu que par le passant occasionnel ou le touriste (il y a fort à parier que certains ont pu les prendre pour d’authentiques bornes didactiques …). À l’instar de plusieurs autres travaux présentés lors de Mémoire viveLes murs du feu permettent au Montréalais de visiter sa propre ville, de la découvrir comme un touriste peut le faire (par exemple, il faut bien se prêter au rite de la promenade en calèche si on veut voir in situ les couvertures d’Ani Deschênes !).

Entre document et monument

Il peut être intéressant de remarquer que ces boîtes d’alarme impliquent un va-et-vient constant – et ambigu – entre la vocation didactique des documents reproduits et la dimension rhétorique des objets et débris divers qui, disposés sur le rebord intérieur, participent à la fois de la nature morte et de la reconstitution d’ambiance. Si les textes, les articles de quotidiens et les photographies expliquent et racontent le désastre, ces objets, eux – bouts de bois calcinés, fils, chaussures, parures, etc. – , témoignent de l’événement, à la manière de décombres provenant de l’incendie (c’est d’ailleurs pourquoi ces boîtes, en donnant à voir ces vestiges sous verre, évoquent des châsses). Ils complètent ainsi les documents en connotant le passé désuet, la violence du feu, en suggérant aussi les activités caractérisant le quartier qui fut le théâtre de l’incendie (bouteilles de bière, parures dans le Red Light, fils pour les manufactures de textiles,etc). Ces objets, à la fois indices et éléments de mise en scène, tout en attestant des événements racontés, comme des natures mortes poignantes ou dérisoires, appellent le regard affectif de la nostalgie face à une époque révolue, à des moeurs ou des activités économiques tombées en désuétude. On pourra déplorer que ces compositions versent parfois dans une illustration assez littérale du thème du passé, avec ressort nostalgique à la clé, mais la justesse du dispositif l’emporte largement sur cet aspect plus faible qui, on doit le dire, peut être motivé par la stratégie d’adresse aussi large que possible de cette intervention inscrite dans l’espace public.

À vrai dire, cependant, la coupure entre document et illustration n’est pas si marquée: les photographies d’époque ou même les pages de quotidiens, d’autant plus si elles sont anciennes, apparaissent aussi comme des artefacts issus du monde même dont elles racontent un épisode. On aperçoit une page du défunt Montreal Star, on s’étonne devant la typographie désuète de la Gazette des années 1870, devant les tournures idiomatiques du style journalistique d’avant-guerre, on remarque qu’autrefois, les conseillers municipaux s’appelaient des « échevins », ou bien on s’arrête aux enseignes commerciales, aux chevaux dans les rues, etc. : tous ces éléments mineurs ou périphériques au propos se mettent à faire signe, à captiver, à entretenir et à relancer l’attention de l’observateur. Fascinant à cet égard est le leitmotiv de l’enchevêtrement dramatique des boyaux courant sur la chaussée que l’on remarque dans les photographies. Il en résulte le sentiment de regarder la ville dans le sens d’une épaisseur véritablement temporelle, d’une plongée dans le passé, d’autant que, parfois, un site a pu subir plus d’un incendie, si bien qu’on circule d’époque en époque.

Tout en flirtant, par la vocation documentaire et l’ancrage in situ de leur projet, avec la mise en valeur du patrimoine et les multiples dispositifs d’interprétation touristique (parions d’ailleurs que maint touriste a pu examiner ces boîtes), l’ATSA évite de réduire son discours à la seule célébration festive du passé. Le ton est personnel, engagé, voire polémique; il ne présente nullement la lisse neutralité didactique du panneau d’interprétation patrimoniale; il prend le spectateur à témoin d’observer, de s’informer, pour mieux apprécier ou au contraire pour s’insurger contre telle aberration ou irrespect infligé au paysage urbain.

On est loin d’une consécration per se du passé (et par là le présumant réparé, supposant le présent indemne, épargné de ses vicissitudes), encore moins de son enrôlement dans l’euphorie forcée de ce que Philippe Muray appelle la civilisation « hyperfestive4 4 - Voir les textes parfois… incendiaires parus dans la Revue des deux mondes et rassemblés dans son livre Après l’histoire, Les Belles Lettres, Paris, 1999. », mais plus proche d’un éditorial urbain, d’un vigilant exercice de mémoire. L’intérêt des Murs du feu va donc bien au-delà du seul cours d’histoire livré in situ; non seulement l’ATSA prend-elle position à l’égard de telle ou telle reconstruction jugée de mauvais goût et faisant fi du patrimoine et de la beauté du lieu, dénonçant par exemple l’installation prochaine d’un Provigo, avenue du Mont-Royal, à l’endroit même où jouèrent les Canadiens dans un ancien aréna, mais plus largement, elle incite le visiteur à lever la tête vers les façades et les étages, à s’approprier par le regard le paysage vertical, si on peut dire, de la ville, pour y apprécier l’expression de styles, de modes de vie, de valeurs diverses; à observer la ville vécue, donc, comme un palimpseste où pointe la survivance d’époques mêlées. Les textes pointent ainsi les défauts et tes aspérités, ils accusent ou ils déplorent autant qu’ils relèvent les sites d’intérêt; ou prennent plaisir à révéler tel ou tel aspect de la vie autrefois, au nom d’une sensibilité toujours personnelle – et la subjectivité assumée du point de vue est précisément ici ce qui donne sa résonance et son poids au propos.

C’est que Les murs du feu ne racontent pas la ville à partir d’un surplomb désincarné, mais semblent plutôt en sourdre comme une des voix parmi d’autres qui en constituent l’étoffe, et s’adresser au passant dans un échange qui n’engage pas seulement son statut de sujet cognitif, mais aussi sa conscience éthique de citoyen. L’ATSA s’adresse à lui comme à un interlocuteur qui est partie prenante d’une communauté d’intérêts pressentie; elle ne relate pas au passé simple une histoire close, écrite pour de bon et inoffensive, mais prend à témoin le passant d’une histoire qui continue d’avoir lieu sous ses yeux, et continue de modeler le lieu actuel d’où on l’observe.

Par ailleurs, considéré du point de vue des pratiques d’interventions urbaines, leur projet a ceci de particulier qu’il oriente l’attention vers la ville présente, l’état des lieux tel qu’il se donne à voir au présent; car la relation du passé, donnée à voir et à lire in situ, est toujours de quelque manière rapportée au présent, ne serait-ce que par les repères que constituent les carrefours ou les adresses où se sont déroulés les événements racontés.

L’une des leçons à prime abord surprenante qu’on peut tirer de ce projet, est que le feu n’est peut-être pas la pire violence faite à la ville ou l’élément le plus destructeur de son tissu humain : plus insidieuses paraissent la négligence, la myopie des pouvoirs publics, l’avidité des intérêts privés ou mercantiles. Rien qu’on ne savait déjà, à dire vrai : mais le mérite des Murs du feu est de nous en fournir un témoignage inédit, de rappeler l’ancienne blessure sous la cicatrice.

Une manoeuvre introvertie?

Le travail de documentation et d’interprétation réalisé par l’ATSA ne se réduit pas au seul manichéisme de cette équation. L’ « acte d’accusation » coexiste avec la stimulation d’ordre esthétique, et voisine avec la suggestivité poétique de bien des rapprochements qui s’opèrent par l’information, les photographies, la narration. Il y a là une ouverture salutaire qui laisse toute la place à l’autonomie du geste artistique.

À cet égard, ce qui étonne dans ce projet est sa relative discrétion par rapport aux interventions antérieures de l’ATSA (cela, en dépit du fait que la soirée d’inauguration du 9 août fut l’un des moments les plus médiatisés de Mémoire vive) . Plutôt qu’une place publique occupée et transformée de façon ostensible (la Place des arts pour la Banque à bas ou le camp de réfugiés; le terrain vague coin Clark et Sherbrooke pour le Parc industriel) : un mobilier urbain relativement discret installé dans la rue, plutôt qu’une activité communautaire dynamisant l’agora, donnant voix, feu et lieu à un groupe victime (réfugiés, sans-abri, jeunes de la rue, etc.) ou abordant un problème comme la surconsommation et le gaspillage (Parc industriel); un dispositif didactique qui n’interpelle le passant qu’à une échelle proxémique et quasi intime, plutôt qu’un message dénonciateur et militant, une prise de parole ouverte à de multiples enjeux. Cela montre, s’il en était besoin, la capacité d’adaptation du duo à des contextes variés de production et d’intervention.

Et pourtant, malgré ces différences, Les murs du feu s’inscrivent dans le droit fil des préoccupations de l’ATSA. Leur cause, car il en est une dans ce projet aussi, est bien la défense du patrimoine bâti et, au-delà de lui, l’éveil à l’importance du tissu communautaire dont les incendies, par leur potentiel destructeur, montrent toute la vulnérabilité. Il s’agit encore d’interpeller le citoyen, de héler le citadin dans son espace de vie, de l’inciter à regarder autour de lui, à déchiffrer, comme les auteurs l’ont fait avant lui, le scénario politique implicite des transformations de l’architecture et des métamorphoses de l’urbanité; il s’agit encore de prendre position, de dénoncer, d’alerter (voilà que la fonction des boites d’alarme retrouve donc une actualité nouvelle !) le citoyen des déprédations aveugles ou de l’insensibilité de l’entreprise privée à l’égard du patrimoine et des valeurs des communautés locales; de prendre à témoin, donc, le spectateur, le passant, le travailleur, le touriste ou le résidant, non seulement de l’importance de l’histoire et de la nécessité de la faire nôtre, mais aussi du fait que celle-ci habite, aussi précairement que nous, les lieux du présent, et qu’elle est, elle aussi, à protéger.

En ce sens, la dimension artistique de ces boîtes à incendie, de même que la fonction didactique du dispositif, demeurent, comme dans toutes les interventions du duo, au service d’une cause. La réussite des Murs du feu réside, à mon avis, dans la pertinence de cet engagement citoyen, mais aussi dans l’équilibre fécond avec lequel l’ATSA a concilié ces deux aspects, donnant une autonomie respective partagée au politique et à l’esthétique.

Ani Deschênes, Annie Roy, ATSA, Patrice Loubier, Pierre Allard
Cet article parait également dans le numéro 47 - Autour de Mémoire vive
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