La prégnance du religieux

Sylvette Babin
Tour à tour répressive et réprimée à travers les époques, la religion provoque encore aujourd’hui de nombreux débats, incitant esse à réfléchir sur ses échos dans le champ des arts visuels. Dans ce contexte, nous avons volontairement contourné les questions du « spirituel dans l’art » ou de l’expérience du sacré pour nous attarder plutôt aux enjeux politiques, sociaux, philosophiques et esthétiques que soulève actuellement le religieux dans les pratiques artistiques. Que ce soit par la création d’oeuvres de fiction à caractère critique ou humoristique, par l’emprunt, la subversion ou l’amalgame des codes religieux, par des références directes ou symboliques, ou encore par la reproduction de certains rituels, les artistes dont le travail est mis en valeur dans ce numéro abordent le thème des religions par l’entremise de problématiques qui révèlent le caractère actuel de sa prégnance.

Dans le texte qui ouvre ce dossier, Boris Groys souligne que « toute religion constitue une représentation sociale et politique d’un non-savoir individuel et privé », c’est-à-dire qu’elle est basée sur une foi impossible à prouver puisque « Dieu et Sa volonté se situent hors du champ de la connaissance ». Traçant un parallèle entre la religion et la technologie, Groys rappelle que l’image numérique est construite au moyen de codes invisibles tout aussi intangibles et immatériels que Dieu, et, donc, que « son identité demeure une question de foi ». Le concept de foi se retrouve d’ailleurs, sous différentes formes, dans plusieurs des textes du dossier : une foi non confinée à son sens religieux, ni à celui de la croyance – dont il se distingue nettement, selon le philosophe Bruno Latour –, mais qui entretient également un rapport avec l’invisible et, par extension, avec l’immatériel. C’est l’occasion de revoir, sous un angle nouveau, de quelle manière la foi en l’image s’articule dans des oeuvres abstraites, en l’occurrence la foi en la relation qui unit les images et leurs référents supposés (Rosamond).

La notion de rituel est aussi abordée dans ce dossier, non pas dans la dimension sacrée ou exutoire qu’on lui attribue souvent, mais plutôt par l’exploration du mécanisme des gestes et des actes codifiés qui viennent en quelque sorte tracer le territoire de ceux qui les accomplissent (Desmet). Étant donné leur actualité médiatique, l’épineuse question territoriale de même que la problématique de l’affirmation des identités culturelles et religieuses auraient pu prendre une place importante dans un numéro portant sur les religions. C’est pourtant de façon très subtile qu’elles s’y inscrivent, par des pratiques qui, bien qu’empreintes d’un certain positionnement critique, démontrent également un désir de rapprochement interculturel et interreligieux. Le travail de Mehdi-Georges Lahlou, présenté en portfolio, propose un bel exemple de ce métissage des identités religieuses, culturelles et sexuelles.

Le dossier se conclut par un regard pénétrant porté sur les soubassements religieux de l’imaginaire contemporain. À cet égard, les artistes et les auteurs qui réfléchissent au présent révèlent que c’est encore, en partie, dans la pensée théologique que s’ancre notre rapport inquiet au temps, notamment par la réappropriation d’anciennes mythologies (la déesse Gaïa) ou à travers les thèmes de l’apocalypse et du paradis perdu, des notions qui traduisent certainement nos angoisses actuelles et les fantasmes collectifs auxquels elles se rattachent. Rappelons toutefois, à la suite de Bruno Latour dont les positions sont analysées dans le texte d’Erik Bordeleau, que le sens profond de l’apocalypse n’est pas nécessairement la catastrophe, mais « la certitude que le futur a changé de forme, et qu’on peut faire quelque chose ».

Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 83 - Religions
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