La vidéo du Québec n’a jamais parlé directement du 15 novembre 1976 ni du référendum de 1980. Elle se situe ailleurs, dans un espace où la résistance symbolique se trouve un refuge en marge du système, comme une fenêtre sur la cour intérieure des choses1 1 - Claude Forget, Un animal sauvage (la vidéo) : traversées du discours et mémoires volées. Les dix premières années du Vidéographe. 1971-1981, feuillet d’exposition, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, du 6 décembre 1990 au 20 janvier 1991..

La vidéo d’auteur, tant au Québec qu’au Canada, est née à la fin des années 1960 dans les grands centres urbains, à travers un réseau de distribution indépendant des institutions (revues parallèles, centres autogérés, etc.). Au Québec, celle-ci fut marquée par la création de Vidéographe, un centre de production, de distribution et de diffusion vidéo qui a contribué, avec d’autres lieux de création, tels que Vidéo-Véhicule (PRIM), Coop Vidéo, Vidéo Femmes, Groupe d’intervention vidéo, à cautionner tant le médium que les pratiques alternatives qui s’y rattachaient. Encouragée par le vent contre-culturel et de liberté qui soufflait sur l’époque, la vidéo était considérée comme un instrument de changement et d’affirmation identitaire mais, également, comme un outil de propagande ancré dans le rôle formateur des individus qui ont utilisé le médium à des fins multiples.

En regardant cette décennie de plus près, on remarque que le Québec a été le théâtre d’une vaste appropriation du réel. Le mouvement idéologique et esthétique important amorcé au milieu des années 1960, auquel participeront les vidéastes indépendants, repensera le statut social de l’art et la relation entre la science et la technique. De nombreuses productions vidéographiques québécoises mettent en scène des sujets qui deviennent récurrents par leur urgence : les luttes syndicalistes; le pacifisme et l’émergence d’une conscience écologique; les conditions de travail des ouvriers; les portraits d’hommes politiques; l’implantation du réseau éducatif et des garderies; la gérance des coopératives d’habitation en milieu urbain; les débats sur la question nationale; l’oppression idéologique des pays sous-développés; la vie en commune; le mouvement hippie…

C’est dans ce terreau fertile (dont plusieurs composantes sont aujourd’hui réactualisées par les crises que traversent nos sociétés contemporaines) que se dessineront des thèmes qui se distanceront du réel pour traverser le champ de la fiction, de la manipulation technique, de l’empirisme et de la subjectivité.

Si la vidéo est un outil – selon une des définitions qu’en donne André Leroi-Gourhan, « un objet fabriqué qui sert à agir sur la matière » – , on pourrait dire que cette matière (abstraite) sur laquelle la vidéo travaille et réfléchit constitue une réalité. Et cette médiatisation au monde se fait par le biais du moniteur vidéo qui agit comme un reflet dédoublé, puisque la capacité technique du médium est de renvoyer immédiatement à son utilisateur l’image qu’il vient d’enregistrer.

Le dispositif spéculaire de la vidéo va ainsi conduire certaines pratiques artistiques à reproduire le réel à travers la rhétorique du documentaire afin de réinvestir et de redistribuer, pour mieux les analyser, les propriétés économiques, politiques et sociales du réel. La vidéo sert alors de miroir, et son processus comme son dispositif l’invitent à cette valeur d’usage qui était, dans un premier temps, d’utiliser le film dans un contexte de production et de distribution. Le documentaire est partie prenante d’une histoire sociale en procès. La vidéo est un outil d’intervention, d’analyse et de travail (Robert Forget) qui tient à formaliser une réalité soumise aux diktats d’inégalités plurielles. A travers l’utilisation démocratique de l’équipement portapak noir et blanc et la domestication de cette technologie dès les débuts de l’histoire de la vidéo, le documentaire vient s’inscrire dans la continuité du legs cinématographique et de la tradition du direct, ainsi que dans une stratégie politique : le contrôle des moyens de production et de diffusion personnels pour transgresser le discours cinématographique et télévisuel dominant.

Plusieurs artistes de cette décennie se considéraient donc sur le front gauche de l’art, engagés dans une guérilla individuelle ou dans des mouvements de groupe, guérilla entendue dans le sens d’érosion des structures dominantes par des pressions idéologiques et clandestines multiples. Certains d’entre eux étaient entraînés dans les courants fluctuants que furent le féminisme, la contre-culture, la pensée marxiste, le nationalisme pour repenser la substance du contenu et de la forme afin de théoriser, à des niveaux technique et conceptuel, l’écriture vidéo. Leurs démarches venaient donc refléter et réfracter des préoccupations que l’on associe à diverses modalités : intervention et autogestion; communautarisme; partage des connaissances et des ressources; conscience de soi; expression de l’imaginaire et des affects. Au discours informé par des exigences et des utopies collectives, politiques et culturelles s’articulera, en l’espace d’une décennie, une prise de parole individuelle, médiatique et performative. Ainsi, les vidéastes se sont empressés d’écrire avec ce médium souple une histoire se modifiant rapidement et constamment sous leurs yeux. L’urgence notamment d’en préserver les traces mnémoniques, comme les possibilités techniques en devenir qui s’offraient à eux, impliquaient une esthétique du direct et de sa vision frontale des choses. Une bande sonore rudimentaire, une narration pure débarrassée d’effets de style, la présence des gens venaient relayer un message phatique qui insistait notamment sur la transmission de l’information : là, le récit (mise en place des personnages, de l’action, du déroulement des scènes, de l’unité de temps et de lieu, etc.), l’histoire et ses énoncés factuels, la narration directe l’ont positionné en tant que médiateur privilégié dans la tradition du cinéma vérité.

Ce constat découle de la vision monoculaire et réductrice que l’on a tendance à porter sur la vidéo des années 1970. Celle-ci serait ainsi soumise à l’hégémonie de la rhétorique documentariste et à sa pseudo fidélité au réel dans la continuité du legs de l’Office national du film du Canada (ONF) où l’on assiste, à partir des premières recherches magnétoscopiques stigmatisées par la démocratisation des ondes, à des expériences de câblo-diffusion et de lutte à la pauvreté endossées par le Groupe de recherches sociales (GRS), auxquelles succèdera une réflexion sur les possibilités techniques et idéologiques de la bande demi-pouce à travers le programme Société Nouvelle/Challenge for Change. Aussi, la vidéo est considérée comme une médiatrice entre les différents intervenants professionnels et amateurs. Ce constat a généralement masqué sa valeur esthétique qui s’est accomplie dans plusieurs oeuvres expérimentales, notamment au plan de la narration, de la décennie.

En effet, malgré cette prédominance du documentaire sur d’autres formes expressives du langage vidéo et des préoccupations essentiellement d’ordre technique et exploratoire, les stratégies narratives des récits fictionnels, d’essai et performatifs ont été à l’origine d’oeuvres incontournables réalisées entre 1971 et 1980. Pensons à des auteurs tels que Pierre Falardeau avec sa bande Continuons le combat, Jean-Pierre Boyer avec Mémoire d’octobre et Marshalore avec You Must Remember This, pour ne nommer que ceux-là, et qui vont jouer un rôle important et dynamique sur les plans social et esthétique, d’abord en oeuvrant au sein d’organismes qui feront surgir des expériences fortes et des démarches accomplies, mais aussi en participant à la mise en place d’une « narrativisation » des traces vidéographiques.

En déroutant cette technique de la caméra à l’épaule et de la captation live du réel, ces auteurs ont démontré que la vidéo a la capacité de se diriger aussi vers l’essai, de mélanger les sources, qu’elles soient littéraires, historiques, plastiques, télévisuelles, d’introduire la fiction dans le documentaire (comme de nombreuses femmes le feront à l’époque pour sortir du carcan du réel), d’intégrer la performance et le corps dans l’image. Ils ont démontré, avec d’autres, que la vidéo pouvait transiter de l’information et de la communication qui la définissaient alors implicitement, par des processus artistiques et des formes conceptuelles dont on retrouvera des fragments tout au long des décennies suivantes.

Tout comme Pierre Falardeau et Jean-Pierre Boyer, qui restent proches d’une rhétorique filmique à travers l’utilisation subtile du potentiel technique de la caméra vidéo et du montage, Marshalore, par exemple, propose une expérience esthétique qui marque un tournant dans l’histoire de la vidéo au Québec. L’artiste assure ainsi la jonction avec les formes vidéographiques alternatives des années 1980. En effet, elle explore l’effet miroir de la vidéo (son autoréférentialité, Narcisse) en renvoyant au destinataire les modèles culturels et les contraintes sociales qui l’habitent et (ou) qui l’influencent.

Ces réalisateurs ont donc réussi à casser les formes narratives traditionnelles en introduisant des éléments de désordre dans la stricte linéarité du récit et de l’histoire. Ces éléments ont pris plusieurs formes discursives qui se situent dans/entre la poésie, la mémoire, la parole, le geste. La vidéo y est autant analysée dans son processus psychique qu’empirique, social que politique, artistique que conceptuel, pour aboutir à une guérilla magnétoscopique à la fois individuelle et collective. Les artistes ont ainsi brouillé les frontières entre les deux grands genres narratifs à l’oeuvre dans le cinéma puis dans la vidéo, en pliant le statut spéculaire du médium, à travers la simultanéité de l’enregistrement et de la diffusion de l’image, sur sa fonction spéculative, en jouant aussi bien avec la technique qu’avec la fonction pragmatique du médium.

Il ne faudrait alors pas évacuer cette dimension du langage vidéo des années 1970. Car, tout en étant tributaire du cinéma et de la télévision dont il tient à s’éloigner et à se différencier, il sera en ouvert aux arts plastiques et aux arts de la scène, s’appropriant aussi les sciences humaines : anthropologie, théories de la communication, histoire de l’art, sociologie, sémiologie et linguistique, philosophie, psychologie cognitive, etc… Cette irruption interdisciplinaire lui a permis, par ailleurs, de formuler ses propres codes visuels et narratifs à partir d’une iconographie déviante.

On peut y déceler également des affinités avec le médium photographique par exemple, dont les propriétés ontologiques et la nature indicielle ont favorisé ce passage fondamental d’une école du regard rompu aux expériences documentaires2 2 - Il suffit de penser au GAP (Groupe d’action photographique) et au projet Disraeli tenu en 1974 : les artistes voulaient gommer l’effet de distanciation entre le photographe et le sujet photographié. Ils rendaient ainsi la photo accessible aux gens de la région en l’exposant sur les lieux mêmes de sa diffusion. à une photographie plasticienne et conceptuelle (Suzy Lake, Charles Gagnon, John Max, Serge Tousignant, Bill Vazan… ).

Ainsi, au Québec, la vidéo est passée rapidement du statut d’objet de communication (documenter le réel) à celui d’objet de réflexion : réfléchir sur ce réel et, surtout, le subvertir. Dans les années 1980, les réalisateurs indépendants s’éloignent de la narrativité qu’endossait alors la présence de personnages ou des gens face à la caméra et se dirigent vers une recherche plus aboutie des stratégies techniques spécifiques, qui ressortent alors plus de l’ordre de la représentation et des influences de la technologie sur celle-ci. Ils misent sur d’autres rhétoriques liées à celle de l’image, du temps, du son, etc., pour forcer le narrataire à réfléchir sur les enjeux expérimentaux du médium. La vidéo des années 1980 sera également informée par le « je », la synthèse des discours féministes et minoritaires, la télévision et ses corollaires (vidéoclip, caméra de surveillance), la mémoire, les interactions entre le privé et le public, la poésie. Elle se nourrit de forces extérieures alors que de grands événements et des manifestations internationales en accélèrent la diffusion.

Puis, dans les années 1990, au Québec, où le réel comme substance et matériau de travail réapparaît dans de nombreuses propositions vidéographiques, on assiste et ce, simultanément, à une simplification volontaire de l’utilisation du médium et à une reformulation de son langage par les nouveaux médias. La narration y est plus présente à travers le retour sur soi, les liens avec l’environnement domestique, l’examen des rapports qui tissent l’individu à la famille, à son territoire affectif et à sa géographie sexuelle. L’humour, l’ironie, le politique, le corps en transit, représentent quelques figures de rhétorique de cette nouvelle narrativité, entre la sophistication iconographique et acoustique high-tech et le bricolage esthétique low-tech, rude, aux saisissants accents d’une quête de vérité toujours inaccessible et en train de se faire.

André Leroi-Gourhan, Marie-Michèle Cron, Robert Forget
Cet article parait également dans le numéro 46 - Un regard sur la vidéo
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